Les secrets de Nadal, champion à part: mimiques, bouteilles vides et mémoire des prénoms
Rafael Nadal tire sa révérence après plus de deux décennies sur les courts de tennis. En ayant fait l’unanimité et sans jamais avoir cassé, de rage, une raquette.
Lors d’une cérémonie de remise des diplômes à l’académie de tennis qui porte son nom en juin dernier, Rafael Nadal a prononcé un discours. Il y a évoqué une conversation avec son éternel rival et ami Roger Federer lors du tournage d’une publicité. Il était question d’héritage. «Nous étions heureux de la reconnaissance reçue pour nos palmarès, mais nous pensions qu’il était encore plus important que les générations futures se souviennent de nous comme de bonnes personnes. […] Je pourrais vous recommander d’être des influenceurs, mais je préfère le terme de leader. Les gens devraient vous considérer comme des modèles. Pas seulement parce que vous êtes de bons joueurs de tennis, mais aussi en raison de vos valeurs humaines.»
Ce message fait écho aux propos tenus par l’Espagnol dans une interview accordée au média sportif en ligne AS après l’annonce de sa retraite, le 10 octobre. «C’est en me sentant apprécié et aimé que j’éprouve le plus de satisfaction. J’ai toujours eu de très bonnes relations avec les personnes qui m’ont été proches tout au long de ma carrière, ainsi qu’avec les gens de l’ATP avec lesquels j’ai travaillé. J’en suis fier.»
C’est aussi le fil conducteur de nombreux compliments reçus du monde du tennis. Darren Cahill, entraîneur de renom, par exemple, a déclaré: «Rafa possède toutes les qualités humaines qu’on souhaite enseigner à ses enfants: gentillesse, respect, loyauté, générosité, éthique du travail…» «Nous savons tous à quel point Rafa était un bon joueur. Mais je me souviens surtout des leçons qu’il nous a données, à nous les jeunes joueurs, en tant que plus grand modèle de notre sport: comment se comporter, comment gérer ses émotions dans les situations difficiles, comment choisir les bonnes personnes autour de soi et comment rester humble malgré tous les succès», a témoigné Jannik Sinner, l’actuel numéro un mondial.
«Les exemples que vous avez eus dans votre enfance vous façonnent en tant que personne.»
Une Ferrari achetée, puis revendue
Tout au long de sa carrière, Rafael Nadal n’a cessé de répéter qu’il n’était supérieur à quiconque, qu’il s’agisse d’un adversaire ou d’un ramasseur de balles. Les anecdotes ne manquent pas. Ainsi, après avoir remporté son quatrième Roland-Garros en 2008, il demande l’approbation de son père pour acheter une Ferrari. Celui-ci lui accorde «mais seulement si tu gagnes aussi Wimbledon», lui répond-il. Ce qu’il fait, après une finale légendaire contre Federer. Il achète alors la voiture de sport. Qui prend vite la poussière dans le garage. Nadal l’a vendue peu de temps après: c’était un trop grand signe de richesse et de luxe, il ne pouvait pas le supporter: «Je me trouvais ridicule», écrit-il dans sa biographie.
La même année, le tennisman s’aperçoit, après un entraînement fatigant précédant l’US Open, qu’il a oublié une bouteille d’eau vide sur le terrain. Il interrompt alors immédiatement une interview avec deux journalistes, refait ses lacets et sprinte vers le court pour jeter la bouteille dans une poubelle. Le champion arrogant qui laisse les autres nettoyer son désordre est une image à laquelle il ne pouvait s’identifier, même au sommet de sa carrière.
A chaque tournoi, Nadal a aussi toujours mis un point d’honneur à retenir les prénoms de tous les membres du personnel –du cuisinier à l’agent de sécurité–,à s’adresser à eux par celui-ci et à les remercier personnellement un par un à la fin de la compétition. Lors d’interviews plus longues, il insistait également pour servir lui-même le café ou l’eau aux journalistes. Et si une séance d’autographes était ensuite prévue avec des enfants, il restait jusqu’à ce que chacun ait reçu le sien.
Au fil des années et des expériences, il est toujours resté respectueux. Non seulement envers les gens, mais aussi à l’égard de son matériel. En 22 ans de carrière professionnelle et plus de 1.400 matchs, il n’a pas cassé une seule raquette de tennis sur le court. Même l’autre gentleman, Roger Federer, ne peut en dire autant. Le Majorquin doit cette attitude à son oncle Toni, qui l’a entraîné dès son plus jeune âge et lui a appris à rester positif en toute circonstance sur le court. «Quand Rafa avait 6 ans, je lui ai dit que s’il jetait sa raquette, je ne l’entraînerais plus jamais. Il y a des millions d’enfants dans le monde qui n’ont pas les moyens de s’acheter une raquette. Il avait cette chance.» Dans son interview d’adieu à AS, Rafa a d’ailleurs souligné l’importance de son éducation: «Il est évident que chacun a son caractère, mais les exemples que vous avez eus dans votre enfance vous façonnent en tant que personne. J’ai toujours joué au tennis avec passion, parce que j’aimais ça, mais aussi parce que j’avais un grand sens des responsabilités et que j’essayais de faire les choses de la meilleure façon possible.»
Oser douter
Cette mentalité lui a permis de se détacher sainement de l’euphorie d’une victoire ou de la frustration d’une défaite. «J’ai toujours voulu être le meilleur. Du moins, j’ai voulu faire de mon mieux pour être le meilleur, surtout dans mon automotivation et mon autoamélioration.» Le palmarès, en revanche, n’a jamais été une obsession. Ou, comme Nadal l’a précisé un jour lors d’une autre interview: «Si vous ne savez pas perdre, vous ne pouvez pas aimer gagner, alors je dois accepter les deux.» C’est aussi pour cette raison qu’il n’a jamais considéré comme une malédiction les nombreuses blessures qui l’ont affecté tout au long de sa carrière. «Grâce à cela, j’ai appris à apprécier encore plus tous les moments positifs.»
Même s’il jouait parfois mal, le roi de la terre battue ne s’est jamais laissé dominer par ses émotions. Toujours et partout, il a gardé le contrôle de soi et la concentration, pour jouer chaque point avec la plus grande intensité. C’est pourquoi il s’en tenait également à ses rituels familiers: de la douche froide avant le match à la dégustation de ses deux bouteilles d’eau pendant les temps morts, en passant par sa routine gestuelle au moment du service. Il ne s’agit pas d’une superstition compulsive, mais d’un moyen de bloquer les pensées négatives et de se concentrer uniquement sur son tennis. Jamais il ne pensait trois coups d’avance. Uniquement au point suivant. Et lorsque le match se terminait, au match suivant, pas à la victoire dans le tournoi.
Tout ce processus mental pour trouver la tactique gagnante, en particulier dans les matchs où il était mené, est l’un des aspects les plus agréables du tennis pour Nadal. Les victoires en «remontada», avoue-t-il, lui procuraient plus de satisfaction que celles où il dominait de bout en bout. Car, à chaque fois, il réussissait à canaliser les doutes qui ont toujours hanté son esprit. Nadal ne les a jamais fuis, il les a embrassés. «Si vous ne doutez pas, vous devenez arrogant. Le doute fait partie de la vie, c’est une bonne chose. Cela signifie qu’il faut s’investir, se demander constamment comment s’améliorer. Les choses ne peuvent pas changer d’elles-mêmes, vous devez les faire changer.»
Nadal ne cueillait donc pas le jour, il cueillait chaque instant. Même lors des séances d’entraînement, qu’il abordait avec la même intensité et le même sérieux qu’un match. C’est grâce à cette mentalité qu’il a passé 22 ans à peaufiner son tennis, notamment son jeu de fond de court, ses volées et son service. Des éléments cruciaux pour pouvoir battre ses grands rivaux, d’abord Roger Federer puis Novak Djokovic, sur dur et sur gazon. Le fait que le roi de la terre battue ait également remporté quatre fois l’US Open et deux fois l’Open d’Australie et Wimbledon a autant de valeur à ses yeux que ses quatorze (!) victoires à Roland-Garros.
Grâce à mes blessures, j’ai appris à apprécier encore plus tous les moments positifs.»
Pas d’excuses
Sur la terre battue, où les échanges sont généralement plus longs, sa combativité sans faille fut encore plus visible. «Joue chaque point comme si c’était le dernier», lui conseillait encore l’oncle Toni. De sorte que jamais, il ne devait chercher la raison d’une défaite dans un manque de motivation. A 14 ans, il a toutefois pris ce conseil un peu trop au pied de la lettre lors d’un tournoi par équipes où il était mené 6-0, 3-0 dans un match, alors qu’il avait battu tout le monde au cours de tous les matchs précédents. L’entraîneur Toni était inquiet, jusqu’à ce qu’il constate que la raquette du jeune Nadal était cassée et lui a ordonné d’en changer. Lorsque son oncle lui a demandé, après le match, pourquoi il ne l’avait pas fait plus tôt, il lui a répondu, à sa grande surprise: «Tu m’as toujours dit de ne jamais chercher d’excuses, n’est-ce pas?»
Le corps de Nadal l’a parfois complètement lâché, surtout à la fin de sa carrière, mais son esprit combatif n’a jamais, ou presque, cédé. Depuis la fin de son adolescence, avec son pantalon de corsaire et ses biceps impressionnants, il maniait la raquette comme un sabre. Malgré son visage de jeune homme et son apparence timide, il avait l’air d’un prédateur sur le court. Prêt à terrasser son adversaire à tout moment. Si le tennis est de la boxe sans le sang, comme l’a déclaré un jour le légendaire commentateur et journaliste Bud Collins, Nadal en était, à cet égard, le champion du monde incontesté. Le terme «Nadalada» a même été inventé en raison de sa façon de gagner des points et des matchs apparemment perdus. Comme lors de la demi-finale de l’Open d’Australie 2009, face à son compatriote Fernando Verdasco, dans un épuisant duel de cinq manches, à minuit passé. Pendant une pause, il a vu et ramassé un akène de pissenlit tombé du ciel à cause du vent de Melbourne, sur lequel il a fermé les yeux et fait un vœu: «Gagner le tournoi». Nadal a remporté le match marathon de plus de cinq heures, ainsi que la finale, dans un autre duel en cinq manches contre Roger Federer.
Pour lui, c’était une façon d’être, de croire et de penser, tout ce qu’un champion est censé faire. Cette attitude, son comportement toujours impeccable et sa modestie ont rendu Rafael Nadal immensément populaire. Il savait néanmoins qu’un jour, sa carrière aurait un prix. A 17 ans, on lui diagnostiquait le syndrome de Müller-Weiss, une malformation rare du pied qui, selon les médecins, l’empêcherait de devenir pro. Contre toute attente, il a fini par remporter 22 tournois du Grand Chelem. Mais cette année, il a dû se rendre à l’évidence: même son feu intérieur n’était plus capable de résister au temps.
Sans regret et avec beaucoup de gratitude, Rafa fera ses adieux au tennis professionnel à Malaga, devant les siens, lors de la finale de la Coupe Davis qui se déroule du 19 au 24 novembre. Il sait qu’il a reçu beaucoup en retour de ce qu’il n’a jamais considéré comme un sacrifice, mais plutôt comme un privilège.
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