Quelle est la place de l’argent dans le cyclo-cross?
C’est le sujet de conversation numéro un en cyclo-cross: la fonte des primes de départ, suite au coronavirus. Petite rétro de la place de l’argent dans cette disipline.
En 1950, le premier championnat du monde officiel de cyclo-cross sacre un grand nom: Jean Robic. C’est le début d’une hégémonie française, avec Roger Rondeaux et André Dufraisse (trois et cinq titres consécutifs), puis de l’ère Renato Longo– Rolf Wolfshohl (cinq et trois). Les Belges ne sont encore nulle part. Les organisateurs des épreuves du Royaume versent donc jusqu’à l’équivalent de 250 euros pour un étranger, mais les locaux doivent se contenter de quelques euros.
Les bourses ne s’ouvrent qu’à partir de 1966, pour le jeune Eric De Vlaeminck, champion du monde, et Albert Van Damme, triple champion de Belgique. Ils sont amis et De Vlaeminck, qui est le premier pro, exige qu’on donne la même somme à Van Damme. Au début, il perçoit 250 euros par course. Après six titres mondiaux, le montant est quadruplé et s’ajoute à un salaire mensuel de 2.000 euros chez Flandria. Ce n’est rien comparé aux 2.500 euros offerts à Eddy Merckx pour une incursion en cross, devant 35.000 personnes. Roger De Vlaeminck, champion du monde en 1975, perçoit plus: « J’ai demandé 3.000 euros. Routier, je roulais peu de cross et je faisais monter les enchères. »
Le cyclo-cross se professionnalise dans les années 70. Un premier manager, Marcel De Meyer, débarque. Les cross se multiplient dans tous les pays et les primes augmentent. Une nouvelle vedette belge, Roland Liboton, en profite. Champion du monde 1980, il touche quelque 1.500 euros par course. Ce montant s’élève à 2.500 euros par course après trois titres mondiaux et dix en Belgique. « En France, une fois, j’ai touché 3.750 euros, car je voulais autant que De Vlaeminck. »
D’autres managers se présentent, mais les primes plafonnent dans les années 90. Paul Herijgers, champion du monde 1994, Mario De Clercq (1998, 1999 en 2002) et Erwin Vervecken (2001) ne gagnent pas plus que Liboton. Il n’y a pas de règle ni de contrôle. Les paiements en noir sont monnaie courante. Un ancien organisateur précise, sous couvert de l’anonymat, qu’il faut donc relativiser les montants cités. Les primes sont toujours versées dans des enveloppes, avec l’argent issu de la billetterie. Les coureurs font gentiment la file après le cross. « Mon père et moi devions nous frayer un chemin à travers la foule, sous escorte policière », raconte Gert Matthys, le fils du manager Eric, qui reprend l’affaire en 2006. « À ce moment, les enveloppes ont disparu. Tout était couché sur papier et on remplissait des fiches fiscales. La fédération cycliste s’est chargée du versement des primes aux Belges. Seuls les étrangers ont encore reçu, de temps à autre, du liquide. »
NYS ET WELLENS
Le cyclo-cross prospère en Belgique. La VRT, qui a perdu les droits sur le football en 1994, mise sur le cross au début du siècle. L’augmentation des retransmissions attire plus de sponsors et fait affluer l’argent. L’éclosion de talents populaires comme Bart Wellens et Sven Nys attire les foules, passionnées par les duels qu’ils livrent aux valeurs sûres du cross. Les primes explosent, surtout quand, en 2005, Nys conquiert son premier maillot arc-en-ciel. Il perçoit 6.000 euros par cross de classement, 8.000 euros pour les autres, au grand dam des petits organisateurs, souvent contraints de lui consacrer une grosse partie de leur budget. Nys ne tergiverse jamais: « J’ai travaillé des années pour acquérir ce statut et je veux en récolter les fruits », déclare-t-il en octobre 2008 dans une interview croisée avec un nouvel autre talent, Niels Albert. Le charismatique champion du monde espoir perçoit jusqu’à 4.000 euros par cross dès sa première saison pro.
Albert s’adjuge un premier titre mondial en 2009, après le Néerlandais Lars Boom en 2008 et avant le Tchèque Zdenek Stybar en 2010. Les quatre grands du cyclo-cross concluent un pacte: ils toucheront chacun 6.000 euros par cross de classement plus 1.000 euros par titre et une indemnité de représentation quand ils accordent une interview dans les tentes VIP, de plus en plus combles, après leur course.
Nys rajoute une couche après son deuxième titre mondial en 2013. En octobre 2014, à l’occasion de leur première édition, les organisateurs du Kruibeekse Poldercross déboursent même 15.000 euros. Car « ceux qui ont Nys ont du monde. » De fait: 8.500 spectateurs font le déplacement. Mais Nys doit céder la victoire au champion du monde espoir, Wout van Aert, âgé de vingt ans, dont c’est le deuxième succès chez les professionnels.
Dès leur première saison complète, en 2014-2015, Van Aert et son grand rival, Mathieu van der Poel, touchent jusqu’à 3.000 euros par cross de classement. Ces montants se multiplient quand Nys prend sa retraite en 2016 et qu’ils placent encore plus leur empreinte sur le cyclo-cross. Van der Poel touche 8.000 euros après son premier titre en élites en 2015, Van Aert 9.000 euros après son premier maillot arc-en-ciel l’année suivante. En 2017, les deux hommes gagnent jusqu’à 10.000 euros par cross de classement et encore plus dans les autres courses, y compris à l’étranger. En janvier 2019, Van Aert se voit offrir 20.000 euros pour prendre le départ du cross de La Mézière, en Bretagne, un record selon les initiés. Les managers négocient les primes de tous les grands coureurs. Sven Nys fait appel au bureau SEM/Celio/Golazo, les coureurs de l’équipe Spaar Select/Fidea travaillent avec le flamboyant manager néerlandais Hans van Kasteren.
150 EUROS POUR VAN AERT
Depuis quelques années, pourtant, les rapports se faussent. Des coureurs de deuxième ou même de troisième rang surfent sur la vague lancée par Nys, puis par Van Aert et Van der Poel et demandent de plus en plus d’argent. Même les Espoirs et les juniors se font exigeants. « C’est là que se situe le problème, bien plus qu’au niveau des primes versées aux ténors », déclare un organisateur.
La pandémie et les épreuves disputées sans public ont plongé le cyclo-cross dans une crise profonde. Il ne reste plus beaucoup d’organisateurs généreux. Des coureurs de la classe d’ Eli Iserbyt, Toon Aerts, Laurens Sweeck, Michael Vanthourenhout ou Lars van der Haar ne gagnent plus qu’un tiers, voire un quart des sommes touchées l’année dernière, soit seulement 250 à 1.000 euros. Seuls Van Aert et Van der Poel, qui ont un agenda limité, perçoivent chacun 10.000 euros. Cependant, compte tenu de leurs performances sur route cet été, ils auraient gagné encore plus durant une année normale.
Pourtant, selon les nouveaux barèmes UCI, Van Aert, qui n’est que 18e au classement, n’ayant disputé que sept cross la saison passée, ne devrait toucher que… 150 euros. Évidemment, chaque coureur est libre de négocier une somme supplémentaire. Samedi prochain, à Courtrai, pour son premier cross de la saison, le Campinois gagnera donc 9.850 euros de plus que le barème. Il n’amènera pas de supporter, mais il attirera l’attention de la presse et boostera l’audience TV, ainsi que la visibilité des sponsors. Le phénomène sera encore plus marqué à partir du 12 décembre, quand Van der Poel effectuera sa rentrée. Comme Nys le disait en 2008: « Il faut payer les meilleurs. » Quoi qu’en pensent les envieux, coronavirus ou pas.
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