“Au début, on se moquait de ses idées”: comment Bart Verhaeghe est devenu le puissant patron du foot belge
Bart Verhaeghe est désormais orphelin de son binôme Vincent Mannaert, mais le vrai boss du football belge n’est pas démuni pour autant. Il est peut-être même plus puissant que jamais.
Le feuilleton raconte aussi bien le milieu que l’un de ses personnages principaux. Dans le cagnard du mois de juillet 2016, les cerveaux de l’Union belge (URBSFA) cherchent à insuffler un nouveau vent de fraîcheur: Marc Wilmots, jugé responsable de la sortie prématurée des «Diables Rouges» à l’Euro, à la suite d’une déroute contre le pays de Galles, doit faire ses valises.
Problème: la Fédération manque de liquidités. Il s’agit donc de redoubler d’ingéniosité. Mehdi Bayat, encore simple administrateur, et Bart Verhaeghe, tout juste nommé vice-président, sont appelés à jouer les magiciens. Marc Wilmots et sa femme Katrien, qui représente ses intérêts, sont alors reçus dans les bureaux de Uplace, la société immobilière de Bart Verhaeghe qui siège au château de Bever, un manoir du XIXe situé dans la périphérie nord de Bruxelles. Une première entrevue jette les bases de la séparation; une deuxième arrondit les angles, avant qu’une troisième, le vendredi 15 juillet, cette fois-ci dans les quartiers généraux de l’URBSFA, ne viennent acter le divorce.
C’est là, au cours d’un énième monologue de Mehdi Bayat, que Bart Verhaeghe décide de siffler la fin de la récréation: il s’adresse à Marc Wilmots en néerlandais – excluant ainsi son homologue franco-iranien de la conversation – et trouve un arrangement à l’amiable dont le contenu reste précieusement conservé par des clauses de confidentialité. «Bart est un bulldozer, il va tout droit», résume un ex-collaborateur. Ce qui est certain, c’est que sa bonne bouille, ses lunettes rondes et ses dents du bonheur ne suffisent pas à cacher la nature de l’engin: l’homme s’impose comme l’un des patrons du secteur, cinq ans après en avoir enfoncé les portes.
Verhaeghe et le conflit d’intérêts décomplexé
A l’époque, le poids de Bart Verhaeghe peut se mesurer au nombre de couvre-chefs qu’il cumule: il opère à la fois en tant que président du Club Bruges, de vice-président de la Fédération et devient également membre du «comité technique» chargé de désigner le remplaçant de Marc Wilmots. Un double jeu qui l’expose à des critiques, mais ne surprend pas grand-monde dans le landerneau du football belge où le conflit d’intérêts s’avère «assez décomplexé», selon une formule du criminologue Michaël Dantinne.
Si les CV ronflants s’accumulent dans la boîte mail – Louis van Gaal, Ralf Rangnick ou Rudi Garcia répondent à un appel publié en ligne – le nom de Michel Preud’homme, employé au Bruges du même Verhaeghe, revient avec insistance. «Il a un contrat et il le respectera», balaie alors le patron brugeois, peu enclin à déforcer son propre noyau, quitte à ce que ce soit contraire à «l’intérêt général» au service duquel il dit inlassablement œuvrer. Six ans plus tard, le scénario se répète et témoigne encore de l’omnipotence du bonhomme: Bart Verhaeghe n’exerce plus de fonctions officielles au sein de l’Union belge, mais cette dernière quémande malgré tout son expertise afin de trouver un successeur digne de ce nom à Roberto Martínez.
Hasard du calendrier, son Club Bruges cherche aussi un entraîneur… Et prend des nouvelles auprès de Roberto Martínez, bien que les émoluments chiffrés par l’Espagnol éteignent rapidement l’idée. Pour Chris Van Puyvelde, membre jusqu’en 2018 d’un comité technique qui était en réalité un trio complété par Mehdi Bayat, les questions d’intégrité soulevées révèlent surtout de la «jalousie». Ou le revers de la méthode «bulldozer». «Nous avons travaillé de manière neutre», assure-t-il. «Bart est dans le macro-management, c’est un entrepreneur pur-sang qui s’entoure toujours de gens qui peuvent apporter de la valeur ajoutée. A son arrivée, le comité technique était composé de 30 membres, dont la moitié venait du monde amateur… Il fallait le réduire et professionnaliser le fonctionnement général de la Fédération.»
Force est de constater que le ravalement de façade a ses vertus: outre la 3e place glanée par les Diables Rouges au Mondial 2018, son mandat voit le lancement des grands travaux du Centre national d’entraînement à Tubize, où déménageront l’ensemble des services de l’Union belge, et s’achève sur un beau bilan comptable. «Alors qu’en 2016 l’URBSFA enregistrait encore des pertes s’élevant à huit millions d’euros, nous avons réussi à la transformer en une fédération financièrement saine réalisant même un bénéfice de treize millions cette année», se félicite-t-il, début juin 2019, dans un communiqué actant la fin de trois saisons de vice-présidence.
Un magnat de la brique
Une ombre noircit quand même le tableau: la période Verhaeghe au sein de l’Union belge correspond à l’interminable saga de l’«Eurostadium», une enceinte bruxelloise censée accueillir l’Euro 2020 dans la capitale du Vieux Continent. Le projet – finalement enterré – coïncide aussi avec la guéguerre que se livrent Paul Gheysens et Bart Verhaeghe, le premier en étant le porteur par le biais de son groupe Ghelamco, le second souhaitant implanter un centre commercial à quelques kilomètres, par l’intermédiaire de Uplace. «Bart Verhaeghe et Paul Gheysens, c’est une histoire de gamins qui se disputent: l’un pique un Lego à l’autre, puis c’est l’escalade qui n’en finit plus», commente l’ex-sénateur N-VA Pol Van Den Driessche, cité par Le Soir.
Il faut dire que le natif de Vilvorde n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Ni à recevoir des directives. Business is business et «qui m’aime me suive». Après des études de droit à l’Université catholique de Louvain, un MBA à la Vlerick Business School, puis quelques mois chez KPMG, le bientôt self-made man se lance dès ses 27 printemps dans l’entrepreneuriat. En 1992, il s’associe ainsi à Luc Verelst, un magnat de la brique spécialisé dans la construction industrielle: le duo donne naissance à Eurinpro international, transformé en quelques années en un géant de l’immobilier logistique, avant de céder le tout aux Australiens de Macquarie Goodman en l’échange de près de 400 millions d’euros.
Mais plutôt que de s’installer à Sydney, ou de se la couler douce, Bart Verhaeghe préfère jouer à domicile. Dans les années 2000, il réinvestit, rachète le château de Bever, fonde le promoteur Uplace et s’intéresse même au FC Malines, entité historique d’une ville où il avait déjà amassé le «cash» en monnayant des bureaux construits sur une réflexion bien sentie: englué sur l’axe Anvers-Bruxelles, le trafic malinois concentre pas mal d’embouteillages, alors pourquoi ne pas couper le trajet en deux?
C’est donc forcément par la pierre, son domaine de prédilection, qu’il finit par entrer dans le secteur du ballon. Fin 2010, le conseil d’administration du Club Bruges lui demande de réaliser un audit sur la faisabilité d’un nouveau stade. L’étude débouche plutôt sur son élection au poste de président, quelques semaines plus tard, et une refonte en profondeur de l’institution blauw en zwart. «C’est la personne la plus organisée que je connaisse», pose Jesse De Preter, recruté pour devenir directeur juridique, qui rencontre alors Bart Verhaeghe et son futur binôme, Vincent Mannaert. «Ils avaient bossé sur un plan très détaillé qui s’étalait sur cinq ans. Cela a certes duré plus longtemps, mais je constate que tout ce qu’ils m’ont dit, ils l’ont fait.»
Les Verhaeghe et la mer
Le parcours de Bart Verhaeghe se conjugue donc désormais au pluriel. Au «il» avec un «s». A Bruges, les actions entreprises sont celles du duo qu’il forme avec Vincent Mannaert, jadis joueur d’Alost, un homme diplômé en droit et encore en préavis à Zulte Waregem lorsqu’il échafaude les grands projets brugeois. «Bart est très fort pour trouver les bonnes personnes et les responsabiliser. L’exemple le plus parlant est celui de Vincent», souligne un ancien membre du staff. «Ce n’est pas quelqu’un qui veut les pleins pouvoirs, il délègue. Ce qui ne l’empêche pas non plus d’être exigeant.»
Ni de froisser quelques congénères au passage, sa franchise, son mode d’expression direct faisant partie de la fameuse méthode bulldozer. A croire ceux qui l’ont côtoyé, cela le rendrait presque attachant. Ce serait également le miroir de l’exigence qu’il s’applique déjà à lui-même, une question de mentalité, sinon de passion, lui qui a certes grandi à Grimbergen, mais qui est né en 1965 comme le dernier d’une fratrie de cinq frères et sœurs, le fruit d’une union de parents qui venaient de la mer, d’une mère au foyer issue d’une famille de bouchers, d’un père fonctionnaire de l’Etat, avec qui il échangeait à la maison en «West-Vlaams», le dialecte flamand occidental.
A la maison, Bart Verhaeghe porte aussi le bleu et le noir du Club Bruges, assiste aux matchs quand les «Gazelles» se déplacent en bordure bruxelloise, et tape le cuir jusqu’à caresser la troisième division sous les couleurs du HO Merchtem. Alors forcément, lorsque l’opportunité de s’asseoir dans le fauteuil de président se présente, début 2011, il le fait. Et il le fait avec ses convictions: selon lui, le Club Bruges doit d’abord changer sa structure, passer d’une ASBL à une société anonyme (SA), bref, s’inscrire dans l’ère du temps. «Bruges était un club traditionnel, mais par conséquent vieux jeu et démodé», rembobine Jesse De Preter.
Si le programme du candidat Verhaeghe créé logiquement des remous, le conseil d’administration se résout à suivre le mouvement, bien emmené par l’ex-Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V), lui aussi bulldozer mais dans le monde politique. C’est finalement l’opération entérinée un an plus tard qui suscite de réelles interrogations: en 2012, le fonds de commerce de l’ASBL est transféré vers la nouvelle SA, qui reçoit alors un apport de quinze millions.
L’argent suit la bouche
Bart Verhaeghe a souvent réponse à tout. Aussi parce qu’il aurait, dit-on, souvent un temps d’avance sur les autres. Il suffit de se pencher sur son dernier bouquin, publié en 2019, pour mieux comprendre la philosophie du personnage: Durf! Pleidooi voor meer ambitie en lef (NDLR: Osez! Plaidoyer pour plus d’ambition et de courage). Tout est là: le manque de culture entrepreneuriale en Belgique, le besoin d’oser changer, de prendre ses responsabilités, en d’autres termes de limiter encore l’intervention de l’Etat et de favoriser toujours plus de libre marché. Selon Marc De Vos, avec qui il cofonde le think tank Itinera – autrefois qualifié de «machine de lobbying néolibérale» par les socialistes flamands – Bart Verhaeghe incarnerait ainsi à merveille la maxime «Put your money where your mouth is» (NDLR: Joindre l’acte à la parole).
Alors à Bruges, l’enfant de Grimbergen ouvre la bouche comme le portefeuille, brise les codes et applique les mêmes recettes qui ont fait les succès d’Uplace et feront plus tard ceux de l’Union belge: il optimise, améliore les infrastructures et transforme la vieille institution blauw en zwart afin qu’elle figure à la pointe de l’innovation. «Durant mes premiers mois au Club, les gens se sont parfois moqués de moi», grinçait-il en septembre 2023, dans les colonnes du Nieuwsblad, qui le classe en tête des 50 personnalités les plus influentes du football national.
Ces premiers mois constituent en effet autant d’épisodes qui révèlent des saisons de transition. Après Georges Leekens, débauché chez les Diables Rouges à la surprise générale, puis Juan Carlos Garrido, mis dehors en septembre 2013, le duo Verhaeghe-Mannaert identifie enfin l’entraîneur qui doit mener le chantier. L’heureux élu s’appelle Michel Preud’homme, œuvre en Arabie saoudite, mais a surtout ramené les joies d’un titre au Standard, avant de tutoyer les sommets à Gand et Twente. Ensemble, ils instaurent une culture de la gagne, ciblent des jeunes prometteurs et d’autres plus expérimentés, à l’instar d’Hans Vanaken et de Ruud Vormer, tous deux futurs capitaines du vestiaire brugeois.
Ils créent aussi le «Club Lab», un logiciel développé en interne qui regroupe les données sportives, médicales ou psychologiques des joueurs afin de leur octroyer une cotation, voire une valeur marchande, à la façon d’un jeu vidéo. Une première jamais répétée dans le Royaume. «Le plus important était d’abord de redonner une identité à ce club. A Bruges, on aime les joueurs qui se battent sur chaque ballon, qui n’abandonnent jamais. Il s’agissait de retrouver cet état d’esprit», revit Michel Preud’homme. «On a soigné tous les détails et ce, même jusqu’à réorganiser le parking du stade. A partir du moment où tout est bien structuré, on réalise des performances.»
Verhaeghe plus puissant que jamais
Le slogan «No sweat, no glory» qui s’affiche partout, des maillots bleu et noir au flambant neuf et ultra-moderne centre d’entraînement de Knokke, prend dès lors tout son sens: sur la dernière décennie, le Club Bruges obtient les meilleurs résultats du pays, collectionnant six titres de champion de Belgique, une Coupe, quatre Supercoupes, et enchaînant un huitième de Ligue des champions, un quart de Ligue Europa, puis une demi-finale dans sa version «Conference». Sans oublier le nombre de récompenses individuelles (26), ni les chiffres d’affaires de dizaines de millions qui font du Club une superpuissance pour qui les frontières du Royaume peuvent paraître trop étriquées, la seule à rester bénéficiaire en pleine crise sanitaire.
Elle semble si loin, l’époque où Bart Verhaeghe devait acquérir 50% des droits de Thomas Meunier, par le truchement de l’une de ses sociétés, avant de les revendre à Bruges contre une plus-value de 550.000 euros. C’était en 2014. «Le club n’avait pas d’argent et ne pouvait payer immédiatement le montant demandé par son agent. J’ai fait payer ma holding et la plus-value a représenté le travail de cette société ainsi que la prise de risque. Même les règles fiscales m’empêchaient de revendre au même prix», arguait-il dans Le Monde, à la suite de révélations issues des Football Leaks. «J’ai juste aidé mon club.»
Aujourd’hui, «son» Club s’attèle à de nouveaux chantiers: après l’entrée en jeu d’Orkila Capital en 2021, un fonds d’investissement américain qui a récupéré 23,26% des parts au prix de 50 millions d’euros, le bulldozer brugeois a mis fin aux rumeurs de vente et revu l’organigramme. Au terme de treize ans de collaboration, Vincent Mannaert vient d’acter sa démission, lassé par sa fonction de CEO et rongé par des problèmes d’alcoolisme qui lui ont valu plusieurs condamnations pour des faits de roulage, ainsi qu’une descente controversée dans le vestiaire des joueurs.
Il est remplacé par Bob Madou, déjà employé de la maison, tandis que Lucas Verhaeghe, «fils de» pas encore âgé de 25 ans, intègre le conseil d’administration et la cellule de recrutement, après avoir effectué plusieurs stages au sein de l’institution. De quoi garder le cap, espérer voir un jour le nouveau stade sortir de terre, véritable pièce manquante de l’histoire, et enfin perpétuer l’empire… «On rigolait des idées de Bart Verhaeghe et Vincent Mannaert, mais elles sont maintenant devenues la norme», jauge Michel Preud’homme. «C’est souvent comme cela: dans l’ancien temps, on bannissait les précurseurs du royaume et on les mettait en prison.» Heureusement, ils écrivent désormais des bouquins et sont acteurs de leur propre feuilleton.
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