L’histoire derrière le terme de « The Goat »
Après le premier titre mondial de sa carrière, les débats ont fait rage sur la toile pour savoir si Lionel Messi était le GOAT du football, le Greatest of All Time, le meilleur de tous les temps dans son sport. Hamilton ou Schumacher en Formule 1 ? Roger Federer ou Rafael Nadal? Jordan ou James? D’où provient cette terminologie? Et quel est le lien avec la culture américaine du sport? Retour en arrière.
Article paru le 29 décembre 2020 dans Sport/Foot Magazine
Seuls les amateurs de hip-hop l’auront remarqué, lors du deuxième épisode de The Last Dance, la série documentaire consacrée à la carrière de Michael Jordan qui a diverti des millions d’amateurs de sport pendant le premier confinement. Le réalisateur Jason Hehir n’a pas choisi par hasard la chanson qui sert de fond sonore aux images du match mémorable de Jordan contre les Boston Celtics, pendant les play-offs 1986. Le match durant lequel His Royal Airness a inscrit 63 points et qui a fait dire à Larry Bird: « C’était Dieu, réincarné en Michael Jordan. » Cette chanson, qui a illustré les prestations « divines » de Jordan, était I’m Bad, extraite de l’album du rappeur LL Cool J. Son surnom: G.O.A.T.
Lors du lancement de Twitter en 2006, le diminutif GOAT est devenu de plus en plus fréquent pour désigner le Greatest Of All Time.
Goat signifie aussi chèvre en anglais. Et ce n’est donc pas un hasard si, lors de la première de The Last Dance aux États-Unis, l’utilisation de l’emoji de cet animal a augmenté de 79% sur Twitter. On a aussi vu apparaître l’emoji d’une chèvre sur le maillot numéro 23 de Jordan, et de nombreux hashtags #GOAT. Cela démontre à quel point l’expression est devenue courante sur les réseaux sociaux comme dans les médias plus classiques. On l’a encore récemment constaté, lors du décès de Diego Maradona. Ou lorsque Lewis Hamilton a remporté un septième titre mondial en Formule 1, égalant le record de Michael Schumacher. Ou lorsque LeBron James a remporté son quatrième titre NBA avec les LA Lakers. Même les (anciens) sportifs ont utilisé le hashtag ou l’emoji à profusion. Lorsque le compte de Twitter a posté » You. In emojis » en janvier 2019, Michael Jordan a lui-même répondu par celui d’une chèvre… Évidemment.
Dans la période de gloire de Jordan, celle des années 80-90, et aussi durant la décennie précédente, The GOAT était cependant utilisé dans un tout autre contexte, bien moins glorieux. Pas comme l’acronyme de The Greatest of All Time, mais comme diminutif de scapegoat, bouc émissaire. Une expression par laquelle les supporters et les journalistes désignaient celui qui, par une erreur, avait fait perdre son équipe.
À travers les siècles, le goat (chèvre) a toujours été considéré comme le diable, avec ses cornes et ses sabots. En 1909, le terme a fait son apparition dans le sport pour la première fois: c’était dans The Dickson Baseball Dictionary. L’auteur, Paul Dickson, l’a utilisé pour décrire la manière dont le receveur Charles Schmidt s’est repris, dans la seconde manche des World Series, après avoir été the goat dans la première manche. Beaucoup plus tard, dans les années 70 et 80, le dessinateur Bill Gallo a illustré chaque match des World Series par un dessin The hero and the goat of the game, publié dans le New York Daily News.
En baseball, il existait depuis 1945 The curse of the Billy Goat, une terrible malédiction frappant les Chicago Cubs, suite au coup de gueule d’un certain Billy Sianis. Cette année-là, ce supporter avait dû quitter le stade Wrigley Field des Cubs à cause de l’odeur répandue par le bouc qu’il y avait emmené. Sianis avait alors lancé: « Ces Cubs, ils ne gagneront plus jamais ». Ce n’est qu’en 2016 que ceux-ci ont vaincu le signe indien, en remportant enfin les World Series. Cette histoire a donné à The goat une connotation négative, celle du loser.
Le poème d’Ali
The Greatest of All Time, ces cinq mots étaient déjà utilisés pour désigner des sportifs exceptionnels. C’est par cette expression que le magazine Vanity Fair décrivait la joueuse de tennis britannique Laurence Doherty en 1924. En 1964, Mohamed Ali – qui n’avait encore que 22 ans et s’appelait encore Cassius Clay – l’avait lui-même utilisée au moment de battre Sonny Liston, pour conquérir le titre mondial des poids lourds. Il avait alors lu, devant un public hilare, un poème intitulé: » I Am The Greatest… » Premier vers: « This is the legend of Cassius Clay, the most beautiful fighter in the world today. »
Ali maniait l’humour avec facilité, était particulièrement sûr de lui et trouvait toujours des formules qui parlaient au public américain. Beaucoup buvaient ses paroles, d’autres – surtout les blancs – ne pouvaient pas les entendre.
C’est aussi la raison pour laquelle Carl Lewis, autre athlète afro-américain d’exception, n’a pas réussi à signer le moindre contrat de sponsoring en 1984, malgré ses quatre médailles d’or olympiques. Lewis était perçu comme trop arrogant, trop vaniteux. Pourtant, le grand public adorait d’autres vedettes noires, comme les joueurs de NBA Magic Johnson et surtout Michael Jordan. Magic charmait par son sourire désarmant, tandis que Jordan véhiculait une image apolitique et impeccable vis-à-vis du monde extérieur, loin des controverses (à l’exception d’une addiction supposée au jeu).
Même s’il a posté des emojis de chèvre ces jours-ci, MJ n’a jamais déclaré, à l’époque où il était joueur, qu’il était le plus grand, au contraire d’Ali. Wayne Gretzky, le meilleur hockeyeur de tous les temps, a quant à lui été surnommé The Great One dans les années 80-90, mais l’initiative ne venait pas de lui. C’était un surnom dont le Canadien avait été affublé par un journaliste, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent très prometteur, et qui l’a poursuivi durant toute sa carrière. Ce fut également le cas du joueur de football américain Joe Montana, dont on a publié un poster avec l’inscription The Golden Great, en référence au Golden Gate Bridge de San Francisco, la ville où évoluait le quarterback avec les 49ers.
Culture hip-hop
Ce n’est qu’en septembre 1992 que The GOAT a été utilisé pour la première fois pour désigner The Greatest Of All Time: lorsque Lonnie, l’épouse de Mohamed Ali, décida de créer G.O.A.T. Inc., une société qui protégeait le droit à l’image et les droits commerciaux de son mari. Un an plus tard, le trio hip-hop De La Soul s’en inspirait pour la chanson Lovely How I Let My Mind Float. Le rappeur Biz Markie y affirme: « I got more rhymes than Muhammad Ali ». Plus tard dans la chanson, Trugoy the Dove lui répond en chantant: » Lovely how I let my mind float / Now I’m-a take my b-a-a-d ass home ’cause I’m GOAT. »
En sport, The GOAT n’était cependant pas encore utilisé pour désigner The Greatest of All Times, le plus grand de tous les temps. Lorsque Michael Jordan a inscrit le panier décisif face à Gerald Wilkens des Cleveland Cavaliers durant les play-offs 1993, Associated Press a même écrit: » This time Wilkins is the goat« . Dans le sens négatif, donc, pour désigner le bouc émissaire.
Ce n’est que sept ans plus tard, en septembre 2000, qu’un autre rappeur, LL Cool J, a été à la base d’une révolution étymologique, en intitulant son nouvel album G.O.A.T. et s’appelant lui-même ainsi. Source d’inspiration pour le nom: pas Jordan, mais Mohamed Ali, comme l’a expliqué le rappeur plus tard. Il ne pouvait cependant pas encore supposer que cet album deviendrait mythique. LL Cool J voulait surtout, explique-t-il, décrire l’esprit de la culture hip-hop: des jeunes issus de quartiers défavorisés, à l’avenir incertain, qui veulent devenir The Greatest, The GOAT, grâce au rap.
L’album a contribué à rendre la culture hip-hop très populaire aux États-Unis, mais a aussi ouvert la voie à l’utilisation du terme GOAT dans le sport. Juste après cette parution, Maurice Greene remportait la médaille d’or sur 100 mètres aux Jeux Olympiques de Sydney, avant de faire tatouer un lion sur la partie supérieure de son bras, avec les lettres GOAT. Le sprinteur s’était inspiré de LL Cool J, et surtout de Mohamed Ali. « De nombreuses personnes trouvent que l’on est arrogant lorsqu’on se prend pour The Greatest, mais dans le sport de haut niveau, il faut se persuader que l’on est le plus grand. Il faut en faire son credo, avant de réellement le devenir », argumentait Greene. Après chaque victoire, il ne se faisait d’ailleurs jamais prier pour montrer son tatouage.
C’est de cette manière que l’acronyme est devenu de plus en plus souvent utilisé. Et qu’il a même été repris dans l’ Urban Dictionary, un dictionnaire en ligne qui reprend les expressions et l’argot anglais, en septembre 2003: » GOAT: anacronym for Greatest Of All Time. Ultimate competitor G-O-A-T. Michael Jordan is the GOAT. »
De plus en plus de sportifs ont été surnommés ainsi, comme Ricky Carmichael, l’équivalent américain de Stefan Everts. Le pilote de motocross floridien était tellement fier de son surnom, que lui avait donné son collègue Matt Walker, qu’il a fait installer une statue d’une chèvre au bord de sa piscine, et a construit un circuit de motocross baptisé The GOAT Farm.
Le rôle de Twitter
Tout cela a provoqué un changement de culture, où l’humilité ne devait plus être considérée comme une vertu essentielle. En 2003, le célèbre magazine Sports Illustrated a placé LeBron James, alors âgé de 17 ans, en couverture avec le titre The Chosen One, désignant l’héritier de Michael Jordan. James adore aussi son autre surnom, The King. Il le doit au speaker de la Saint Vincent-Saint Mary High School, qui présentait toujours James en ces termes avant chaque match. Aujourd’hui encore, le compteur Twitter de LeBron s’appelle toujours @KingJames.
Lors du lancement de Twitter en 2006, le diminutif GOAT est devenu de plus en plus fréquent pour désigner le Greatest Of All Time, car on ne pouvait utiliser que 140 signes au maximum. On économisait donc une vingtaine de signes, puisque GOAT n’en comporte que quatre. Et l’emoji de la chèvre n’en comporte, lui, qu’un seul. Avec la popularité croissante des réseaux sociaux et les discussions en ligne des amateurs de sport qui débattent sur le nom du plus grand de tous les temps, l’acronyme est devenu de plus en plus répandu. Lorsque Mohamed Ali est décédé en juin 2016, les hashtags #GOAT ont déferlé sur Twitter.
Pourtant, il a fallu attendre 2015-16 avant que The GOAT ne soit utilisé pour la première fois dans des journaux belges et néerlandais, dans des articles sur Michael Jordan, Serena Williams ou Tiger Woods. Il l’avait déjà été dans Sport/Foot Magazine deux ans plus tôt, mais dans un courrier des lecteurs, qui débattait du meilleur tennisman de tous les temps: Rafael Nadal ou Roger Federer.
Pourtant, ce diminutif peut irriter certains, comme ce petit garçon qui, lors d’une conférence de presse précédant l’US Open de 2017, a demandé à Federer pourquoi tout le monde l’appelait GOAT. « En Suisse, cela n’a quand même pas de sens? » Le joueur, amusé, a répondu: « Ce sont les supporters qui m’appellent ainsi, pas moi. Cela dit, en Suisse, nous avons beaucoup d’animaux, y compris des chèvres. »
Le terme a aussi été utilisé symboliquement par Lionel Messi, lorsqu’il a posé pour le magazine américain PAPER avec un bouc, puis un chevreau, avant la Coupe du monde 2018 en Russie. Son grand rival, Cristiano Ronaldo, a bien sûr été vexé. Lorsqu’il a inscrit le premier de ses trois buts durant ce Mondial, contre l’Espagne, il s’est frotté le menton. Ou plutôt: son bouc. Une réponse à Messi? Non, a-t-il affirmé: « Une simple blague avec Ricardo Quaresma. Avant le match contre l’Espagne, je me suis rasé dans le sauna et j’ai laissé cette touffe. Je lui ai promis que je la laisserais jusqu’à la fin du tournoi si je marquais. Et manifestement, ça m’a réussi. »
Deux ans plus tard, Ronaldo a fait des émules en la personne de Remco Evenepoel. Au cours d’un effort solitaire impressionnant, lors du Championnat du monde Juniors en septembre 2018, le prodige de Schepdael s’est gratté le menton devant la caméra, mimant le bouc. Selon le jeune Belge, âgé de 18 ans à l’époque, il s’agissait d’un pari fait avec son meilleur ami. « Il m’avait dit: si tu te retrouves seul en tête, tu dois te gratter le menton. » Aussitôt dit, aussitôt fait.
Evenepoel ne se considérait évidemment pas encore comme The GOAT, The Greatest Of All Time. Au contraire de LeBron James, à la fin de cette année-là, lorsqu’il a évoqué devant les caméras d’ ESPN le come-back légendaire de ses Cleveland Cavaliers en finale NBA 2016, contre les Golden State Warriors. « That one right there made me The GOAT. That’s what I felt. » Trois semaines plus tard, en janvier 2019, Michael Jordan postait son fameux tweet contenant l’emoji chèvre… Voilà comme les sportifs utilisent quatre lettres et un symbole pour faire comprendre, à ceux qui en doutaient, qu’ils sont bel et bien les meilleurs.
Qui sait si Mohamed Ali, auto-proclamé The Double Greatest au temps de sa splendeur, ne tweete pas « à la Jordan », de tout là-haut…
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