Une « épidémie » de solitude: pourquoi se sentir seul tue « autant que fumer 15 cigarettes par jour »
Loin d’être réservée aux seniors ou aux précaires, la solitude n’épargne plus personne. Au point de devenir un problème de santé publique urgent.
C’est un ensemble de six immeubles, chaussée d’Anvers, à Bruxelles, près de la gare du Nord, bâti à la fin des années 1960. Il compte plus de six cents logements et un nombre incalculable de nationalités. Entre les HLM, une esplanade, des pelouses, un potager et une maison de quartier. Au quatrième étage d’une des tours, un locataire est décédé durant l’hiver 2021. C’est son frère, de retour de voyage, qui a donné l’alerte un jour de mai 2023. A l’arrivée de la police, le corps reposait sur le lit. La mort remontait à un an voire un an et demi. L’homme s’appelait Valery O. Il avait 61 ans. Pareille histoire n’a rien d’exceptionnel. Au cours de cette année, au moins quatre personnes furent retrouvées dans leur logement bien après leur décès: un homme de 82 ans à Vaucelles (en province de Namur), une femme de 58 ans à Châtelet, un homme de 51 ans à Mons et un autre de 52 ans à Binche. Des «drames de la solitude», selon l’expression consacrée.
Même si l’ampleur du phénomène est difficile à évaluer, il risque de s’amplifier avec le vieillissement de la population. Selon une enquête menée en 2022 par la Fondation roi Baudouin (FRB), 20% des 60-85 ans sondés disent n’avoir personne avec qui partager leurs problèmes. D’après un autre sondage, réalisé par Solidaris, 20% des plus de 65 ans craignent d’être frappés de «mort sociale». Cet isolement extrême touche les plus de 60 ans en situation de précarité. Souvent incapables de sortir de chez elles, ces personnes n’ont quasiment aucune relation extérieure, autre que «commerciale» (la caissière du supermarché ou le buraliste). La crise sanitaire n’a rien arrangé: des milliers de citoyens âgés n’ont eu aucun contact durant le premier confinement. Beaucoup risquent de sombrer tôt au tard dans l’oubli, comme Valery O., l’homme du quatrième.
Le véritable coupable est la marchandisation du service et de la société dans son ensemble.
Le balcon de Valery O. était envahi de fientes de pigeon et sa boîte aux lettres était pleine à craquer. Le concierge, dont l’appartement se situe au rez-de-chaussée, n’a pas tiqué. Les autres habitants de l’immeuble n’ont pas non plus mesuré l’ampleur du drame qui se jouait là-haut, à huis clos. Sa voisine de palier le croyait en maison de repos. Ni le bailleur social ni le CPAS (dont Valery O. était bénéficiaire jusqu’en février 2022) n’avaient entendu parler de lui. Une vie retirée, plus encore depuis le Covid. Valery O. est un oublié parmi les oubliés. Derrière sa solitude extrême, la plus visible, se cache une «solitude de masse», un sentiment diffus et protéiforme.
Parce que la solitude recouvre des réalités différentes. Ce qu’on appelle l’isolement social, d’abord. Une situation objective, qui est analysée et mesurée en comptant la fréquence et la qualité de contacts quotidiens avec les cinq cercles de sociabilité que sont la famille, les amis, les collègues, les réseaux affinitaires (la vie associative) et le voisinage. Il peut être la conséquence d’une pathologie, psychiatrique et physique, ou de ruptures de liens (la retraite, un divorce, un décès, le chômage…). Des facteurs qui souvent s’imbriquent pour créer une «solitude isolement», selon le terme de Gérard Macqueron, psychiatre, auteur de Psychologie de la solitude (Odile Jacob, 2009). Vivre seul, c’est-à-dire habiter seul, est lui aussi quantifiable, à travers des indicateurs, comme le nombre de personnes au sein d’un foyer. Ce qui ne signifie pas, pour ces personnes, souffrir de solitude. Or, on a tendance à associer les deux. D’ailleurs, la solitude peut être évidemment choisie. Un bémol d’ampleur néanmoins, que soulignent les enquêtes: la solitude «positive» est avant tout considérée comme telle par ceux qui ne la vivent pas. A l’inverse, la solitude comme «état négatif» est largement perçue ainsi par ceux qui sont souvent seuls.
Ensuite, le fait de se sentir seul, parce que ses relations ne sont pas assez présentes ou soutenantes: un sentiment passager ou durable, à distinguer des instants de solitude choisis ou sereinement gérés. Cette espèce d’isolement émotionnel subjectif peut surgir entouré, au sein d’un groupe, en famille ou dans le couple. Il reste, en revanche, difficilement quantifiable, d’autant qu’il demeure tabou.
Une véritable «épidémie» de solitude
A bas bruit, depuis une décennie (et donc avant la pandémie), l’accroissement de l’isolement social s’est accompagné d’une hausse du sentiment de solitude. L’isolement ne touche pas que les plus modestes, comme on l’a longtemps pensé. Ce prisme social a souvent servi de grille d’analyse. Les impératifs financiers, un intérieur exigu qui ne permet pas de recevoir ou encore les loisirs rabotés faute de moyens sont des éléments explicatifs, mais ils ne suffisent pas à appréhender la vague qui ne semble épargner personne. Le niveau de vie, en tout cas, ne protège plus de la solitude.
L’âge, non plus, n’est plus un bouclier. Bien sûr, parmi les aînés, les taux sont élevés. Ainsi, en Belgique, un tiers des personnes âgées de plus de 65 ans vivant seules se disent plus seules aujourd’hui qu’avant la pandémie. Fin 2021, une enquête de la Fondation roi Baudouin, réalisée en 2017, puis en 2021, révèle que près d’un quart des 75-79 ans se sentent seuls plusieurs fois par semaine (17%, contre 8% en 2017), voire chaque jour (6%, contre 3% en 2017). Mais cette épidémie de solitude touche désormais des catégories jadis indemnes. Chez les plus jeunes, elle fait un bond spectaculaire: une hausse de 22%, après la pandémie, parmi les 15-29 ans selon un rapport de la Commission européenne publié en octobre 2023. Enfin, parmi les adolescents de 11 à 18 ans, près de 20% se disent malheureux (14% en 2018). Le sentiment de solitude augmente aussi, atteignant 16% (21% chez les filles, 10% parmi les garçons).
L’épidémie de solitude se répand et favorise l’émergence d’«individus poussières qui ne sont plus reliés entre eux».
Un phénomène désormais massif et qui continue de s’étendre. Comment expliquer cette «épidémie de solitude», formule entrée dans le vocabulaire depuis qu’elle a fait l’objet, en mai dernier, d’un rapport de Vivek Murthy, l’administrateur de la santé publique aux Etats-Unis?
Ca ne parle plus chez le coiffeur
Aujourd’hui, tout contribuerait au repli. Des coiffeuses témoignent de clientes qui ne leur parlent plus. Des contrôleurs de train traversent des voitures dans lesquelles chaque voyageur a les yeux rivés sur un écran. Des caissières voient passer des clients, le téléphone coincé dans le cou, en communication avec des interlocuteurs invisibles. Des médecins observent des salles d’attente dans lesquelles personne ne brise la glace. Côte à côte, sans se parler. Collés en permanence aux réseaux sociaux, qui sont à la fois un facteur et une réponse à cette épidémie de solitude. Ceux-ci, souligne Matthieu Chaigne, «jouent le rôle de passe-temps et favorisent des liens faibles». «Facebook et Instagram nous maintiennent en dépendance et nous font vivre “seuls ensemble”, observe l’auteur de La Fabrique des solitaires (L’Aube, 2022), enseignant à la Sorbonne-Celsa.
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On peut ajouter l’essor du travail hybride et du télétravail, qui se sont imposés depuis la pandémie et ont ouvert l’ère du boulot solitaire. S’il présente d’évidents avantages, notamment pour améliorer l’équilibre vie privée-vie professionnelle, ses inconvénients apparaissent tout doucement: perte de la vie de bureau, l’un des premiers lieux où l’on se fait des amis et où se crée un sentiment d’appartenance, ou exclusion du collectif. Cette dernière concerne surtout «les travailleurs du back-office de la société des services», ces «invisibles de l’arrière-boutique», livreurs, aides à domicile, agents d’entretien, vigiles… bossant seuls, en horaires décalés ou en intérim, qui ne sont rattachés à aucune équipe et dont les emplois du temps compliquent la vie privée.
D’autres facteurs demeurent moins perceptibles. Selon Matthieu Chaigne, l’étalement urbain ou périurbain (les fameux territoires en périphérie) peut «se refermer comme un piège. Ces espaces sont dépourvus de lieux de sociabilité partagés et de moyens de mobilité. Sans compter qu’ils sont désormais organisés par le numérique, l’e-administration, l’e-commerce…». Pour le spécialiste des sciences comportementales, cependant, le véritable coupable est la marchandisation du service et de la société dans son ensemble. En résumé, tout se vend, tout s’achète: un dîner, des courses, un service, un chauffeur, un film, des fringues. Résultat: une carence des liens sociaux qui nous permettent de faire société. Les occasions de rencontres et de bavardages se tarissent. Dès lors, les experts craignent qu’infuse le poison du doute. La raréfaction des échanges peut ainsi contribuer à la polarisation de la société, à la fois en augmentant la méfiance à l’égard de l’autre et en diminuant l’empathie pour ceux qui vivent dans d’autres mondes.
La solitude pèse autant sur l’espérance de vie que fumer quinze cigarettes par jour.
Voilà comment la solitude se répand partout, avec l’aval de citoyens, et favorise l’émergence d’«individus poussières qui ne sont plus reliés entre eux», selon les propos de Matthieu Chaigne.
L’épidémie de solitude, «une menace pour la santé»
Plusieurs éléments alarment les scientifiques. On ne meurt pas de solitude, du moins pas tout de suite. Des travaux, menés par l’équipe de John Cacioppo, éminent professeur de neurosciences, l’un des premiers à étudier les effets de la solitude, la comparent à la faim et à la soif. Sur les images par résonance magnétique, la solitude agit comme un signal qui active un circuit cérébral primaire commun à celui de la faim, de la soif et de la douleur physique. A court terme salutaire, l’alerte agit comme un avertissement, une incitation à aller vers les autres. En revanche, quand la solitude est durable et chronique, elle se révèle dangereuse. Elle dérègle l’immunité. Chez les solitaires, les chercheurs notent des marqueurs moléculaires de stress importants. Ils présentent, dans la salive et dans l’urine, des taux de cortisol et d’adrénaline délétères pour la santé. Toujours selon l’équipe de John Cacioppo, associée cette fois à celle de Steve Cole, chercheur en génétique, l’isolement affecte directement le système immunitaire. Il activerait l’expression de gènes induisant une réaction inflammatoire et réprimerait celle des gènes censés jouer les pompiers face à l’inflammation. Ce qui rend moins résistant aux virus et aux bactéries ainsi qu’aux maladies cardiovasculaires, liées à un excès d’inflammation.
D’autres études indiquent qu’être privé de «toucher social» peut conduire à l’anxiété et la dépression, un sommeil perturbé, une vie sédentaire, des consommations d’alcool et de drogues et, chez les plus âgés, à la démence. La solitude serait plus nocive que l’obésité, voire aussi redoutable que le tabac. Vivek Murthy, l’administrateur de la santé publique aux Etats-Unis et ex-ministre de la Santé, notait dans son avis qu’elle «pèse autant sur l’espérance de vie que fumer quinze cigarettes par jour», faisant, par cette seule comparaison, basculer la question du registre de l’intime vers celui de la santé publique.
Un mal silencieux qui inquiète, en tout cas, l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour l’agence onusienne, la «menace» que constitue l’épidémie de solitude est «urgente pour la santé», à tel point qu’elle justifie la création d’une commission sur le lien social. Mis en place le 15 novembre dernier et piloté par onze experts, le comité élaborera, durant trois ans, «des solutions permettant d’établir des liens sociaux». La Commission européenne, «préoccupée» elle aussi, planche, depuis avril, sur des actions politiques aux niveaux européen, national et local.
Avant l’OMS et l’Europe, des pays s’étaient déjà alarmés. En 2018, le Royaume-Uni était le premier pays au monde à créer un secrétariat d’Etat à la Solitude. Le Japon, lui, a son ministre de la Solitude depuis 2021. Aux Etats-Unis aussi, une ambassadrice de la solitude vient d’être nommée. Une mobilisation tous azimuts, donc. En Belgique, par contre, ni ministère dédié ni organisation interministérielle. Un plan de lutte contre la solitude en Flandre et la création d’«espaces communautaires», essentiellement des CPAS, en Wallonie, sont élaborés. L’accent est mis sur la sensibilisation et les initiatives locales. Trop peu, par exemple, pour le Conseil flamand des seniors. Ou trop ciblé sur certains profils, des aînés ou des précaires. «La crise sanitaire s’est révélée un puissant facteur d’accélération plutôt que le déclencheur, nuance Gérard Macqueron. Autant, pendant les confinements, se retrouver seul à ces moments-là entrait dans la normalité, autant, aujourd’hui, on retrouve cet obstacle à parler des solitudes.»
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