Virilité, égalité des genres, inégalités salariales… Dans un monde qui change, qui doit désormais payer l’addition?
Le repas était bon, le vin aéré, le café serré, la conversation animée. Puis vient le moment de régler la note, et de (se) poser la question…
La situation est banale, parfois malaisante, révélant que les mécanismes ancrés dans notre société peuvent vaciller face à l’air du temps. Contrairement aux époques où la seule «galanterie» – en ce compris ce qui s’y cachait de potentiellement laid – et la fortune affichée prévalaient, les notions de genre, d’égalité salariale et de statut social influencent davantage aujourd’hui la façon dont les individus prennent l’addition à leur charge. Des recherches sociologiques, études et magazines lifestyle se penchent régulièrement sur le sujet, mais aucun n’est encore parvenu à trancher, tant les situations et leurs combinaisons varient. Nos biais inconscients et habitudes ancrées nous enjoignent à considérer traditionnellement qu’à table, les parents paient pour leurs enfants. Que les patrons invitent leurs collaborateurs. Que les collègues de même rang hiérarchique partagent la note. Qu’un homme en position de séduction prendra la posture d’un généreux paon et qu’entre copains, c’est toujours le plus riche qui règle les comptes. Et pourtant, derrière ce geste simple de tendre sa carte bancaire, tant d’enjeux…
Le cas du café
En entreprise, la question de l’addition du café ne se pose pas, qu’il soit gratuit ou pas. C’est d’ordinaire chacun pour soi, dans un geste de survie permettant de tenir le rythme. Mais sur le même thème, dans «Celui qui paie le café en entretien. Mises en scène de la “modestie” en milieu ouvrier en Tunisie» (paru dans la revue Mondes arabes en 2022), Mohamed Slim Ben Youssef porte un regard passionnant sur une pratique qui, bien que semblant loin de «chez nous», fait appel à des mécanismes communs à retrouver dans nos sociétés occidentales. Il introduit la chose comme ceci: «Le geste de payer le café à quelqu’un n’est pas dépourvu de signification sociale et s’inscrit dans des rituels, habitudes et sociabilités, notamment masculines. En Tunisie et dans les mondes arabes, le moment où il faut payer l’addition est souvent tendu, engageant des rapports sociaux de sexe, d’aînesse et de domination économique. Véritable enjeu de négociations parfois théâtralisées, ce moment est propice également à des rites d’hospitalité et d’échange du type don/contre-don.» Une observation pas très éloignée de nos habitudes lorsqu’il est question, dans nos restos et bars du plat pays, de gérer la fin de lunchs professionnels ou de dîners perso.
Le gars ou la fille qui paie tout, tout le temps, c’est suspect. Celui qui ne paie jamais, c’est un rat.
L’addition, un signe de «virilité»
«Elles ont voulu l’égalité, elles n’ont qu’à payer leurs verres au bar.» Voilà comment on mélange les pommes et les poires, le féminisme n’ayant jamais prescrit de refuser une invitation à trinquer. Si l’homme qui paie l’addition expose un signe de virilité et de domination masculine, ce n’est pas seulement son problème. C’est aussi sa réponse à une attente liée à des stéréotypes de genre profondément enracinés dans la société. Une construction dont il est victime au même titre que son invitée.
Les sociologues Warren Farrell – considéré comme l’esprit phare du masculinisme –, Paul Nathanson, Lionel Tiger ou Christina Hoff Sommers portent un courant de pensée dont les perspectives minimisent ou nient les inégalités systémiques et les problèmes vécus par les femmes pour considérer les hommes (également ceux en devenir) comme les victimes d’une guerre antimâle reposant sur des mensonges accusatoires. «Le sort actuel des garçons et des jeunes hommes est, en fait, une question qui concerne les femmes. Ces garçons sont nos fils ; ce sont les personnes avec lesquelles nos filles construiront leur avenir. Si nos garçons ont des problèmes, nous en avons tous. Dans la guerre contre les garçons, comme dans toutes les guerres, la première victime est la vérité», écrivait, en 2001, Christina Hoff Sommers dans The War Against Boys: How Misguided Policies Are Harming Our Young Men (la guerre contre les garçons: comment des politiques erronées nuisent à nos jeunes hommes). Tous se concentrent sur la normalisation et le maintien des rapports de pouvoir et des structures sociales patriarcales encourageant l’inégalité. Dans cette vision de la société, il sera traditionnellement attendu que l’homme paie l’addition lors d’un premier rendez-vous et de tous les suivants, sans quoi il pourrait être perçu comme une personne à qui on refuserait le droit de vivre sa virilité. Tient-elle à si peu de chose?
Et l’inégalité salariale, alors?
Selon Statbel, la différence de salaire horaire entre les femmes et les hommes en Belgique s’élevait à 5% en 2021. Parmi les moins de 25 ans, l’écart de rémunération était nul mais il augmente nettement selon l’âge pour atteindre 4,5% chez les 35-44 ans et même 8,5% pour les 55-64 ans. En 2022, l’âge moyen lors du divorce s’établissait à 44 ans pour les femmes et 47 ans pour les hommes. En raccrochant ces statistiques à la question qui nous occupe, une conclusion simpliste pourrait s’imposer: plus on vieillit, plus on divorce, moins les femmes salariées gagnent d’argent et plus elles devraient accepter – au nom de l’équité et de la proportionnalité financière – de se laisser inviter par leur nouvel amant. Dans le cadre de couples hétérosexuels et dans un contexte où les femmes sont financièrement désavantagées, il serait donc basiquement juste que les hommes prennent en charge les frais de la soirée. Mais cela contribuerait à perpétuer les inégalités de genre et à ralentir la promotion d’une répartition plus équitable des dépenses… Un sexisme bienveillant, en somme, quand il ne s’agit pas d’établir une dette sexuelle en échange d’un repas.
Une pensée qui fait écho aux propos de Marlène Schiappa, ex-ministre du gouvernement Macron, qui publiait dans le Huffington Post, en 2016, un «Manifeste pour que les femmes payent (aussi) l’addition au restaurant – et ailleurs»: «Les restaurateurs ont tendance à présenter l’addition à l’homme (ou aux hommes) de la table. La femme qui a comme eux consommé, bu ou mangé est donc considérée tacitement comme étant “prise en charge”. […] C’est systématique. Penser que l’homme doit régler la note systématiquement, c’est nous renvoyer à l’époque pas si lointaine où nous n’avions pas le droit de disposer de nos propres comptes bancaires et pas même le droit de travailler sans autorisation d’un père ou d’un époux. Bref, détourner l’addition de nous, c’est nous mettre sous tutelle.» Et les cartes de restaurant sans prix pour les dames? Une erreur de parcours qui perdure dans les endroits considérés comme «raffinés».
Le gap des générations
En l’absence de statistiques ou d’études récentes en Belgique, une enquête menée en France en juin 2023 par l’Ifop pour Zenchef (logiciel de gestion pour les restaurants) peut faire office de référence. Les résultats révèlent un gap lié à l’âge des personnes interrogées: «Les Françaises et les Français estiment très majoritairement (65%) qu’il revient à l’homme de présenter sa carte bleue à l’issue de ce premier repas. Plus ancrée chez les hommes (72%) que chez les femmes (59%), cette opinion varie très sensiblement selon l’âge et le genre des répondants. Ainsi, les jeunes femmes de moins de 24 ans sont les seules parmi l’ensemble du panel à être en désaccord (40% d’approbation au fait que l’homme doive payer) quand six garçons sur dix du même âge y adhèrent. En revanche, il n’y a pas débat chez les seniors: 90% des hommes de plus de 65 ans considèrent que le règlement de l’addition est une obligation masculine.»
Interrogés dans un cadre informel, deux jeunes femmes et deux jeunes hommes de 17 à 24 ans clarifiaient les codes supposés en vigueur dans les cadres urbains de la capitale belge. «On paie chacun sa part si on mange au resto, ou chacun son tour si on boit des verres», annonce Lila, 19 ans. «Que ce soit avec des potes, son copain ou sa copine (NDLR: comprendre son «conjoint») ou des collègues, les choses se font sans qu’on ait besoin de fixer des règles», poursuit Eliott, 17 ans. «Si on mange avec un date, c’est souvent moitié-moitié, mais si on se plaît, l’un des deux peut par exemple payer un verre après», s’accordent Romain et Elise, 22 et 24 ans. Recueillie sur cet échantillon qui n’a rien de statistique, cette exclamation: «Le gars ou la fille qui paie tout, tout le temps, c’est suspect. Celui qui ne paie jamais, c’est un rat. En fait, ça se met comme ça vient, mais l’idée que c’est seulement le garçon qui devrait payer ne viendrait à l’esprit de personne», conclut Elise sous l’acquiescement des autres.
Le bon sens en réponse
La question de «qui paie l’addition» n’a donc pas de réponse univoque et se trouve soumise à l’appréciation individuelle, devenant, pour les plus chanceux, un sujet de saine conversation pour traverser la digestion. «La seule chose que j’ai envie de dire à ce sujet, c’est qu’on ne doit jamais rien», conclut Laurent De Sutter, philosophe, essayiste et professeur de théorie du droit à la VUB. On fait ce qu’on veut. Si on veut payer, on paie ; si on veut partager, on partage ; si on veut se faire inviter, on se fait inviter. Après, si l’autre, en face, n’est pas d’accord, on en cause. Aucune règle, aucun protocole. Aucun système ne remplacera jamais le fait de causer.» Parler, c’est rendre la monnaie.
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