Laurent Raphaël
London Calling J-43: Le marathon, c’est l’Everest à portée de tous
Septième épisode du carnet de bord hebdomadaire de Laurent Raphaël, qui s’apprête à courir le marathon de Londres. Cette semaine, focus sur le dépassement de soi; et les traditionnels travaux pratiques, privé de son partenaire habituel.
Le prix du danger
Ce qui frappe et agace ceux qui n’ont pas contracté le virus de la course à pied, c’est son côté obsessionnel. Celui ou celle qui a mordu à l’hameçon, d’abord du bout des lèvres puis à pleine bouche, est comme habité. Très vite, tout finit par tourner autour de ça: l’alimentation, l’hygiène de vie, les relations sociales. Une véritable addiction. Dont les effets pervers, pour soi et pour son entourage, s’accentuent encore à l’approche d’une compétition. L’autodiscipline peut alors tourner au sacerdoce, voire à la pénitence.
C’est le lot de toute passion dévorante, diront certains, sauf qu’il y a dans la course à pied, et singulièrement le marathon et les trails longue distance, un rapport à la mort ambigu. Un point commun avec les sports extrêmes même si le danger n’est pas scénarisé et mis en scène comme dans ces derniers.
Quand un tennisman monte sur le court, il ne se dit pas qu’il va peut-être y laisser sa vie, même s’il a la raquette entre les dents et que son match va durer 3 heures. Le marathonien, si. Il ne peut pas ne pas penser à cette perspective funeste. Il sait qu’il joue une partie de dés avec le destin. En se lançant à l’assaut des 42 kilomètres, il signe en quelque sorte un pacte faustien: il délègue son sort à une force supérieure qui a droit de vie et de mort sur lui, et ça en échange d’un supplément d’âme. Comme si pour débrider le moteur de l’existence, il fallait obligatoirement se poster au-dessus de l’abîme.
Franck Courtès, écrivain et photographe français qui a eu le coup de foudre à 47 ans, décrit très bien cette sensation dans le témoignage qu’il livrait au Nouvel Obs en 2013: « Il y a un truc étrange, métaphysique, dans la course. On joue avec la mort, avec le coeur, l’essentiel. On va chercher les limites, quoi. Et puis, il y a un côté jusqu’au-boutiste, on ne peut pas revenir en arrière.«
Que des professionnels aguerris s’imposent ce régime draconien, on peut le comprendre. C’est leur job. Mais que des centaines de milliers d’amateurs plus ou moins doués s’imposent des travaux de forçats et jouent à la roulette russe avec leurs articulations, leurs muscles et leurs palpitants, prouve par l’absurde que la carotte derrière laquelle ils galopent vaut vraiment la peine. Le coureur qui va au bout de son effort éprouve un puissant sentiment d’invincibilité. Comme si, pendant un instant, il faisait corps avec quelque chose de plus grand que lui. « Si je ne cours pas, confiait encore Courtès, je tourne en rond, je suis de mauvaise humeur. Quand je cours, je cours après la joie, la joie de vivre, l’élan, le mouvement. J’ai besoin d’être dans un mouvement intellectuel. C’est parallèle à tout le reste, ça me structure. Si j’ai bien couru, je me sens apte à vivre plus fort. »
Dans la seule nouvelle de son recueil Autorisation de pratiquer la course à pied (disponible en Livre de Poche) qui parle de… course à pied (les autres sont des tranches de vie, entre ville et campagne, de familles dysfonctionnelles), il aborde sans fard cette question du dépassement de soi, en s’inspirant du décès d’un participant à un marathon. C’est l’histoire d’une femme, la quarantaine, prête à tous les sacrifices pour réaliser cet objectif mythique: courir 42 bornes. Elle cache au médecin sa consommation d’alcool excessive pour avoir son certificat médical, elle délaisse ses enfants, son mari, ses amis. Elle n’a plus qu’une seule idée, obsessionnelle et pathologique: courir.
Chacun a une bonne raison de galoper. Cette mère de famille ordinaire est en thérapie quand elle taille la route: elle panse les plaies d’une faille narcissique. Réussir un marathon, pense-t-elle, va obliger les autres à la regarder autrement, à l’admirer. Car le marathon, c’est un peu l’Everest à portée de tous. Un rêve difficile mais accessible. Une manière de renaître aussi, voire de se réinventer à tout âge. D’où cette lame d’euphorie qui peut balayer les digues de la raison: le jour J, Christine se montre arrogante et attaque bille en tête. Ce sont deux autres coureurs qui racontent la scène finale. « Au seizième, se souvient une meneuse d’allure, la voilà qui décolle! Elle a accéléré! Une fusée! J’étais soulagée de ne plus l’avoir dans les pattes, mais quand même, je l’ai rattrapée et lui ai crié de rester avec nous encore un peu, que c’était trop tôt pour attaquer. Je suis sûre de l’avoir entendue dire: « Vous n’êtes pas ma mère! » Comme une gifle. » Deux kilomètres plus loin, ils la voient allongée au sol, entourée de gyrophares. Elle ne se relèvera pas.
L’auteur cristallise dans ce texte de fiction toutes ses peurs, et toutes celles qui hantent avec plus ou moins d’intensité le coureur d’endurance lambda: la peur de se couper du monde, la peur de ne plus pouvoir s’en passer comme le junkie ne peut plus se passer de sa came, la peur surtout d’aller un jour trop loin parce qu’il n’est pas question d’abandonner. On n’en a pas bavé pendant trois ou quatre mois pour échouer lamentablement au 35e. C’est tout ou rien. Et le rien est trop effrayant pour être envisagé…
Mais au-delà du fantasme et de la projection de nos angoisses instinctives (un coeur qui s’emballe, pour un/une autre ou pendant un effort, est automatiquement associé au danger), qu’en est-il réellement des risques? Le sport intensif, est-ce vraiment dangereux? Début de réponse (rassurante) avec l’article hebdomadaire du magazine santé Body Talk. A lire ici.
Travaux pratiques
Ce n’est pas tous les jours que j’arrive à sublimer mes objectifs. C’est même plutôt rare. En général, porté par l’enthousiasme et l’envie de trop bien faire, je fixe la barre un peu haut. Du coup, dans le meilleur des cas, quand les jambes répondent présent et que le baromètre ne perturbe pas mes plans, je caresse surtout l’espoir de remplir le contrat que je me suis fixé avec moi-même. Pas vraiment plus.
Samedi pourtant, lors de ma séance de fractionnés sur piste, j’ai connu un de ces moments de grâce dont on fait les records personnels. Privé de mon partenaire habituel, j’avais prudemment mis à l’ordre du jour un 2 x 3000m « au seuil », c’est-à-dire à la vitesse qu’on est censé pouvoir tenir sur un 10 km et qui correspond grosso modo à 90% de sa fréquence cardiaque maximale. Autant dire que c’est déjà du costaud. A cette cadence, le corps taquine ses limites et il ne faut pas demander au coureur de réciter un poème. S’habituer à supporter un certain degré d’inconfort, améliorer le recyclage de l’acide lactique, diminuer la production de déchets pour un même effort, apprendre à encaisser les changements de rythme d’une course… Voilà quelques-uns des bénéfices de cet exercice imposé et redoutable.
Faute de lièvre et sur base de mes prestations habituelles, je tablais raisonnablement sur un 4′ de moyenne au kilomètre. Après l’échauffement traditionnel de 20′, je m’élançais donc pour une première chevauchée de 7,5 tours (1 tour= 400 mètres, donc 7,5 x 400m = 3000m). Je n’aurais pu dire si j’avais des sensations particulièrement bonnes ou mauvaises. J’avais juste en tête de faire le boulot. Après 2,5 tours (1000m donc), un coup d’oeil à ma montre m’apprend que je ne suis pas à 4′ mais carrément à 3’40 ». C’est tout moi ça, je me suis dit intérieurement: partir sur les chapeaux de roue et être obligé de tirer le frein à main à mi-parcours. Sauf qu’ici, je ne voyais pas de raison de ralentir. Les muscles jouaient leur partition avec aisance et le coeur s’activait frénétiquement mais sans se plaindre. J’ai donc enfilé les tours de piste à la même allure pour terminer les 3 bornes en un très acceptable 11 minutes. Oui, 11 minutes. Je n’en croyais pas mes yeux.
De quoi me réjouir évidemment mais aussi me faire redouter la seconde mi-temps. Trois minutes trop rapides pour souffler, ramener le pouls à un niveau humain et c’était déjà reparti, le ventre cette fois-ci noué par l’enjeu. Car j’avais déjà goûté à crédit à la victoire mais elle ne serait complète que si je tenais mes engagements jusqu’au bout. Dans le cas contraire, je perdais tout. Un peu comme le type qui doit rembourser à la banque la voiture qu’on lui a volée. Ce fût moins facile que dans la première manche, mais finalement, j’allais tenir bon, foulant 7 fois la ligne d’arrivée en un toujours très potable 11’10 ».
Aussitôt, une vague d’allégresse a déferlé dans tout mon corps. On aurait dit qu’un halo amniotique m’enveloppait. Dans ces moments de dépassement de soi, on se sent plus léger, plus fort, plus vivant. Un frisson d’immortalité parcourt même un instant la conscience. C’est pour éprouver cette béatitude sans ordonnance que je cours. Un trip aux effets intenses et puissants mais malheureusement de courte durée. Très vite, le doute revient grignoter le monument élevé à ma gloire. Comme un acide s’attaquant à la confiance en soi et dont l’avancée ne pourra être jugulée que par une nouvelle séance réussie.
Prisonnier de la volatilité du temps et des sentiments, le coureur doit constamment remettre son ouvrage sur le métier. A l’image de l’écrivain ou de l’artiste, sa valeur se mesure moins à ce qu’il a déjà prouvé qu’à son prochain exploit. Il est condamné à récidiver, sa conscience ne le laissant jamais tranquille très longtemps.
Dès le lendemain, le dimanche donc, j’allais d’ailleurs déjà devoir ravaler mon petit triomphe. Le menu était copieux: 26 km, comme une semaine plus tôt. Mais avec une difficulté supplémentaire: le terrain. A la place du bitume et ses dénivelés onctueux, j’allais me mesurer à la même distance mais dans la forêt cette fois-ci. Une autre paire de chaussures et une autre paire de manches.
Le temps était radieux et c’est gonflé à bloc que je me suis mis en route. Pendant 20km j’étais sur un petit nuage. Rien ne pouvait m’arrêter ou me freiner, pas même une sale côte qui doit avoisiner les 20 % d’inclinaison vers la moitié du circuit. Pourtant je voyais bien que j’allais trop vite. Même si j’avais laissé mon cardio à la maison pour me laisser guider par mes sensations. Surtout pour une sortie sous le signe de l’endurance fondamentale. Temps de passage au 20e : 1h37. Rien à signaler à bord à ce moment-là pourtant.
C’est à partir du 21e que j’ai commencé à payer la note. Raideurs dans les muscles, souffle raboté, les symptômes d’inconfort ont commencé à s’accumuler. Puisque j’avais déjà fait un sort à mon seul tube de gel -ce mélange pâteux goût citron ou goût fruits des bois qui est à l’organisme ce que le carburant est à la voiture-, je n’avais même plus de quoi me redonner un coup de pied au derrière.
Pas question toutefois de m’arrêter si loin du compte. Faute de courant, j’ai donc dû brancher l’installation sur le générateur mental. Je ne m’attendais pas à cette panne à la moitié seulement de qui m’attendra le 26 avril. Je n’ai heureusement pas eu trop de mal à me traîner jusqu’au bout des 26 mais le moral en a pris un petit coup au passage. Je dois me pincer pour me persuader que j’ai déjà couru un marathon complet. On dira que j’ai eu droit à un avertissement sans frais hormis une légère nausée. Si je refais le coup de partir en roue libre à Londres, je suis foutu. La course d’endurance est une épreuve d’humilité. Mieux vaut avoir la piqûre de rappel aujourd’hui.
Après être passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel en deux jours à peine, autant dire que le décrassage du mardi et la séance d’intervalles du jeudi (10 x 1’30 ») ont été abordés avec une prudence de Sioux. Comme si je me réservais pour le défi majeur du week-end à venir: 28km ce dimanche, et même un peu plus si affinités. Le débat sur la distance maximale à courir pendant la préparation d’un marathon déchire la communauté des runners depuis longtemps. Certains préconisent de ne pas abuser des sorties de plus de 2h15 pour ne pas épuiser la monture et éviter les blessures. D’autres plaident au contraire pour préparer au max le terrain, en montant jusqu’à 35, histoire d’amadouer le fameux mur qui se dresse sur la route entre 30 et 35.
Mon voisin qui s’est lancé dans les marathons l’an passé comme moi mais a poussé le vice jusqu’à s’inscrire dans un club me signale que son coach le gratifie de deux séances de 35km chacune avant une compétition. Argh. J’étais parti sur une fois 30 -ce qui me paraissait déjà copieux- mais maintenant je commence à me demander si ça ne risque pas d’être un peu court (façon de parler évidemment).
Vu qu’il ne me reste que trois bonnes semaines d’entraînement intensif, je dois me décider maintenant. Ma sortie longue de dimanche déterminera donc la suite des événements: si je cale à 28, je n’aurai plus vraiment le temps de grimper par paliers jusqu’à 35. Je devrais alors me « contenter » d’avoir atteint une seule fois le cap symbolique de 30, là où un marathon commence seulement diront les habitués… Pression, pression. Débrief dans une semaine.
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