Véra Nikolski : «Le capitalisme a permis l’amélioration du statut des femmes» (entretien)
A rebours du récit dominant et consensuel de l’émancipation des femmes grâce aux luttes féministes, l’anthropologue Emmanuel Todd avait proposé une «autre» histoire des femmes dans Où en sont-elles? Une esquisse de l’histoire des femmes (Seuil, 2022). Dans Féminicène (1), la docteure en sciences politiques Véra Nikolski poursuit cet exercice de déconstruction en montrant que l’amélioration de la condition des femmes est principalement due à la révolution industrielle et non pas aux luttes féministes. «Ce n’est pas le féminisme qui a produit l’émancipation, mais l’émancipation qui a produit le féminisme», soutient-elle.
Ce n’est pas le féminisme qui a produit l’émancipation, mais l’émancipation qui a produit le féminisme.
On aurait sans doute tort de soupçonner l’autrice de verser dans la provocation ou le révisionnisme historique. Sa thèse, certes audacieuse, se révèle raisonnée et solidement argumentée. Loin de nier le rôle joué par les luttes dans l’émancipation, elle le reconnaît mais le ramène à sa juste mesure. Véra Nikolski contourne les sentiers déjà trop labourés de l’histoire de l’émancipation féminine et rend au féminisme ce qui appartient au féminisme, et aux conditions matérielles qui l’ont favorisé ce qui leur appartient.
Qu’est-ce qui vous amène à soutenir que l’amélioration de la condition des femmes est due à la révolution industrielle, non aux luttes féministes?
Si on se penche sur l’histoire de l’émancipation des femmes, on constate que jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, les luttes féministes, ou protoféministes, ont été de faible intensité – rien de comparable aux luttes sociales. Les premiers droits civils et civiques ont ainsi été accordés aux femmes sans être précédés par un quelconque combat d’ampleur.
Cette observation rend le récit officiel sur l’égalité, qui aurait été «arrachée» par les femmes aux hommes, très insatisfaisant. L’émancipation féminine, qui a lieu dans tous les pays occidentaux à peu près au même moment, s’apparente à un processus largement impersonnel et indépendant des actions volontaristes visant à le faire advenir. La thèse du livre consiste à relier ce phénomène aux transformations matérielles d’ampleur colossale qui affectent le monde depuis la révolution industrielle.
Dans quelle mesure les luttes féministes ont-elles participé à l’émancipation des femmes?
Si le périmètre de liberté dont bénéficient les femmes commence à s’élargir à partir de la fin du XIXe siècle, c’est en grande partie parce que la dynamique du capitalisme industriel rend le travail extérieur des femmes à la fois économiquement indispensable et matériellement possible – grâce à la technologisation du quotidien et à la baisse de la fécondité.
Les luttes féministes, en revanche, n’émergent en tant que mouvement d’ampleur qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, lorsque l’émancipation est déjà en grande partie accomplie. En ce sens, on peut dire que ce n’est pas le féminisme qui a produit l’émancipation, mais l’émancipation qui a produit le féminisme.
Cependant, à partir du moment où les femmes acquièrent, grâce à leur autonomie accrue, la capacité de se constituer en force agissante, tant dans la rue que dans l’opinion, leurs luttes, désormais organisées, peuvent porter des fruits. Les avancées des années 1970 comme le droit à disposer de son corps, et bien sûr de l’époque la plus récente comme la parité, peuvent donc en grande partie être attribuées à ce militantisme.
N’y aurait-il pas un risque de déterminisme, voire de fatalisme, dans votre lecture qui minore le rôle des luttes, féministes ou sociales en général, dans le changement et le progrès sociaux?
Il existe en effet une part de déterminisme, mais il me semble salutaire d’en prendre conscience, car l’idée que tous les changements sociaux sont attribuables à l’action humaine délibérée est très excessive. Bien des bouleversements qui ont affecté nos sociétés – par exemple, la sécularisation – ne sont en rien les produits de «luttes», mais le résultat de processus historiques structurels.
Si on l’accepte facilement pour la sécularisation – personne n’a l’idée de soutenir que c’est uniquement le combat du lobby athée qui a conduit au déclin de la religion catholique – et très difficilement pour l’émancipation des femmes, c’est que le récit «combatif» à propos de cette dernière est aujourd’hui hégémonique au point de sembler évident. Je cherche à nuancer cette vision monolithique en soulignant tout ce que l’égalité doit aux facteurs matériels. Il ne s’agit pas de fatalisme visant à décourager l’action, mais d’une invitation à en diversifier les champs.
En substance, votre thèse consiste à critiquer la conception «idéaliste» et culturelle de l’émancipation des femmes, qui tend à expliquer celle-ci par les luttes féministes et le débat d’idées. On pourrait vous objecter que votre lecture, qui voit dans l’émancipation le résultat du progrès des conditions matérielles, cède à une vision strictement matérialiste…
Ma thèse est en effet une réaction à la conception idéaliste dominante ; à ce titre, il est logique qu’elle se concentre sur les éléments aujourd’hui négligés. Cependant, appeler l’attention sur les facteurs matériels de l’émancipation ne revient pas à nier toute importance aux facteurs idéologiques, qui peuvent bien entendu favoriser ou au contraire freiner, voire interdire, l’évolution.
Il s’agit simplement de rééquilibrer le récit en remettant les idées à leur place, qui n’est pas aussi primordiale qu’on le croit: le degré de développement et les possibilités objectives offertes aux individus ne déterminent certes pas, mécaniquement, la forme exacte des idéologies en circulation, mais ils délimitent le périmètre du possible et du pensable. L’idée d’une stricte égalité entre les femmes et les hommes n’a ainsi aucune chance de germer dans une société agraire où le travail est massivement manuel et où les femmes ont, en moyenne, six ou huit enfants.
Vous estimez que le progrès industriel et le capitalisme ont participé à améliorer la condition des femmes. Or, aujourd’hui, les luttes féministes sont souvent liées aux luttes anticapitalistes. Quel regard portez-vous sur cette conjonction?
Notre époque pousse en permanence à formuler des positions tranchées sur tout sujet. Le capitalisme ne fait pas exception, et on est sommé d’y voir soit un vecteur de progrès, soit une force destructrice de la planète.
Pourtant, le capitalisme est foncièrement ambivalent: s’il a permis, au travers du progrès technologique, de libérer l’humanité d’un grand nombre de contraintes matérielles, c’est également sa dynamique qui nous pousse désormais vers un monde dégradé, sous l’effet conjugué de la crise des ressources et de la crise écologique. Or, en cas de déstabilisation de l’infrastructure matérielle de nos sociétés, les femmes y perdront plus encore que les hommes, car ces bouleversements risquent de remettre en cause l’égalité dont elles jouissent aujourd’hui.
Le lien entre luttes féministes et anticapitalistes n’est donc pas, dans le moment historique présent, sans cohérence ; reste à s’entendre sur la définition qu’on donne aux «luttes féministes».
On parle souvent de «capitalisme patriarcal». Que vous inspire cette formule?
Le capitalisme a beau être ambivalent, cette formule, qui résulte d’une intention sympathique – imaginer que tous les opprimés sont dans le même camp –, relève clairement d’un contresens historique.
D’abord, l’inégalité entre les hommes et les femmes, qu’on choisisse ou non de l’appeler «patriarcat», est beaucoup plus ancienne que le capitalisme, et n’est donc en rien spécifique à ce dernier. Au contraire, le capitalisme est le premier mode de production qui, très rapidement à l’échelle de l’histoire, a permis l’amélioration du statut des femmes – même si cette amélioration ne résulte en rien de l’action délibérée des capitalistes.
Quid des luttes «intersectionnelles», mêlant les concepts de race, genre et classe…? Vous semblent-elles cohérentes?
Pour les sciences sociales, l’approche «intersectionnelle» est une nécessité méthodologique: il est toujours indispensable de croiser les variables. Cependant, si la méthode est bonne, la conclusion ne saurait être automatique, le but de toute analyse étant justement de déterminer quelles sont les variables qui se superposent et quelles sont celles qui ne se superposent pas.
Il en va de même pour le militantisme: l’idée que les combats des femmes, par exemple, iraient forcément dans le même sens que ceux des prolétaires, ne va pas forcément de soi. Le monde social étant complexe et la plupart des processus, dialectiques, un phénomène peut hélas être source d’oppression pour certains et d’émancipation pour d’autres.
Je cite, dans mon livre, un exemple de disjonction inconfortable, qui va à l’encontre de l’idée spontanée de solidarité entre les opprimés: la révolution industrielle a été à la fois la résultante de l’exploitation des populations «racisées» des colonies et la condition de possibilité de l’émancipation des femmes. Pas facile, dès lors, de lui attribuer une coloration morale univoque.
L’essayiste et académicien Alain Finkielkraut estime que les féministes sont de «mauvaises joueuses d’un nouveau type qui ne reconnaissent pas leur victoire», laissant entendre que l’égalité entre hommes et femmes est désormais atteinte, voire mieux, pour les femmes…
Du point de vue historique, le degré d’autonomie atteint aujourd’hui par les femmes des pays occidentaux est, en effet, inégalé. Cela ne signifie pas que leur émancipation est totale ; mais elle n’a jamais, nulle part, été aussi importante. Examinant, dans Où en sont-elles? , le ratio hommes-femmes dans certains secteurs, notamment ceux de l’éducation et de la justice, Emmanuel Todd va jusqu’à affirmer qu’ils auraient basculé dans la «matridominance», le gender gap étant désormais en défaveur des hommes. Etant donné l’ampleur du progrès, le caractère très vindicatif de la dernière vague féministe peut légitimement laisser perplexe.
On pourrait vous objecter qu’il reste encore des signaux clairs d’inégalité: par exemple, l’écart des salaires, la surreprésentation des femmes, dans les métiers précaires et sous-payés, etc.
La tendance est clairement positive: le «plafond de verre», par exemple, qui empêche les femmes d’accéder aux plus hautes fonctions, a toutes les chances de céder à la prochaine génération dans les domaines où les femmes deviennent majoritaires, tels le droit ou la médecine.
Todd remarque d’ailleurs qu’au point où nous en sommes, il faudrait comptabiliser toutes les inégalités, quel que soit leur sens – les hommes, par exemple, sont plus souvent victimes d’accidents du travail ou de mort violente…
Cela dit, si certaines comparaisons sont malaisées (est-il pire d’être plus nombreuses parmi les précaires ou de mourir plus souvent par arme à feu? ), les exemples d’inégalités en défaveur des femmes restent nombreux et on peut affirmer sans crainte d’erreur que l’égalité est encore imparfaite. Elle est de surcroît très récente, de sorte que les anciens réflexes ne sont pas tous perdus.
Aussi, il existe des formes d’inégalité et de domination non quantifiables, symboliques, dirait Bourdieu, qui échappent aux statistiques…
En effet. L’infériorisation plus ou moins prononcée des femmes a caractérisé toutes les cultures jusqu’à la nôtre, et il n’est pas étonnant qu’au terme d’un progrès fulgurant de l’égalité, l’inconscient collectif en garde des traces, qui se traduisent parfois par des comportements dévalorisants.
Les nouvelles normes sont pourtant de mieux en mieux intégrées, et si notre monde matériel pouvait continuer sa marche confortable, il est probable que ces écarts seraient progressivement marginalisés. Se focaliser sur ce problème pour en faire une occasion de vexation sans cesse renouvelée est, à mon sens, une des erreurs du néoféminisme, non pas parce que le problème n’existerait pas, mais parce que son surinvestissement disproportionné a pour effet d’oblitérer les dangers bien plus graves qui menacent le processus d’émancipation.
A propos, que reprochez-vous à l’analyse des féministes d’aujourd’hui et au «néoféminisme»?
Je leur reproche de s’enfermer dans un récit idéologique qui néglige les faits. Je viens de mentionner la manière biaisée dont ce récit présente l’histoire, exagérant l’effet des luttes et oblitérant le poids des évolutions technologiques et économiques.
On pourrait également évoquer le refus obstiné, qui confine au tabou, de considérer le rôle de la biologie – plus précisément des caractéristiques du processus reproductif humain, où la femme supporte les contraintes physiques de la procréation – dans les origines de la domination masculine, comme les apports de la psychologie évolutionniste ou des neurosciences pour la compréhension des comportements sexués.
Tous ces angles morts procèdent de la conviction que ce regard objectivant dévaloriserait les femmes et justifierait l’inégalité ; mais la connaissance ne dévalorise jamais rien, elle permet, au contraire, une action raisonnée pour contourner les déterminismes.
Vous mettez en garde contre la menace, pour les femmes, du changement climatique. Dans quelle mesure sont-elles plus exposées?
Si on accepte que l’infrastructure technologique et matérielle de nos sociétés est une condition fondamentale de l’émancipation des femmes, il est logique de supposer que sa remise en cause aurait, symétriquement, des conséquences négatives pour leur statut. Or, l’hypothèse que j’évoquais plus haut – celle de voir notre monde matériel rester stable, voire s’améliorer encore – devient chaque jour moins plausible. Le téléscopage de la crise des ressources et de la crise climatique risque de déstabiliser en profondeur notre civilisation thermo-industrielle, fondée sur le recours massif aux énergies fossiles et aux autres matières premières. En cas d’effondrement de nos conditions de vie, les femmes, dont l’autonomie dépend étroitement de la victoire sur les contraintes naturelles, seront les premières victimes.
Quelles pourraient en être les conséquences concrètes?
Si le progrès technique a joué en faveur des femmes, c’est par la conjonction de plusieurs éléments: la dévaluation de la force physique avec l’entrée en scène des machines ; la technologisation du quotidien, une grande partie des tâches domestiques étant désormais externalisées et prises en charge à l’échelle industrielle ; et surtout, la baisse de la mortalité infantile, fruit du progrès médical, qui permet aux femmes – au niveau méta, collectif – de réduire leur fécondité, le temps dégagé grâce à la limitation des tâches de reproduction de la vie et d’entretien du foyer pouvant être employé pour un travail à l’extérieur.
Or, même dans les scénarios d’avenir les plus modérés, la «tempête parfaite» qui nous attend déstabilisera tout le système d’approvisionnement, de production industrielle et agricole, et de distribution, qui constitue la trame de nos vies matérielles.
Il faut avoir en tête que le monde de demain sera plus pauvre, plus chaotique et plus violent que celui d’aujourd’hui. Avec la disparition des «esclaves énergétiques» qui assurent notre confort sans précédent, davantage de métiers redeviendront manuels et le temps consacré aux tâches quotidiennes se rallongera considérablement. Si on y ajoute la probable fragilisation des systèmes de santé, la mortalité infantile risque elle aussi d’augmenter – sans parler des évolutions catastrophiques en cas de véritable effondrement. Au total, quelle que soit la magnitude de la crise à venir, celle-ci risque de se traduire par la résurgence d’une forme ou d’une autre de la division sexuelle du travail, au détriment des femmes.
Pour remédier à cela, vous appelez à une «idéologie du faire». De quoi s’agit-il?
Le féminisme actuel se concentre sur la réclamation des droits et la dénonciation de leur non-respect. Cette stratégie peut être payante dans notre monde stable et prospère, mais elle sera inopérante en cas d’effondrement matériel.
En effet, les droits n’ont d’effectivité que tant que les conditions qui les rendent possibles restent réunies. Il ne suffit pas d’avoir le «droit» à la contraception, il faut encore que le produit en question – la pilule – soit fabriqué à l’échelle industrielle (ce qui suppose de l’énergie, des matières premières, des usines), distribué (transports) et pris en charge par la sécurité sociale (Etat fonctionnel).
Un féminisme réaliste, qui prend acte des risques qui nous menacent, consisterait, plutôt que de seulement réclamer, à profiter de la parenthèse exceptionnelle offerte par ce moment d’égalité pour agir en vue de préserver les conditions physiques auxquelles cette égalité ne survivra pas.
Concrètement, les femmes devraient s’engager massivement dans le travail visant à amortir le choc à venir, ce qui suppose d’aller sur des terrains «masculins», peu féminisés: la science, la technologie, l’industrie – des filières cruciales pour la transition, qui permettront peut-être d’éviter un effondrement au profit d’une dégradation contenue.
Cette démarche aurait pour les femmes un autre avantage: en leur permettant de se rendre «indispensables», elle élèverait le coût, pour la société, de leur renvoi au rôle de reproductrices, et tendrait à limiter l’abaissement probable de leur statut.
Bio express
1978
Naissance, à Leningrad (Saint-Pétersbourg), le 11 février.
1991
Quitte l’URSS pour la France, avec sa famille.
1998
Est reçue à l’ENS Ulm en section B/L (lettres et sciences sociales).
2010
Soutient sa thèse en science politique, publiée sous le titre National-bolchévisme et néo-eurasisme dans la Russie contemporaine (Editions Mare et Martin, 2013).
2012
Entre à l’Assemblée nationale en tant que rédactrice des débats.
2023
Publie son premier ouvrage grand public, Féminicène.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici