L’anonyme de Saint-Gilles était le maestro des matchs de tennis truqués
Le plus grand scandale de matchs truqués de l’histoire du tennis a été mis au jour par un inspecteur de police belge. Reconstitution.
«Cela peut paraître étrange, mais d’une certaine manière, je l’admire. C’est un self-made-man intelligent qui a très bien réussi», avoue Nicolas Borremans, inspecteur de police en chef au service de la lutte contre la criminalité financière, à la fin de notre entretien. L’homme dont il parle est Grigor Sargsyan, 32 ans, le « Maestro » des matches de tennis truqués. Un homme charismatique avec lequel «on boirait une pinte dans un pub et qui n’a pas l’apparence d’un vrai criminel». «Sargsyan ne se considérait pas comme tel non plus, souligne l’enquêteur. En fait, il était extrêmement fier de son travail et de son surnom, le Maestro. Il ne s’attendait pas à se faire prendre (NDLR: après plus de deux ans d’enquête), mais il aimait quand même l’attention qu’on lui portait.»
Parfois, les joueurs devaient perdre un match entier, parfois un seul set
C’est pourquoi il arborait un large sourire lors de sa comparution, en avril dernier, devant le tribunal d’Audenarde. L’avocat de la Fédération internationale de tennis, qui s’était porté partie civile, y a décrit son système de trucage de matchs comme «le plus grand jamais vu dans la discipline». Tant en flux d’argent (peut-être des millions d’euros), de joueurs impliqués (182), de matchs truqués (au moins 375 dans des tournois mineurs) que de nombre d’accusés (28).
«Son réseau était gigantesque, nous ne pourrons sans doute jamais estimer sa taille réelle», admet Nicolas Borremans. Selon Grigor Sargsyan, beaucoup plus de personnes auraient comparu devant le tribunal s’il avait divulgué tout ce qu’il savait. L’Arménien de Saint-Gilles ne l’a jamais fait, malgré quatre interrogatoires de plusieurs heures. «Par notre enquête, nous avons coupé la tête du serpent, mais sans doute d’autres, plus petits, se sont-ils enfuis, confirme l’inspecteur en chef. Notamment parce que nous nous sommes heurtés aux frontières légales des pays et à la limite de temps de l’enquête judiciaire.»
Des comptes suspects
Nicolas Borremans ne s’attendait toutefois pas à ce que l’affaire prenne de telles proportions lorsqu’il a demandé à mener l’enquête, en janvier 2016. La Commission des jeux de hasard (CJH) avait été alertée par les comptes de paris suspects de dizaines d’Arméniens. Ceux-ci empochaient plusieurs centaines d’euros à chaque mise sur un match de tennis. La CJH avait alors transmis l’information au parquet fédéral, qui avait convoqué une réunion avec les services provinciaux de la police judiciaire fédérale. «Il est vite apparu que l’enquête sur tous ces comptes et personnes serait techniquement difficile et prendrait beaucoup de temps, mais ça ne m’a pas découragé. Je ne suis pas un fan de tennis, par contre j’aime chercher les pièces du puzzle d’une organisation criminelle. C’est pourquoi j’ai proposé d’enquêter sur les comptes suspects de quatre Arméniens de Grammont.»
Après en avoir obtenu l’autorisation, il met leurs téléphones sur écoute et épluche leurs comptes bancaires. La couche inférieure du réseau est vite démasquée. «Il s’est avéré que ces gens étaient des mules. Et elles étaient bien plus nombreuses que ces quatre-là. Des centaines d’Arméniens – des chauffeurs de taxi aux livreurs de pizzas – ont vendu leur identité pour que les administrateurs au-dessus d’eux puissent ouvrir des comptes de jeu. Certains pariaient eux-mêmes de l’argent, d’autres étaient chargés par ces administrateurs de parier sur un match.»
Pendant un an et quatre mois, l’inspecteur et ses collègues ont travaillé pour cartographier les réseaux de mules et identifier les quatre personnes qui les dirigeaient. «Ça a pris beaucoup de temps: ces gens jouaient intelligemment. Ils étaient très prudents dans leurs communications et se rencontraient souvent en personne. Nous n’avons pas non plus eu d’informations sur le cerveau du réseau: qui leur donnait les informations nécessaires pour parier sur tel ou tel match? C’était néanmoins le but de notre enquête: le trouver lui, pas ses associés. On semblait dans une impasse. C’était tellement frustrant qu’à un moment donné, j’ai dit à la juge d’instruction que si nous ne trouvions pas rapidement de nouvelles informations, nous devrions interrompre l’enquête. Heureusement, elle a continué à me faire confiance.»
Coup de pouce d’un joueur de tennis égyptien
Nicolas Borremans a finalement trouvé un moyen de dénouer la pelote grâce à l’Agence internationale pour l’intégrité du tennis (Itia), un organisme créé par les trois principales fédérations de tennis – ITF, ATP et WTA – pour détecter les matchs truqués. «Une enquêtrice de l’Itia avait récolté des preuves concrètes que le joueur égyptien Karim Hossam vendait des matchs, détaille le policier. Lorsqu’elle l’a attendu dans sa chambre d’hôtel et que, comme l’exige le règlement, le joueur de tennis a dû lui remettre son téléphone portable, il a immédiatement avoué. Hossam a déclaré qu’il communiquait avec un certain “Gregory”, un jeune homme d’une vingtaine d’années, d’origine syrienne ou iranienne, qui séjournait à Bruxelles. L’enquêtrice m’a appelé pour me prévenir qu’un truqueur de match belge était apparu dans un de ses dossiers. Je me suis dit immédiatement qu’il pouvait s’agir du gars que je cherchais. Sur la base des informations contenues dans le rapport, nous avons pu établir qu’il séjournait à Saint-Gilles et qu’il avait été en contact avec trois autres joueurs, dont un Belge. Grâce à des paiements sur Moneygram, une société internationale de transfert d’argent, trois autres joueurs sont apparus dans les radars. Cela commençait à faire beaucoup…»
L’enquête n’a pas seulement révélé les noms des six joueurs (Arnaud Graisse, Arthur de Greef, Julien Dubail, Romain Barbosa, Maxime Authom, Omar Salman et Alec Witmeur), elle a aussi permis de découvrir le véritable nom de «Gregory». «Nous avons constaté qu’à un moment, son appareil avait disparu du réseau téléphonique à Zaventem avant de réapparaître une heure et demie plus tard à Berlin, poursuit Borremans. Il avait donc pris un vol. En consultant les listes de passagers, je suis tombé sur un nom arménien: Grigor Sargsyan. Je le tenais!»
L’inspecteur principal n’intervient pourtant pas immédiatement: «Je voulais rester dans l’ombre le plus longtemps possible. Si vous frappez trop tôt, vous risquez de faire capoter toute l’enquête.» Il décide d’abord d’écouter les conversations de Sargsyan et de le filer, depuis sa résidence de Saint-Gilles où il résidait avec sa mère. «Lors d’une planque, nous l’avons vu recevoir un sac d’argent liquide de la part d’un coursier arménien. Il commandait cet argent avec le téléphone portable de sa mère, que l’on écoutait souvent lorsque celle-ci appelait sa fille. Elle lui avouait que Grigor était riche, mais qu’elle était très inquiète pour sa sécurité parce qu’il était impliqué dans des “affaires criminelles”. “Cela va mal tourner un jour”, avait-elle littéralement dit.»
Piratage de téléphones
Suffisant pour que le juge d’instruction déploie les grands moyens au petit matin du 30 juin 2018: perquisitions au domicile de Sargsyan et à onze autres adresses, dont celles de certaines mules, du convoyeur de fonds arménien et du joueur de tennis belge. «Dans le même temps, les justices allemande, bulgare, slovaque et française ont perquisitionné chez d’autres joueurs de tennis. Nous avions quelques preuves, mais pas encore le pot aux roses. Nous espérions le trouver de cette manière», raconte Borremans.
Au total, 17 personnes furent arrêtées. Aucune n’a rien lâché pendant les interrogatoires, pas même Sargsyan. «Lors des perquisitions, la police a confisqué quatre GSM. Dans celui de son beau-frère, nous avons trouvé des preuves irréfutables qu’il pariait sur des matchs à la demande de Sargsyan».
Les téléphones se sont révélés être une mine d’or. «J’avais déjà une liste de six joueurs, mais après avoir parcouru les messages, j’en ai trouvé 182! Beaucoup étaient originaires d’Europe, mais aussi d’Amérique du Nord et du Sud, et d’Afrique. Des joueurs à qui il donnait, en échange de plusieurs milliers d’euros, des directives concrètes. Parfois pour perdre un match entier, mais souvent juste un set, par 6-0 ou 6-1, par exemple. Sargsyan suivait de manière obsessionnelle tous les sites de paris. Il sélectionnait les cotes des matchs qui rapportaient le plus et, sur cette base, donnait ses ordres. Je n’ai jamais pu déterminer à l’euro près le montant des bénéfices qu’il a lui-même réalisés grâce à ces matchs. Souvent, le réseau de mules impliquait des paris dans différentes agences dans différents pays. Il s’agissait donc peut-être de plusieurs milliers d’euros pour un seul match.»
«Pour les joueurs concernés, la “récompense” était bienvenue, car ils appartiennent à un groupe financièrement vulnérable: les joueurs classés au-delà de la 150e voire 200e place à l’ATP et qui participent principalement à des tournois Futures ou Challenger, la catégorie inférieure aux tournois ATP. Ils arrivent à peine à faire face à leurs principales dépenses comme les billets d’avion, chambres d’hôtel, entraîneur ou traitements médicaux, précise l’inspecteur principal. Avec deux mille euros de plus, ils peuvent continuer à payer ces frais un mois de plus. Pour eux, il est très difficile de couper ce lien.»
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Grigor Sargsyan a également créé un lien avec les joueurs, par le biais de réunions et de conversations fréquentes. «C’est l’une des clés de son succès, livre Nicolas Borremans. Grâce à son charisme, il les séduisait littéralement. Il lui arrivait de payer leur note d’hôtel ou de les inviter dans un restaurant chic. Il payait aussi toujours très correctement, comme convenu. Cela créait de la confiance et augmentait sa clientèle. Pour arranger un match, il fallait être avec le Maestro. Pas question pour les joueurs d’essayer de le gruger: si quelqu’un ne respectait pas l’accord de truquage d’un match, le faisait de manière trop ostentatoire ou avait des contacts avec d’autres truqueurs de matchs, il se mettait en colère. De même si les joueurs commençaient à brandir trop souvent leur argent sur les réseaux sociaux. Sur ce plan, il était très prudent. Ce n’est pas un hasard s’il continuait à vivre avec sa mère dans une simple maison mitoyenne à Saint-Gilles. Il lui arrivait même de donner un coup de main dans la boutique maternelle.»
Joueurs de tennis et argent numérique
Nicolas Borremans a également pu démontrer comment Sargsyan récompensait les joueurs de son réseau: «Pour les paiements aux joueurs européens, il se rendait régulièrement à Paris en Thalys, ou prenait l’avion pour Barcelone. C’est là qu’il leur remettait l’argent liquide qu’il commandait à son coursier arménien. Il payait les joueurs d’Amérique du Nord et du Sud par l’intermédiaire de sociétés internationales de transfert d’argent telles que Moneygram et Western Union, entre autres. C’est son trésorier, qui opérait depuis l’Arménie, qui s’en chargeait. Celui-ci transférait l’argent et envoyait une photo avec le code de paiement à Sargsyan, qui à son tour adressait la photo aux joueurs: “L’argent arrive.” C’est ainsi que nous avons trouvé 314 photos, pour une valeur de plus d’un demi-million d’euros.»
L’affaire porte sur des millions d’euros, 182 joueurs, 375 matchs truqués et 28 accusés.
«Il est vite apparu qu’il ne s’agissait que d’une partie de la somme totale transférée. A la fin de l’enquête, nous avons découvert que le trésorier possédait deux comptes parentaux sur Netteller, un service de transfert d’argent en ligne. Pendant la période où ils ont été utilisés, des transactions d’un montant total de plus de neuf millions d’euros ont été enregistrées sur ces comptes. Et, fait remarquable, peu de temps après notre descente chez Sargsyan, une somme importante a disparu de ces comptes. Le trésorier a donc été alerté en Arménie. Malheureusement, nous n’avons jamais pu l’interroger car il n’existe pas de traité bilatéral entre la Belgique et l’Arménie. Il a toutefois été condamné par contumace ici, en Belgique, et est recherché à l’international.»
Le trésorier n’est pas le seul à avoir pu s’échapper en raison du manque de coopération entre pays. Tous les enregistrements des GSM ont montré que Sargsyan travaillait également en étroite collaboration avec un entraîneur de tennis américain de Los Angeles qui disposait de son propre réseau de joueurs corrompus. «Nous nous sommes rendus sur place avec une requête du juge d’instruction et nous avons pu l’interroger. Il n’a rien révélé. Malheureusement, le FBI n’a pas accédé à notre demande de perquisitionner son domicile et de vérifier ses comptes bancaires. Il est dommage que la coopération avec le FBI n’ait pas été plus harmonieuse, sinon nous aurions pu également démasquer la partie américaine du réseau.»
Ne provoquer personne
Après deux ans d’enquête, 28 personnes de la branche belge du réseau ont néanmoins comparu cette année devant le tribunal correctionnel d’Audenarde. Toutes ont été reconnues coupables en juin. Grigor Sargsyan a été condamné à la peine maximale: cinq ans de prison, notamment pour avoir dirigé une organisation criminelle, fraude, blanchiment d’argent, falsification et participation à des jeux de hasard influencés. Le trésorier a été condamné par contumace à trois ans de prison. Les cinq membres de l’encadrement intermédiaire du gang ont écopé de peines allant de quinze mois à trois ans, avec sursis dans chaque cas. Les joueurs de tennis professionnels et les mules, qui créaient les comptes de jeu, s’en sont tirés avec déclaration de culpabilité.
Nicolas Borremans n’était pas présent lors du verdict, bien qu’il ait consacré des milliers d’heures à l’enquête. «C’était une audience publique, mais je ne voulais provoquer personne. On ne sait jamais comment vont réagir les accusés lorsqu’ils revoient les enquêteurs qui ont révélé leurs crimes. Les peines infligées m’ont également laissé froid. Ce qui me satisfaisait le plus, c’est l’enquête elle-même. C’est pour cela que je suis devenu inspecteur. J’ai pu mettre au jour un système criminel qui était resté sous le radar du tennis, voire du sport en général. Ce qui, indirectement, touche aussi un problème de société plus large: l’addiction au jeu et la misère qu’elle engendre.»
Grigor Sargsyan devait se présenter à la prison de Haren le 11 août. D’ici à la fin de l’année 2024, il pourra peut-être déjà quitter la prison, puisqu’il a été placé en détention provisoire pendant neuf mois. Nicolas Borremans n’est pas inquiet à ce sujet. «Cette période en prison lui fera du tort pendant un certain temps, mais sa vie n’est pas finie. C’est comme ça que ça marche. On ne peut pas mettre quelqu’un aux oubliettes. Il pourrait recommencer, oui. Mais nous avons maintenant l’avantage, en tant que service d’enquête criminelle, de mieux comprendre le fonctionnement du système, en partie grâce à ce dossier. S’il devait y avoir une nouvelle enquête, nous saurions désormais par où commencer.»
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