«Après Usain Bolt, l’athlétisme s’est trouvé face à un grand vide»
En marge des Mondiaux de Budapest, les anciennes sprinteuses belges Kim Gevaert et Eline Berings évoquent l’avenir d’un athlétisme en quête de stars.
Le rendez-vous est fixé dans les travées du stade roi Baudouin. C’est là, alors que tous les regards des amoureux d’athlétisme se tournent pourtant vers Budapest, que Kim Gevaert pense déjà au 8 septembre. Ce jour-là, sur la piste voisine, la médaillée olympique de Pékin donnera le coup d’envoi d’un Mémorial Van Damme dont elle est devenue la directrice. Aux commentaires dans la langue de Vondel, on retrouvera peut-être Eline Berings, championne d’Europe en salle du 60 mètres haies en 2009 et aujourd’hui psychologue du sport et consultante athlétisme pour la VRT.
Ensemble, les deux sprinteuses d’hier parlent de l’athlétisme de demain. Une conversation au futur proche, puisque la Hongrie accueille les Mondiaux dès ce 19 août.
Auriez-vous imaginé, il y a quinze ans, que vous seriez, en 2023, pour l’une directrice du Mémorial Van Damme, pour l’autre psychologue du sport?
Kim Gevaert: Il y a quinze ans, une directrice de meeting, ça n’existait même pas. Quand Wilfried Meert et Cédric (NDLR: Van Branteghem, successeur de Meert désormais devenu CEO du Comité olympique belge) m’ont sondée fin 2021, j’étais surprise. Moi, une mère de quatre enfants? J’ai un peu hésité. Je venais juste de terminer, dans la douleur, un postgraduat en logopédie multilingue, et je ne savais pas vraiment en quoi ce travail consistait. Finalement, j’ai réalisé que mon profil convenait: entretenir des relations avec World Athletics, la Diamond League, les politiciens, les sponsors, les athlètes, les managers… En voyant que je pouvais aussi combiner ce travail avec la pratique de la logopédie, j’ai accepté. Un tel train ne passe sans doute qu’une fois.
Aujourd’hui, l’athlétisme a plein de vedettes, mais les gens les voient trop peu.
Eline Berings : Vu que j’avais un master en psychologie, suivi de deux années de psychologie du sport, il était clair pour moi que je me dirigerais vers ce domaine. J’ai eu la chance de pouvoir m’y mettre très vite, au sein de la ligue flamande d’athlétisme et de l’équipe nationale de rugby à sept. En juin 2022, je suis devenue consultante éthique chez Sport Vlaanderen, et mes consultations privées avec des athlètes sont de plus en plus nombreuses. Au printemps, la VRT m’a proposé de devenir consultante pendant les Mondiaux d’athlétisme. A présent, je dois parfois refuser des sollicitations. Mon agenda est bien rempli, mais je suis très heureuse. Les gens me considèrent maintenant pour ce que je fais, pas uniquement parce que je suis une ancienne athlète «connue».
En tant qu’anciennes athlètes, quel est votre regard sur l’évolution de l’athlétisme? Hors des JO ou des grands championnats, on en parle peu…
E.B: L’un des grands problèmes, ce sont les retransmissions télé. En Belgique, on peut voir chaque minute des matchs de football ou des courses cyclistes. Par contre, si on veut regarder les meetings de la Diamond League (NDLR: les 14 plus grands au monde), il faut bien chercher. Ils sont en direct sur la BBC, mais pour le reste, on doit se contenter de résumés d’une vingtaine de minutes.
K.G.: Pour créer des stars comme Carl Lewis, Sergueï Bubka, Merlene Ottey, Michael Johnson ou Usain Bolt, il faut de la répétition. Aujourd’hui, l’athlétisme peut compter sur des vedettes comme Noah Lyles, Armand Duplantis, Jakob Ingebrigtsen, Karsten Warholm, Sydney McLaughlin, Femke Bol ou Faith Kipyegon, mais les gens les voient trop peu. Si vous montrez leurs portraits dans la rue, très peu les reconnaîtront.
E.B: Pourquoi Remco Evenepoel et Wout van Aert sont-ils si populaires? Parce qu’on les voit courir toute l’année. Dans le sport, l’identité sociale est importante. Les amateurs de sport s’identifient à certaines histoires ou personnalités. Cela n’arrive pas si on ne voit un athlète courir vite ou sauter haut que lors des grands championnats. Ça n’imprègne pas les gens.
Aujourd’hui, les meetings ne peuvent plus dépasser les deux heures, avec un credo: plus court et plus marquant. Finalement, ça n’apporte pas grand-chose…
K.G.: J’ai été très surprise l’année dernière quand j’ai découvert, pour la première fois, les timings précis de chaque épreuve du Mémorial Van Damme. A quel point il faut suivre la feuille de route élaborée par la Diamond League. C’est presque calibré à la seconde. Le monde accélère, et nous devons le suivre.
E.B: J’ai parfois du mal avec ça. Une classique cycliste dure six heures et les spectateurs sont quand même nombreux, non? Un meeting ne doit pas forcément durer quatre heures. Mais même la présentation des athlètes doit aller de plus en plus vite. Laissons le temps aux gens d’apprendre à connaître ces visages, de voir les athlètes faire une danse ou une pose un peu folle. S’il y a une pause entre les épreuves, donnons aux spectateurs un peu plus d’informations sur celles-ci et leurs champions, en mots et en images. L’athlétisme est un sport complexe. Quand je regarde un meeting avec des amis, ils n’arrêtent pas de poser des questions. Si tu leur expliques pourquoi Femke Bol fait quatorze pas entre chaque haie sur son 400 mètres, ou si tu leur montres une petite vidéo de ses entraînements, ils sont embarqués dans l’histoire.
Changer d’approche, comme Nafi, à 28 ans, est rafraîchissant, mais ça comporte un risque.
K.G.: C’est un fait, l’athlétisme, comme d’autres sports, fait face à de plus en plus de concurrence d’autres événements, d’autres manières qu’ont les gens de remplir leur temps libre. Wilfried Meert me disait qu’il y a dix ou vingt ans, le Mémorial était sold out en un rien de temps. Maintenant, il faut travailler davantage pour remplir le stade. On offre pourtant beaucoup plus aux gens qu’un simple meeting: un show de lumières, un concert, un grand événement VIP… L’ambiance dans le stade doit valoir le coup de dépenser son argent.
Les gens viennent aussi pour des duels ou pour voir de grands noms. Malheureusement, ils se font plutôt discrets hors des championnats.
E.B: Sur les épreuves de demi-fond (800 et 1 500 mètres) ou de haies, les grands noms s’affrontent souvent, mais ils ne sont pas aussi connus que les meilleurs sprinters. Ceux-là s’évitent souvent, aussi bien chez les hommes que chez les femmes.
K.G.: Avec plus d’argent, on pourrait attirer des athlètes renommés, mais chaque meeting a son budget. Pour planifier un 100 mètres de haut niveau, il faut économiser pendant quelques temps…
E.B: On touche là au problème majeur: il y a trop peu d’argent dans l’athlétisme. Si les meetings ne sont pas diffusés en intégralité, pourquoi un grand sponsor y investirait-il des millions d’euros? Pourquoi de nombreuses entreprises soutiendraient-elles un athlète si elles n’y gagnent qu’un petit logo, à côté de celui de l’équipementier, sur sa tenue? Il faut donner aux athlètes plus d’espace publicitaire. Actuellement, c’est bien trop réglementé, certainement pour la Diamond League.
Que peut y faire World Athletics, la fédération internationale?
K.G.: World Athletics devrait surtout créer plus de narratif autour des athlètes. Multiplier les interviews, les reportages sur leur site ou sur les réseaux sociaux. Les gens doivent apprendre à connaître les athlètes, y compris hors de la compétition. Sans cela, ils ne retiendront jamais leur nom ou leur visage.
E.B: Il ne faut pas non plus tout miser sur une immense vedette. C’est ce que l’athlétisme a fait pendant huit ans avec Usain Bolt, et on s’est retrouvé face à un grand vide quand il a arrêté. Les bases auraient été plus solides si on avait misé sur un plus grand nombre de «petites» vedettes. Cela offrirait de l’attention à toutes les disciplines, et pas seulement au 100 mètres.
Quelles stars et disciplines attireront votre attention lors des Mondiaux de Budapest?
K.G.: Le 100 mètres féminin. Longtemps, Shelly-Ann Fraser et Elaine Thompson se sont partagé le trône, mais les concurrentes sont désormais nombreuses: Shericka Jackson, Sha’Carri Richardson, Marie-Josée Ta Lou, Dina Asher-Smith… Je suis aussi curieuse de voir le temps que réalisera Sydney McLaughlin. Elle est recordwoman du monde du 400 mètres haies et a franchi le pas vers le 400 mètres plat. Début juillet, elle a réalisé un très bon temps, une bonne seconde au-dessus du très ancien record du monde de Marita Koch (NDLR: réalisé en 1985). Même si la marge à combler reste conséquente.
E.B: Sur 400 mètres haies, elle a repoussé les limites avec un nouveau rythme de course, mais courir une seconde plus vite sur plat, c’est bien plus difficile.
K.G.: Si toutes les conditions sont réunies, Noah Lyles peut peut-être s’approcher du record du monde d’Usain Bolt sur 200 mètres (19.19). L’an dernier, il a couru en 19.31 aux Championnats du monde, et il a l’air très fort cette saison.
E.B: Je vois peu de records du monde tomber. Peut-être celui de Crouser au lancer du poids ou de Duplantis à la perche, mais ils ont mis la barre assez haut l’an dernier. Faire encore mieux sera difficile. Ce que j’attends surtout, ce sont des duels de haut niveau sur les épreuves de course, des sprints aux longues distances. Beaucoup d’athlètes ont réussi des temps de référence cette saison, grâce à des nouveaux spikes et des pistes rénovées. Mais à partir des moyennes distances, battre un record lors d’un championnat est toujours difficile, parce que les courses sont souvent très tactiques.
Pour une médaille belge, je ne vois que Noor Vidts en heptahlon ou le relais 4 x 400.
Les fans belges ont l’habitude de se concentrer sur Nafi Thiam, forfait aux Mondiaux à la suite d’une douleur au tendon d’Achille. Plus tôt, elle avait expliqué que son coach, Michael Van der Plaetsen, voulait la sortir de sa zone de confort et prendre des risques pour améliorer son record d’Europe. Est-ce inquiétant?
E.B: Changer d’approche d’entraînement à 28 ans est rafraîchissant mentalement, mais comporte toujours un risque. De l’extérieur, il est difficile de juger si cette blessure est la conséquence de cette nouvelle approche. Une usure après dix années au top ne me semble pas être l’explication. Une inflammation du tendon d’Achille est assez fréquente chez les athlètes, même chez les jeunes.
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K.G.: J’en ai souffert pendant toute ma carrière. Grâce à de nombreux exercices préventifs, la douleur restait parfois éteinte un temps, mais elle finissait toujours par se réveiller sans véritable explication. Parfois, il faut tirer la sonnette d’alarme et chercher une solution. C’est dommage pour les Mondiaux, mais c’est la meilleure solution.
E.B: C’est en tout cas trop tôt pour enterrer Nafi. En mars, elle a encore amélioré le record du monde de l’heptathlon. Rester «fit» sera son plus grand défi. C’est seulement en étant au sommet qu’elle pourra battre Anna Hall, sa nouvelle grande rivale, aux Jeux de Paris.
Sans elle, quels Belges peuvent faire vibrer le pays avec une médaille ou une finale?
K.G.: Cynthia Bolingo et Hanne Claes ont certainement une chance d’atteindre la finale du 400 et du 400 haies, tout comme Ben Broeders au saut à la perche. Dans un grand jour, il peut même rêver d’une médaille, mais ses prestations sont très peu constantes.
E.B: Pour une médaille, je ne vois que Noor Vidts, en heptathlon, surtout après les forfaits de Thiam et de la Polonaise Adrianna Sulek, et le relais 4 x 400 masculin. Lors des championnats précédents, je pensais à chaque fois qu’ils n’y arriveraient plus, mais ils ont toujours pris une médaille ou sont passés tout près, comme aux JO. Maintenant, j’ose quand même dire que ce sera particulièrement difficile d’y parvenir. Jonathan et Kevin Borlée ont 35 ans, n’ont pas encore couru sous les 46 secondes cette année et Jonathan a encore été perturbé par une blessure… Il faudra compter de plus en plus sur leur jeune frère Dylan, Alexander Doom et Robin Vanderbemden, comme c’est le cas depuis un moment déjà.
K.G.: A moins que Jacques Borlée ne sélectionne encore ses deux aînés. Grâce à leur expérience, et parce que sur une course, ils peuvent peut-être encore tirer le meilleur d’eux-mêmes. Surtout Kevin, qui devient 20% plus fort quand il prend le témoin lors d’un relais. Mais un jour viendra où ça n’arrivera plus…
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