Les souvenirs fous de Jacques Borlée: « Sans l’athlétisme, j’aurais pu devenir un truand »
L’écrivain Alain van den Abeele, qui se présente comme « un raconteur d’histoires qui n’interviewe que les gens passionnés », relate le parcours humain et sportif de Jacques Borlée, qui dévoile de nombreuses facettes méconnues de sa personnalité, de ses échecs et de ses succès. Extraits exclusifs.
« J’aurais voulu être Jacky Ickx »
« Comme tous les enfants, nous jouions aux gendarmes et aux voleurs, à la balle, aux billes. J’ai le souvenir d’un train électrique Märklin à partager en sept! Mais notre grande affaire, c’étaient des courses à vélo autour du bloc de maisons et ma mère arbitrait nos championnats. Nous les prenions très au sérieux pour une question d’honneur. Ces luttes étaient acharnées. Nous avions l’illusion d’appartenir à des pelotons prestigieux. Mon frère Guy, plus puissant – il avait trois ans de plus que moi -, me réglait au sprint. L’affront se doublait d’une injustice. Mais je me vengeais dans les contre-la-montre chronométrés par ma mère. À chacun son brin de légende. Nous étions, tour à tour, Felice Gimondi, FrancescoMoser, Patrick Sercu, Roger De Vlaeminck, Raymond Poulidor… J’étais Eddy Merckx.
Du jour au lendemain, je suis devenu un révolté. »
Jacques Borlée
Lorsque nous avons déménagé pour nous installer à Woluwe-Saint-Pierre, je me rendais souvent à l’épicerie de la famille Merckx dans l’espoir secret de le voir, car à l’époque, il servait encore la clientèle de temps à autre. Nous avons ensuite disputé des courses sur nos motos en compagnie de Didier de Radiguès et Thierry Boutsen, à Nivelles ou dans les environs. Chacun amenait sa machine. Nous mélangions les cylindrées. Stéphane Mertens, qui est le parrain de Jonathan, nous rejoignait souvent. Je me suis rendu compte que j’éprouvais un amour profond pour la compétition dès mon plus jeune âge alors que nous nous régalions à prendre des virages à la façon du grand Giacomo Agostini, de Phil Read ou de Freddie Spencer. Quand je nomme un champion, tout un palmarès et des images me sautent aux yeux. Je me raconte de belles histoires. J’aurais voulu être Jacky Ickx. J’adorais le sport automobile. »
« J’étais un élève incontrôlable »
« Je jouais au football, à n’importe quelle place dans l’équipe. J’ai toujours aimé la compétition. Mon frère Francis a joué trois matches en première au Racing White avant d’avoir un accident de la route, malheureusement. Sa carrière était terminée. Je pensais pouvoir suivre ses traces. C’est alors que mon drame personnel a fait son apparition. J’étais petit de taille. Tout à coup, à l’âge de quinze ans, j’ai grandi brutalement. Mon corps se transformait. Seize centimètres par an! Des douleurs violentes me prenaient, tiraillaient, martyrisaient mon corps. Je ne savais plus poursuivre les humanités sportives en raison de ces douleurs insupportables. C’est un monde qui s’écroule.
Du jour au lendemain, je suis devenu un révolté. En plein désarroi, un fomenteur de troubles dans les écoles où mes parents m’inscrivaient. J’étais un élève incontrôlable. Je n’étudiais plus. Je sortais le soir avec des compagnons de bamboche aussi mauvais élèves que je l’étais devenu alors que jusqu’en troisième année d’athénée, je travaillais bien. Parfois je ne rentrais pas de la nuit et mes pauvres parents partaient à ma recherche. Et les écoles ont défilé. Mes parents n’avaient plus de réponse à offrir face à cette révolte adolescente. Je faisais les pires blagues aux professeurs comme cacher un squelette derrière la porte de la classe, placer un seau d’eau au-dessus de la porte… »
Je vendais des chaussettes, des cravates, des chronos chinois, tout était bon pour gagner des sous.
Jacques Borlée
« L’athlétisme m’a évité de mal tourner »
« L’athlétisme m’a évité de mal tourner. J’aurais pu devenir un truand, un type hors-la-loi tant je contestais toutes les normes de la société. Je ne me pliais à aucune règle qui me paraissait inutile. Je critiquais tout. Je n’acceptais plus rien, plongé dans une logique personnelle qui n’avait rien de… logique!
Au début, je ne voyais pas de quelle façon le sport pouvait m’aider. Aujourd’hui, je vous certifie qu’il m’a permis de ne pas basculer dans l’illégalité et, qui sait, plus encore. Je filais un très mauvais coton. Ce sont les premières courses interscolaires qui m’ont ouvert les yeux. J’affichais des dispositions pour la course à pied que je ne soupçonnais pas et qui avaient été remarquées lorsque j’étudiais à Saint-Boniface. À cette époque étaient organisées des rencontres entre athénées au Heysel. C’était, en ce qui me concerne, une façon de m’évader, de sortir de la classe. J’ai donc sauté sur l’occasion et j’ai été retenu dans la sélection de mon école. J’ai le souvenir d’une course-relais sur 200 mètres dans laquelle j’ai reçu le témoin en tant que dernier relayeur. Je me suis élancé et j’ai dépassé trois ou quatre coureurs en éprouvant un sentiment nouveau, un mélange de puissance et une profonde émotion. Alors que nous avions franchi la ligne d’arrivée en premiers, mes camarades m’ont entouré pour me féliciter. Je lisais de l’admiration dans leurs yeux. J’ai senti une forme de considération, quelque chose de profondément inconnu pour un garçon dans mon genre, traînant sa mauvaise réputation. Soudain, je n’étais plus au ban de la classe. Oh, n’exagérons pas! Cela n’a duré que le temps de cette fin d’après-midi mais, bien plus que l’estime de mes compagnons, j’avais découvert ce dont j’étais capable. J’ai perçu les prémices de quelque chose de nouveau. Le temps des conneries était passé! »
« Je creuse un trou financier qui a de quoi faire peur mais je refuse le CPAS »
« En 1983, je termine deuxième aux championnats d’Europe. Les conseilleurs de tous poils me disent qu’ils vont m’aider à poursuivre ma carrière, me soutenir. J’accepte d’autant plus que je m’étais endetté de plus de 300.000 francs en investissant dans le sport, en payant mes voyages, mon équipement, les entraînements. J’étais encore naïf. Six mois plus tard, je reçois la somme de 10.000 francs! Et je ne suis pas sélectionné pour les premiers championnats du monde alors qu’en épreuve préparatoire, j’avais réalisé un meilleur temps, mais le vent m’était défavorable… J’ai eu l’impression que le monde s’écroulait autour de moi. Mon père m’a annoncé que désormais, je devais travailler pour gagner ma vie. Que faire? Je tenais à rester dans le monde de l’athlétisme. Je pensais vers mes 18 ans que si je devais devenir entraîneur, il fallait que je me trouve un métier pour subvenir aux besoins de ma famille. Je me suis lancé dans la représentation, un peu comme un chien fou. J’ai jeté mon dévolu sur des marques de chaussettes, d’élastiques, de cravates, de chronos chinois… Tout était bon pour gagner des sous.
Je travaillais jusque tard le soir et je partais m’entraîner. Un soir, alors qu’il neigeait, j’ai proposé à mon épouse de venir avec moi au stade des Trois Tilleuls. Nous nous sommes retrouvés tous les deux dans ce stade de 40.000 places, à la nuit tombée. Elle m’a demandé en criant ce qu’on faisait là. Je lui ai répondu qu’on s’entraînait. Je n’oublierai jamais l’écho de ce stade vide qui nous renvoyait nos paroles. C’était absurde! Nous étions comme des naufragés perdus dans l’obscurité.
J’ai compris qu’il fallait que j’arrête l’entraînement et que je me consacre davantage aux affaires. Deux ans plus tard, les jumeaux naissaient! Cela vous situe les choix difficiles qui s’offraient à moi. L’année suivante, en février, nous avons vécu divers drames. Kevin s’est brûlé les deux mains aux deuxième et troisième degrés sur un convecteur au gaz. Quelques mois plus tard, le père de mon épouse décède brutalement à 52 ans. J’encaisse assez mal ces épisodes. Mes affaires s’écroulent, mes dettes augmentent. Je creuse un trou financier qui a de quoi faire peur (…)
Je pense avoir atteint le fond. Erreur! 1994, ma femme me quitte et nous nous retrouvons avec cinq enfants, car entre-temps deux autres enfants, Alizia et Dylan, étaient nés. Pour arranger le tout, Sambre Invest m’élimine de la direction de notre propre société. Je n’ai plus rien. Mes enfants sont près de mon ex-épouse, en Ardenne. Je dors dans ma voiture. Je refuse le CPAS par volonté de ne pas en rester là ou de dépendre de cet organisme pendant plus d’un an. »
« Olivia voulait aller aux Jeux, j’étais catastrophé »
« En novembre 2002, Olivia, qui est âgée de seize ans, deux ans de plus que les jumeaux, vient vers moi et me dit: Papa, j’ai observé attentivement les championnats d’Europe d’athlétisme. J’ai adoré les deux deuxièmes places de Kim Gevaert. C’est formidable ce qu’elle fait. Je veux aller aux Jeux Olympiques! Tu dois m’entraîner! J’étais catastrophé! J’ai eu la trouille de ma vie! Olivia était une sportive dans l’âme et elle pratiquait l’athlétisme avec talent, mais de là à l’entraîner en vue des Jeux, il y avait une marge énorme. Je connaissais les difficultés de ce sport pour lequel il faut tout sacrifier et plus encore. Je savais qu’il fallait beaucoup d’argent pour espérer monter un programme qui tienne la route. Je savais qu’il fallait de l’argent pour l’après-carrière. Je savais qu’il fallait investir dans la technologie. Bref, je suis resté sans voix.
Je me suis faufilé dans la gare des Guillemins et j’ai dormi à terre avec les clochards.
Jacques Borlée
Mon épouse et moi ne l’avons jamais poussée à faire de l’athlétisme. Quand elle était jeune, elle trouvait cette discipline trop dure et… ennuyeuse. Le déclic est arrivé lorsqu’elle a eu seize ans et sa pointe de vitesse a permis d’enchaîner les événements. Notre vie n’était pas facile. J’étais indépendant et je tenais à cette forme de liberté. Nous étions séparés, mon épouse et moi. Elle vivait avec les enfants près de Saint-Hubert. Olivia étudiait à Marche. J’étais à Bruxelles. Donc, pour entraîner Olivia, je partais la chercher en voiture, je l’entraînais et je la reconduisais. Les kilomètres défilaient. 550 kilomètres aller et retour, de Marche à Gand, où je l’entraînais, et retour parfois en hiver, ce qui ne facilitait pas ma tâche! Pendant ce temps, Kevin et Jonathan jouaient au football dans l’équipe de Champlon. Voyant les progrès de leur soeur, ils se sont mis à gamberger à leur tour. En puis, tout s’est enchaîné. Olivia a pris la deuxième place aux Jeux Olympiques pour jeunes à Paris, en 2003. Elle courait en 100 mètres et 200 mètres. Or, elle n’avait que six mois d’entraînement derrière elle. C’est dire si elle était douée. Ma responsabilité était énorme. Il fallait continuer, coûte que coûte, ce que nous avions entrepris.
Rien n’était simple. Tenez, une anecdote. Un jour, alors que nous faisions la route, je crève un pneu. Après notre séance de travail, je la ramène à Marche et, au retour dans la nuit, je crève au même endroit. Plus de pneu de réserve. Je téléphone à un copain qui vit dans le coin. Il ne peut pas me dépanner mais me conduit à la gare des Guillemins, à Liège, pour que je puisse rentrer à Bruxelles en train. Pas de chance, au moment où j’approche du bâtiment, c’est l’heure de la fermeture! J’ai réussi à me faufiler à l’intérieur et à dormir à terre avec les clochards. »
« La Fédération a voulu m’interdire d’entraîner mes enfants »
« Kevin et Jonathan m’annoncent qu’ils veulent abandonner le football pour l’athlétisme. C’est comme si le ciel me tombait sur la tête! Là, je refuse, car j’estime qu’ils doivent terminer la saison par respect pour le club. Nous verrons ensuite. Je reconnais qu’ils étaient doués pour tous les types de sport, football, basket, volley, course à pied. Me voilà donc, au début 2005, avec mes trois enfants bien décidés à ce que je sois leur entraîneur (…)
Rien n’est simple. Olivia a des passages à vide durant lesquels elle court moins bien. Elle se blesse aussi, mais avec un courage qui m’émeut toujours, elle poursuit le long apprentissage. Survient alors un premier coup de tonnerre. Olivia se levait tous les matins à 6 heures pour prendre le bus et se rendre à Marche pour ses cours. C’était intenable à long terme. J’ai alors demandé à la Fédération si elle ne pouvait pas payer l’essence de mon ancienne épouse pour qu’elle puisse conduire sa fille en voiture. Le gain était important. Olivia pouvait se lever une heure plus tard. De façon inexplicable, cette proposition a été sèchement refusée. En 2005, je suis convoqué avec Olivia à la Fédération d’athlétisme où l’on nous explique qu’Olivia, Kevin et Jonathan ne peuvent plus s’entraîner avec moi en raison de ma trop grande indépendance. Et si je continue, je ne recevrai plus le moindre subside pour poursuivre mes entraînements. Olivia leur a ri au nez. Nous sommes sortis de la pièce et nous avons continué avec nos partenaires financiers qui nous permettaient de ne pas dépendre de la fédération. En 2006, la Fédération a dû revoir sa copie, car les résultats ont suivi. »
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