Le 14 octobre, deux militantes s'attaquaient aux Tournesols de Van Gogh à la National Gallery de Londres. © belga image

Actions climatiques dans les musées : «Un mode opératoire contre-productif»

Depuis quelques semaines, les militants écologistes du mouvement Just Stop Oil multiplient les opérations coup de poing dans les musées. Politologue et philosophe à l’ULB, Vincent de Coorebyter prédit d’autres actes de cette ampleur à l’avenir. Au risque d’irriter l’opinion publique.

Quel regard portez-vous sur les actions menées par les activistes climatiques dans les musées?

Je ne m’attendais pas à de telles opérations, pas parce qu’elles sont spectaculaires, mais parce qu’elles s’attaquent à l’art. Leur radicalité n’a rien d’étonnant: ce qui est de plus en plus radical, c’est le dérèglement climatique, ainsi que le désespoir des jeunes à qui on annonce qu’ils devront vivre dans un monde hostile et saccagé. Donc de tels passages à l’acte sont compréhensibles, et il y en aura bien d’autres à l’avenir, plus violents. Par contre, je suis frappé par la récurrence de ces actions, par leur extension à toute la planète, des Pays-Bas à l’Australie, et par l’engouement des médias à leur propos, qui n’est pas forcément bon signe. Car on peut s’interroger sur la motivation de ceux qui montent ces actions en épingle. Veut-on soutenir la cause, ou dénoncer ses excès? Ou profiter de belles images et d’un sujet facile, qui épate le bourgeois?

A moins de considérer que toute activité humaine doit être au service du climat, en quoi Les Tournesols nuisent-ils à la cause écologiste?

«Qu’est-ce qui a le plus de valeur, l’art ou la vie?», ont scandé les deux militantes qui ont lancé une soupe à la tomate sur LesTournesols de Van Gogh. Cette opposition vous semble-t-elle adéquate et pertinente?

Sartre avait défendu la même idée en 1964: «En face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids.» C’est moralement indiscutable, mais c’est aussi effrayant, comme si l’art devait être sacrifié à l’utile. A moins de considérer que toute activité humaine doit être au service du climat, en quoi LesTournesols nuisent-ils à la cause écologiste? Il me semblerait plus pertinent de mettre «la vie» en balance avec les actes qui la détruisent. Le mode de vie des hyperriches, qui polluent infiniment plus que les citoyens ordinaires, ou le lobbying des exploitants d’énergies fossiles qui veulent empêcher une action politique résolue.

Les activistes qui mènent ces actions plaident la désobéissance civile au nom de l’urgence climatique. Dans quelle mesure cet argument est-il audible?

L’argument n’est pas seulement audible, il est exact. L’urgence est là, la situation se dégrade plus vite encore que les prévisions pessimistes l’annonçaient. Et une bonne partie des élus hésite encore à prendre les mesures qui s’imposent, soit par peur d’une sanction électorale ou de mouvements de protestation, soit par incapacité ou refus de changer de manière de penser. Il est vrai que le défi est considérable, car on touche aux règles de base du capitalisme, aux dogmes de la productivité et de la compétitivité des entreprises, à l’idéal de la «croissance», garantie d’une consommation toujours plus grande de biens et de services. Mais c’est justement parce que le système économique résiste, dans l’ensemble, que l’urgence s’accentue et que les compromis et la progressivité ne suffisent plus.

Vincent de Coorebyter, politologue et philosophe (ULB).
Vincent de Coorebyter, politologue et philosophe (ULB). © DR

Ces actions divisent même au sein des partis écologistes. De quoi ce malaise est-il le symptôme? Que révèle-t-il sur l’écologie politique aujourd’hui?

Les responsables écologistes savent que leurs objectifs sont populaires mais que certains moyens de lutte contre le réchauffement climatique irritent ou font peur. Ils sont donc souvent réformistes, partisans d’une transformation profonde mais concertée avec le système établi, sans coups de force. D’autant que le capitalisme apparaît comme un gage de prospérité: même en période de récession, on parle de «croissance négative», comme si la croissance devait forcément être au rendez-vous. Mais en même temps, préserver le système risque de faire perdurer la crise climatique, raison pour laquelle certains visent la décroissance, la frugalité ou une économie de «communs». Les activistes radicaux sont la mauvaise conscience des écologistes de gouvernement. Ce qui est classique: dans tous les grands enjeux, les militants associatifs sont plus tranchants que les élus, les responsabilités des uns et des autres n’étant pas les mêmes.

Par conséquent, ce mode opératoire risque-t-il d’être contre-productif pour la cause que défendent ces jeunes?

Oui, je le crains. Même si les tableaux, en principe protégés, ne sont pas abîmés, le geste choque par sa violence et par son apparence de gratuité. Il permet aux adversaires de la cause climatique de dénoncer les excès des militants, voire, comme en France dans un autre contexte, de parler d’écoterrorisme, même si cette accusation est fausse. On a moins parlé de la revendication de Just Stop Oil, c’est-à-dire la fin de l’exploitation pétrolifère, que des Tournesols de Van Gogh… Le risque est de radicaliser les partisans de l’immobilisme, qui peuvent surfer sur une demande d’ordre et dénoncer à peu de frais l’irrationalité du combat climatique.

Mais le fait que ces actions occupent tant le débat public, n’est-ce pas un succès en soi?

A première vue, oui: ces actes attirent l’attention. Mais, par conséquent, ils sont pris dans le grand maelström médiatique, qui se nourrit de ce qui fait le buzz et met tout sur le même plan. On leur consacre deux minutes dans un JT et on passe à autre chose. Surtout, on parle davantage des tableaux pris pour cible que de la dégradation du climat, du mode d’action que du problème de fond. Il est vrai que choquer permet de se faire entendre, mais que retiendra-t-on en définitive, la situation du climat ou l’atteinte portée au patrimoine? Je trouve la pratique du dégonflage de pneus de SUV plus pertinente, car focalisée sur une des causes du problème. Mais je reconnais qu’elle retient moins l’attention.

Les deux activistes belges qui s’en sont pris à La Jeune Fille à la perle de Vermeer ont écopé de deux mois de prison, dont un avec sursis. Cette peine est-elle sévère à vos yeux?

Je ne suis pas compétent pour comparer des peines judiciaires, mais je suis frappé qu’en l’occurrence, on inflige d’emblée de la prison ferme. A moins qu’il s’agisse de récidivistes, cela en dit long sur le conflit de valeurs entraîné par cette méthode, et sur une certaine incompréhension à son égard. Par ailleurs, quel est l’intérêt d’envoyer ces activistes en prison? Les dissuader de recommencer, donc faire régner l’ordre? Il m’aurait semblé plus intéressant de leur imposer un mois de travail non rémunéré dans un grand musée, et de pouvoir ensuite leur demander si cette expérience les incline ou non à chercher d’autres moyens de se faire entendre.

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