Laurent Raphaël
London Calling J+2: Mission accomplie!
« Je me sens comme Pinocchio, mais dans l’autre sens. Mon corps de chair et de sang s’est transformé en sculpture de bois. » Au lendemain du marathon de Londres, l’heure est au bilan. Le rédac’ chef de Focus livre ainsi la dernière entrée de son carnet de bord ponctuée d’un fier « Well done ».
Road to perdition
« Well done! », me lance avec entrain le marshall en chasuble fluo. Je manque de lui tomber dans les bras tellement je suis content de le voir, lui et surtout la ligne d’arrivée dont il est l’un des gardiens. Je tente un sourire mais les muscles de mon visage refusent d’obéir et je n’arrive qu’à mâchonner un « Thanks » du bout des lèvres. Je me sens comme Pinocchio, mais dans l’autre sens. Mon corps de chair et de sang s’est transformé en sculpture de bois. C’est donc avec la démarche d’un échassier que j’avance vers la zone de repos, me laissant passer la lourde médaille autour du cou et remettre un sac en plastique contenant de quoi me retaper et le fameux t-shirt finisher. On m’aurait mis des oreilles de Mickey sur la tête et un tutu rose que je n’aurais pas bronché. Je suis dans le cirage, coincé entre la conscience aiguë de la douleur qui titille des muscles dont j’ignorais même l’existence et la joie indescriptible: un, d’en avoir fini, et deux, d’avoir réussi un temps très correct de 3h11. Soit 4 minutes de moins que prévu et 11 de moins qu’à ma première tentative sur cette distance à Bruxelles l’an passé. Mission accomplie!
Tout a commencé quelques heures plus tôt après une de ces nuits électriques où le sommeil n’arrive jamais à prendre le dessus sur l’excitation. Pas besoin de réveil, à 6 heures, je suis déjà réveillé comme un coucou. J’ai donc tout le temps d’aller déjeuner avant 7 heures pour respecter la règle des 3 heures de jeûne avant une course. Dans la salle du restaurant de l’hôtel, d’autres marathoniens ont déjà attaqué le buffet. Tout le monde n’a visiblement pas le même nutritionniste: un groupe de Hollandais dévalise la corbeille de fruits tandis que mon voisin attaque un porridge à faire dormir un éléphant. Plus prudent, et fidèle au principe qu’il serait hasardeux de se lancer dans des expériences culinaires le jour d’un marathon, je me contente de deux petits pains à la confiture. Plus une banane bien mûre. Le tout arrosé de thé.
Le temps de prendre une douche et de vérifier pour la 5e fois que je n’ai rien oublié (les épingles de sûreté, le dossard récupéré la veille au centre de congrès ExCeL, la puce électronique qui mesurera mon temps et se fixe sur la chaussure, le lubrifiant pour les zones de contact, une bouteille d’eau, les gels de ravitaillement et deux ou trois tenues différentes, la météo hésitant entre mauvais et très mauvais) qu’il est déjà l’heure d’y aller.
Dans le métro, le look sportif a remplacé la tenue de ville et le complet veston. On dirait que tout le monde s’est déguisé. A la première étape du « voyage » vers Greenwich où converge le flot de coureurs, on peut déjà apprécier le sens de l’organisation des English. Des stewards sont postés un peu partout pour aiguiller les marathoniens. Ça n’a l’air de rien mais cet encadrement évite le stress inutile de chercher son chemin. Le métro m’emmène de Victoria à Cannon Street en un clin d’oeil. De là je prends une sorte de RER qui me conduit à Maze Hill, à une dizaine de kilomètres à l’est de Londres, d’où il me faut encore marcher 10 minutes dans cette banlieue résidentielle paisible et presque champêtre pour atteindre le point de rendez-vous des dossards verts. J’arrive sur zone à 8h45, soit 1h30 avant le départ.
Après une inspection rapide des lieux (toilettes, départ…), je me réfugie sous la vaste tente chauffée pour échapper à la bruine et au froid qui redonnent à la ville sa couleur naturelle. Des conditions presque hivernales qui me mettent à la torture: dois-je me couvrir des pieds à la tête ou anticiper le réchauffement anatomique qui devrait me tenir au chaud après quelques minutes de course? J’observe les vieux routards avant d’opter finalement pour la tenue légère, short-t-shirt manches courtes. Autour de moi, ça s’active ferme: certains enfilent leur déguisement (je croise un cuisinier et une autruche…), d’autres s’enduisent de vaseline des pieds à la tête, d’autres encore se décongestionnent généreusement les narines à coups de spray nasal. On dirait une armée en campagne.
9h30. Le speaker invite les athlètes à déposer leur sac réglementaire dans les camions qui transporteront leur cargaison jusqu’au centre de Londres. Pour éviter la pneumonie avant même de m’élancer, je me suis réfugié dans un sac poubelle. Pas très élégant mais efficace contre le petit vent vicieux qui pétrifie les muscles. Certains vont jusqu’à emballer leurs baskets dans des chaussons de chirurgien pour ne pas les mouiller. Pas bête. Partir les pieds humides c’est augmenter les risques de cloches et prendre son ticket pour une bonne crève.
9h40. Il est temps de m’échauffer. J’entre dans une sorte de transe silencieuse. Mon esprit s’enferme dans sa bulle. Je connecte ma montre aux satellites qui se trouvent dans les parages et j’enchaîne quelques longueurs sur l’herbe tendre. Bizarrement et contrairement à ce qui se passe par exemple pour les 20 km de Bruxelles et sur les courses plus courtes, très peu de coureurs prennent la peine de trottiner pour faire monter la température du corps et défroisser la voilure musculaire. La plupart passent d’ailleurs directement de la case toilettes où une file longue comme la Tamise serpente devant les cabines à l’un des blocs de départ. J’ai de la chance, grâce à mon temps à Bruxelles, je suis dans la zone 1-2. Je ne devrai donc pas attendre que le bouchon saute devant moi avant de pouvoir me mettre en route.
10h10. C’est parti. Sous les vivats des premiers spectateurs et les cris des coureurs, la masse s’élance comme si elle avait un bataillon de taureaux à ses trousses. Le paysage défile à toute vitesse. La vigilance s’impose. En début de course, il faut souvent jouer des coudes et faire gaffe à ne pas se prendre un îlot central ou une bordure. Je sens tout de suite que la cadence est élevée mais difficile de ralentir. La masse de coureurs me pousse vers l’avant dans les rues étroites et la perspective des deux jonctions à venir, après un bon kilomètre pour la première et après 5 bornes pour la seconde, incite à enfoncer l’accélérateur pour ne pas se retrouver coincer dans le goulot d’étranglement. En plus, il est compliqué d’évaluer sa vitesse exacte avant d’avoir avalé 2 ou 3 kilomètres. Sous l’arche rouge des deux miles (soit un peu plus de 3000 mètres), je jette un oeil à ma montre: 4’20 » de moyenne au kilomètre! Wouaw! Ça démarre fort…
Je suis bien en dessous des 4’30 » déjà optimistes que je m’étais fixé. Ça explique pourquoi j’ai dans mon viseur le guide d’allure qui porte l’étendard des 3h. Je devrais ralentir mais comme je me sens plutôt bien et que le dénivelé invite à l’excès de vitesse, je maintiens le rythme, non sans un fond d’appréhension: la route est encore longue… Au moins cette cadence m’a permis d’éviter les embouteillages. Notre groupe se fond sans peine dans le flot des coureurs des zones bleues et rouges.
De gracieux bâtiments d’inspiration géorgienne défilent à droite et à gauche mais ce qui frappe d’emblée, surtout une fois arrivé à Woolwich, c’est la concentration de spectateurs tout le long du parcours. Et ils ne sont pas là pour faire de la figuration: ça hurle dans tous les sens. Les enfants tendent la main pour toper, les adultes scandent les noms inscrits sur les maillots. Et quand c’est une fille qui passe, le volume sonore redouble. Une ambiance qui donne du coeur à l’ouvrage. Et qui change de la solitude le long de l’avenue de Tervuren lors du marathon de Bruxelles…
Très vite, les premières fanfares ajoutent une note musicale à la fête, ici une chorale, là un escadron en kilts taquinant la cornemuse. Les premières odeurs de barbecue ne tardent pas à venir chatouiller les narines. A voir les pintes brandies, la bière coule déjà à flot. On se croirait à la kermesse. Avec tous les coureurs costumés qui vont défiler toute la journée (plus nombreux à l’arrière évidemment), la foule en a pour son argent. Le marathon de Londres est connu pour son côté bal costumé. J’en ai aperçu quelques-uns dont un type en maillot Borat vert qui ne passait pas inaperçu. Quand ils ne font pas les pitres, les Anglais courent pour la bonne cause. Je n’ai jamais vu autant de singlets au nom d’associations caritatives luttant contre le cancer, venant en aide aux enfants malades, militant pour la défense des animaux… Dès que je le peux, je relève la tête pour capter un peu de cette énergie et étoffer mon album souvenirs.
Dans cette banlieue, les artères sont plutôt larges. La densité de coureurs est impressionnante. Je suis pourtant dans le peloton de tête. Enfin, façon de parler. Plus exactement dans le premier wagon de 10%. La silhouette du Cutty Sark surgit au détour d’un virage en épingle. Le trois-mâts à la coque noire a fière allure sur son promontoire de verre. Je me promets de revenir le visiter à une autre occasion. Pour l’heure j’ai d’autres chats à fouetter. Il est temps d’avaler mon premier gel. Jusqu’ici j’ai juste pris soin de boire quelques gorgées à chaque ravitaillement.
J’approche maintenant des 15 kilomètres. Pour un peu plus d’une heure. C’est toujours très rapide mais je continue sur ma lancée, sourd aux plaintes timides de mes jambes qui n’apprécient que modérément le rythme que je leur impose. Ce n’est qu’au passage des 20 bornes, après la petite bosse qui mène à Tower Bridge, que je reçois un avertissement plus sérieux sous la forme d’un léger passage à vide: c’est clair, je pourrai difficilement tenir cette cadence infernale sur la seconde partie. 1h27 pour 20 km, c’est le temps que j’ai fait l’an passé sur la même distance à Bruxelles. Sauf qu’ici il m’en reste encore 22 à courir… Un peu tôt pour se brancher sur le générateur mental de secours. Pourquoi avoir préjugé de mes forces? J’ai sans doute cru au miracle, trompé par les bonnes sensations des premières foulées.
Du coup, je commence à gamberger: et si j’étais contraint d’abandonner ici? Quelle déception ce serait. Tous ces efforts pour échouer lamentablement à mi-course… Je dissipe les nuages en m’accrochant alors que l’on met le cap sur les docks, l’un des rares quartiers de Londres où je n’ai encore jamais mis les pieds. L’affluence redouble dans ce dédale de tours (achevées ou en construction) et d’habitations aux briques brunâtres qui sont à Londres ce que la tuile rouge est à Bruxelles. Ici aussi, la frénésie immobilière bat son plein. Un yacht montre le bout de sa proue entre deux pâtés de maisons. La chaleur humaine compense un peu la laideur des lieux.
De plus en plus régulièrement, mon esprit est rappelé à l’ordre par la chaudière qui commence à geindre au niveau de l’estomac. C’est l’une des pannes classiques: recroquevillé sur lui-même, l’organe digestif ne supporte plus les agressions de liquides et solides saturés de glucose. A l’approche des 30, je sens bien que j’ai sensiblement ralenti même si avec un chrono de 2h13′, je reste sur de bonnes bases et dépasse toujours les 13km/h de moyenne. Chacune des modestes bosses qui se présentent désormais sur ma route affole mon pouls. Et les deux tubes d’antioxydants ne m’épargnent pas les signes de plus en plus pressants de crampes. Mes cuisses sont des élastiques sur le point de rompre. Je ménage ma foulée pour repousser le point de rupture. Au diable le style! La partie de poker a commencé. Il va falloir ruser avec moi-même, avec la douleur, avec la raison. Mon corps me supplie d’arrêter tandis que dans un coin de mon cerveau un général impassible m’ordonne de continuer.
Je ne suis pas le seul à souffrir le martyr. De plus en plus de participants qui ont sans doute présumé de leurs forces sont contraints de marcher, j’en dépasse même en train de vomir leurs tripes. Le début de l’hécatombe. Ce qui est à la fois rassurant -je ne suis donc pas le seul à ne plus tenir qu’à un fil- et inquiétant -à quand mon tour? Alors que je termine la boucle dans le quartier d’affaires et repasse par Tower Bridge pour filer vers le centre, notre route croise celle des coureurs qui arrivent seulement de la rive sud de la Tamise et doivent donc encore se farcir plus de 15 km dans Canary Wharf. J’imagine le coup au moral de savoir que notre convoi n’est plus maintenant qu’à 7 kilomètres de l’arrivée. Je me console comme je peux…
Ma tête bourdonne. Mes pensées sont de plus en plus spongieuses. Je perçois le brouhaha indescriptible qui monte des trottoirs. Des milliers et des milliers de spectateurs sont maintenant amassés derrière les barrières, brandissant des calicots et des pancartes avec des messages personnels. C’est de la folie. Je m’accroche comme je peux aux bouées qui se présentent et qui me font tenir quelques mètres. Quand la tour de Londres apparaît enfin dans le ciel gris, je reprends espoir. Mais je ne crie pas victoire pour autant. Je sais qu’à tout moment la cuisse ou le mollet peuvent me lâcher. A un kilomètre du but, une douleur intense m’électrise d’ailleurs l’arrière de la jambe. Je me dis que c’est foutu. Je n’évite le coup d’arrêt qu’au prix d’une chorégraphie étrange mais déjà éprouvée qui consiste à relever la pointe du pied à chaque foulée pour détendre les cordages. Une réparation de fortune qui tiendra ce qu’elle tiendra.
Le peloton est nettement plus clairsemé à présent. Les arbres de Saint-James Park nous saluent avec leur flegme légendaire. Un dernier regard au poignet m’indique que je peux encore accrocher les 3h11 si je me magne le derrière. Je rassemble donc mes dernières forces et tente un sprint de papy sur les 200 derniers mètres avant d’entendre le cri du coeur qui met fin à mon calvaire: « Well done! »
Verdict: 3h11’46 ». Ce qui me place en 3155e position (485e dans ma catégorie d’âge). Le tout à une vitesse moyenne de 13,2 km/h, soit 4’33 » au kilomètre. Je suis satisfait même si je me demande comment font les hommes et les femmes qui m’ont mis 10, 20 et même 30 minutes dans la vue. Et je ne parle pas des professionnels. J’étais pourtant bien entraîné et j’ai dû vraiment me surpasser, aller jusqu’au bout de moi-même pour obtenir ce résultat. La différence se fait peut-être sur l’âge (encore que, on trouve des « vétérans » très haut dans le classement), sur la fréquence des entraînements (il me reste 3 jours libres sur la semaine…) et plus sûrement sur des prédispositions naturelles.
Reste que cette aventure sportive et culturelle m’a permis de faire plus ample connaissance avec moi-même. Je ne regrette donc rien (je pourrais bien récidiver à l’occasion) même si je mentirais en affirmant que ces 4 mois ont été une partie de plaisir. A croire que la joie et la souffrance sont intimement liés. L’une ne va souvent pas sans l’autre. Mais j’ai le sentiment d’avoir exploré des zones du psychisme qui restent souvent dans l’ombre et abritent pourtant des réservoirs de volonté et d’abnégation. Un privilège qui n’a pas de prix. Et je sais aussi qu’une fois que les courbatures se seront dissipées, et avec elles les moments plus difficiles, il ne restera plus que l’envie de remettre ça.
Merci à tous de m’avoir accompagné durant ces longues semaines. Il fallait une sacrée endurance pour se farcir ma logorrhée. Je rends l’antenne et je vous donne rendez-vous aux 20 km de Bruxelles, dans une librairie ou dans un cinéma!
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