«L’être humain a inventé non seulement le meurtre, mais aussi la torture»: pourquoi l’homme est si violent
Les expériences négatives surtout durant l’enfance, les causes physiques et la culture expliquent le passage à l’acte violent. Le contrôle de soi, par la lecture notamment, peut y remédier.
Le 20 novembre, Pierre Palmade a été condamné par le tribunal correctionnel de Melun (Ile-de-France) à cinq ans de prison, dont deux ferme. En février 2023, le véhicule qu’il conduisait a fait un écart et a percuté de plein fouet une voiture arrivant en sens inverse. Ses trois occupants, membres d’une même famille, ont été sérieusement blessés. La passagère assise à la droite du conducteur a perdu l’enfant qu’elle portait. Dans le cas de l’humoriste français, la consommation de drogue est à l’origine de la perte de contrôle et l’irruption de la violence. Le plus souvent, c’est celle d’alcool qui est en cause. Toujours ou quasiment, un homme en est responsable.
Ce diagnostic vaut tout autant pour les homicides, dont de nombreux féminicides, les autres attaques sur les personnes, dont des agressions sexuelles, et pour les suicides. Docteur en médecine et en épidémiologie clinique, Jean-David Zeitoun l’analyse avec une grande précision dans un livre très éclairant, Les Causes de la violence (1).
Pourquoi la «violence normale», qui exclut celle des guerres et des actes de terrorisme, a-t-elle diminué à partir de la fin du Moyen Age?
On pense que dans l’ensemble, c’est par la baisse des causes de la violence que la violence elle-même a baissé. Un des premiers grands chercheurs à avoir publié des travaux convaincants sur le sujet est Norbert Elias (NDLR: sociologue allemand 1897 – 1990). Il a émis l’hypothèse valable que c’était par une civilisation des mœurs que la violence avait diminué. Les mentalités ont évolué, la culture a changé. Les gens ont eu moins de pulsions, et plus de contrôle. Ils ont commencé à se comporter moins violemment. Voilà pour l’aspect culturel. D’autres aspects ont changé. On a probablement commencé à boire de moins en moins, même si la baisse de la consommation n’a pas été régulière. La disponibilité des armes blanches s’est réduite aussi. Et, petit à petit, les expériences négatives de la vie furent moins fréquentes. L’espérance de vie a augmenté à partir du XVIIIe siècle; il y a eu moins de mortalité infantile, moins de maladies… Tout ce qui peut pousser à être violent fut réduit, en Europe, à la fin du Moyen Age. La violence au Moyen Age était très élevée, à des taux incomparables avec celle d’aujourd’hui, même celle enregistrée dans un pays comme le Mexique.
Sommes-nous les seuls mammifères violents?
A quelques exceptions près, les humains sont la seule espèce dont les membres s’entretuent. Je m’explique. Les individus d’autres espèces peuvent tuer leur proie. Mais on considère que ce n’est pas de la violence, de la cruauté. Si les lions mangent les gazelles, il s’agit «juste» d’un besoin alimentaire essentiel. En revanche, quand deux lions décident, par exemple, d’entrer en conflit pour une femelle, ils peuvent se battre, mais une fois que l’un des deux a gagné, il ne tue pas l’autre. L’homme, lui, a inventé non seulement le meurtre, mais aussi la torture… Nous avons une inventivité dans la violence que les autres espèces n’ont pas. Pour autant, nous ne sommes pas une espèce violente. Nous passons la majorité de notre vie à ne pas émettre de la violence et à ne pas en recevoir. Le phénomène est toujours resté minoritaire, même quand il était plus répandu qu’aujourd’hui.
Vous écrivez même que l’être humain a une certaine incompétence à passer à l’acte violent…
Des travaux de sociologie l’ont effectivement montré en analysant des vidéos d’émeutes. La plupart d’entre elles ne basculent pas dans la violence. Il y a de l’intimidation, des tensions, des insultes. Mais le plus souvent, la violence n’éclate pas. Et quand, dans une minorité de situations, elle surgit presque par hasard, les gens ne sont pas «doués» pour s’agresser les uns les autres: leurs gestes n’ont pas d’allure, les coups atteignent parfois des gens de leur propre camp ou tombent dans le vide. Un groupe de plusieurs personnes agressera un type seul et déjà au sol, ce qui n’est pas vraiment le signe d’un appétit pour la violence.
«Les êtres humains ont inventé non seulement le meurtre, mais aussi la torture.»
Pour une petite minorité d’humains, existe-t-il des gênes de la violence?
Il est possible qu’une extrême minorité de psychopathes, pas une petite minorité, aient une maladie mentale d’origine génétique qui expliquerait leur violence. Mais ce n’est pas bien démontré. Et, je dirais, n’a pas d’intérêt. Que pourrait-on faire de cette information? Rien. On ne peut pas faire de thérapie génique contre la violence. Ni procéder à des séquestrations préventives…
Dans le «triangle» des explications de la violence, vous évoquez les expériences négatives, les causes physiques, et la culture. En quoi les premières jouent-elles un rôle important dans le passage à l’acte violent?
Par beaucoup de mécanismes, dont tous ne sont pas élucidés. Il peut s’agir de la dépression d’un parent, de maltraitances, de disputes à la maison, de l’alcool, la drogue, ou simplement d’un manque d’affection. Ces expériences négatives, surtout quand elles sont très précoces, augmentent le risque que les enfants deviennent de jeunes adultes à la fois insensibles et impulsifs. S’ils sont impulsifs, cela augmentera la probabilité de passage à l’acte violent. Ils ne feront pas preuve d’empathie, ils ne penseront pas faire du mal aux autres au moment de les agresser. C’est un mécanisme bien connu et très puissant. Il augmente énormément la probabilité de passage à l’acte homicidaire et suicidaire.
Au rang des causes physiques de la violence, figure l’alcool. Joue-t-il un rôle prédominant?
Il joue un rôle absolument massif dans toutes les causes de mortalité violente: les homicides, les suicides et tous les types d’accidents, les chutes, les noyades, les brûlures… Si l’excès d’alcool était supprimé, on n’aurait pas seulement moins de cancers, moins de cirrhoses, on aurait aussi moins de violences, moins de suicides, moins d’accidents.
Ce lien est-il suffisamment pris en compte par les autorités?
Ce n’est pas qu’il n’est pas suffisamment pris en compte. Il n’est pas pris en compte, pas du tout. Comparé au thème de mon précédent livre (NDLR: Le Suicide de l’espèce. Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies, Denoël, 2023), sur la production de maladies chroniques par des facteurs de risque alimentaires ou environnementaux, je pense que les politiques s’en fichent. Prenons l’obésité, par exemple: ils ne veulent pas vraiment résoudre le problème. Ou ils s’en prendraient au marché de l’alimentation, et il s’amenuiserait assez rapidement. La violence, en revanche, ils veulent vraiment essayer de la faire baisser, parce qu’ils estiment que c’est un pari «gagnant» électoralement. Pour autant, quand ils parlent de violences, il me semble qu’ils parlent largement de punitions, absolument nécessaires, mais jamais je ne les ai entendus dire qu’il fallait agir sur les causes, et que l’alcool était un coupable majeur.
Vous mentionnez une autre cause physique: le plomb. Il a eu un effet à une période donnée…
Il a eu beaucoup d’effets quand il était omniprésent dans notre environnement. Le plomb est encore un problème de santé publique dans le monde. En Occident, c’est beaucoup moins le cas, car on a dépollué notre environnement en agissant sur l’essence et sur les peintures. La concentration de plomb dans le sang a baissé. Notre quotient intellectuel a augmenté. Et cela a aussi réduit la potentialité de comportements agressifs.
Comment se passe le processus?
Le plomb est un neurotoxique. Il altère l’intelligence, c’est connu. Ce qui l’est moins, mais qui est tout de même scientifiquement pratiquement avéré, c’est qu’il agit aussi sur l’impulsivité, et donc sur la criminalité violente. Pas sur la criminalité non violente qui, elle, n’est pas soumise à l’impulsivité.
L’environnement culturel peut-il avoir un effet sur le passage à l’acte violent?
Ça nous paraît évident. Scientifiquement, c’est plus difficile à établir. Manuel Eisner, le directeur adjoint de l’Institut de criminologie de l’université de Cambridge, a montré que la production de livres était inversement corrélée à la criminalité. Lorsqu’on lit, on est dans un moment où on a du contrôle sur soi. On est absorbé par un contenu. Cela a un effet pacifiant. Une autre illustration est fournie par la situation aux Etats-Unis. On perçoit tous que la culture américaine est violente. La culture est un système de croyances, et dans les croyances américaines, il y en a une que nous n’avons pas, nous Européens. Les Américains, en majorité, pensent que les armes protègent alors que c’est l’inverse. Nous, nous pensons qu’elles sont dangereuses. Avoir une arme à feu chez soi augmente la probabilité de mourir, soit parce qu’on peut avoir une pulsion suicidaire, soit parce qu’on joue avec elle, soit parce qu’en cas d’agression, on peut prendre son arme, et cela peut facilement déraper.
S’il s’avère que les jeunes lisent de moins en moins, faut-il redouter une augmentation de la violence dans un avenir proche?
Je n’ai pas la réponse à cette question. Mais tout ce qui contribue à amoindrir le contrôle de soi augmente la possibilité de comportements agressifs. Ce qui peut nous retenir d’agresser notre voisin, notre patron ou tout autre personne, c’est qu’on se contrôle, parce qu’on a été profondément éduqué que ce comportement est mal. La perte de contrôle est une situation à risque. La baisse de la lecture, comme beaucoup d’autres facteurs, peut peut-être conduire une société à plus de violences.
«La production de livres est inversement corrélée à la criminalité.»
Vous évoquez différentes approches pour lutter contre les violences. Un traitement des causes est-il le plus sûr moyen de les prévenir?
C’est à mon sens ce qu’il y a de plus efficace et de plus rentable. Les actions individuelles marchent peu et coûtent très cher. Les actions systémiques agissent sur les causes. Et agir sur les causes, du moins en médecine, est la meilleure façon d’être efficace pour soigner une maladie. Si l’on veut diviser la mortalité par cancer du poumon, on peut former des médecins et des chirurgiens. Mais il y a tout de même un coupable évident: la cigarette. Certes, supprimer sa consommation pourra prendre 20 ans, mais à l’échelle d’une société, ce n’est pas tant que cela. Et cela a une efficacité diabolique. C’est la même chose pour les causes de la violence. Si on agissait maintenant sur elles, les bénéfices seraient nombreux pour la société, y compris économiques. La violence coûte très cher à la société.
Y a-t-il un profil type de l’auteur de violences?
Oui. C’est un homme jeune, socialement désavantagé, et il faut reconnaître qu’on ne sait pas très bien expliquer cette dominance majeure. On l’a observé à la Préhistoire, dans l’histoire, à la période contemporaine. Il y a sûrement une explication culturelle et sociale. Il est probable qu’il y ait aussi une part biologique, mais qu’on ne peut pas bien justifier. J’ai dit que la violence n’était pas génétique. Je le maintiens. Mais, pour le cas de l’homme jeune, il faut reconnaître qu’il n’est pas sûr que les causes sociales expliquent tout. Il existe peut-être une part biologique, et donc partiellement génétique, à la domination masculine du «marché de la violence». Si on veut faire baisser la violence, les leaders politiques disposent d’une bonne nouvelle: ils ne doivent pas s’occuper de la moitié de la population, les femmes. Elles ne sont pas violentes. Et dans les très rares cas où elles le sont, on se rend souvent compte que c’est par défense, parce qu’elles ont été attaquées par un homme, qu’elles se défendent ou qu’elles se vengent, ce qui est différent d’agresser quelqu’un spontanément.
Vous distinguez aussi la violence réactive et la violence proactive. La différence est-elle importante?
La première se produit en réaction à une humiliation, une attaque, une vexation, une menace, etc. La violence proactive est celle qu’on appelle plus souvent la violence préméditée. La réactive est la plus fréquente. On pense que cette violence-là est sensible à une molécule bien connue, la sérotonine. De telle sorte qu’on pourrait peut-être, dans certains cas, traiter des gens trop impulsifs, avec des médicaments qui agissent sur la sérotonine pour diminuer leur impulsivité. Cela fonctionne contre les troubles obsessionnels. Peut-être est-ce une piste, ne serait-ce que temporaire, pour des personnes vulnérables et susceptibles de déraper. Dans la violence proactive, c’est plus froid, il y a moins d’émotion. Les médicaments ne sont pas efficaces.
(1) Les Causes de la violence, par Jean-David Zeitoun, Denoël, 256 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici