Toussaint: comment les rites funéraires traduisent une société de plus en plus individualiste
Quel sens donner à la mort? Quelle place et quel rôle attribuer aux défunts? Les rites sont aujourd’hui à l’image d’une société plus individualiste.
Dans l’ouvrage qu’ils ont coordonné, Transitions funéraires en Occident. Une histoire des relations entre morts et vivants de l’Antiquité à nos jours, Guillaume Cuchet, historien des religions, Nicolas Laubry, maître de conférences en histoire ancienne, et Michel Lauwers, historien médiéviste, le rappellent judicieusement et clairement: «Est « funéraire » ce qui concerne le funus, les « soins dus aux morts » […], soit les actes ou les gestes volontaires qui construisent la place des morts dans une société donnée et fixent leurs relations avec les vivants.»
Dans son essai La Voix des fantômes. Quand débordent les morts, paru cet automne, l’anthropologue Grégory Delaplace écrit, lui, que «les pratiques funéraires, mais aussi les rites commémoratifs, visent à installer les morts à une certaine place –ce terme étant entendu au sens littéral et géographique, bien sûr, mais aussi social, affectif ou culturel. […] Cela semble évident, en somme: l’objectif des usages funéraires est de faire du mort un certain type de personne –ancêtre sévère, esprit bienveillant ou fantôme capricieux (pourquoi pas)–, de l’asseoir dans la fonction qu’il devra occuper en tant que cadavre et en tant que défunt, au milieu, à côté ou le plus loin possible des vivants.»
Les deux livres abordent les différences et les évolutions des rites et pratiques funéraires, selon les époques, les cultures et le pouvoir religieux ou traditionnel, en rappelant les travaux et recherches menés par les sociologues, anthropologues, historiens ou psychanalystes les plus illustres en la matière: Robert Hertz, Arnold van Gennep, Emile Durkheim, Sigmund Freud, Maurice Bloch, Philippe Ariès, Edgar Morin, Victor Turner… Ils sont donc traversés par trois grandes questions, liées, propres à notre condition d’êtres humains et posées depuis son origine: quel(s) sens donner à la mort, quelle place (ou quel rôle) conférer à ceux qui ne sont plus et que disent d’une société les réponses qu’elle y apporte?
A chacun sa recherche du sens de la mort
A la première de ces interrogations, Camille Boever, psychologue clinicienne, doctorante en psychologie à l’UCLouvain et spécialiste de la thématique du deuil, réplique d’abord par une autre question: «Qu’est-ce que le sens, en fait?» Parce que «la question du sens de la mort revêt beaucoup de significations différentes. Tenter de donner du sens à la disparition d’un proche, c’est assez central dans les processus de deuil mais le sens peut être compris tant comme l’explication de la mort –sa cause, certaines posant évidemment plus de difficultés que d’autres– que comme un sens, plus large, plus existentiel (celui de la vie, la sienne, propre, et celle du proche), celui de l’identité du proche, maintenant qu’il est mort, celui du monde qui nous entoure, de la société, etc. Mais la plupart du temps, une personne se lance dans la recherche des sens de la mort lorsque celle-ci va à l’encontre de ses représentations du monde, d’elle-même, de ses croyances, bref de ce qui fait ou faisait sens, pour elle, jusque-là. Lorsqu’il y a tension entre la mort qui survient et ces représentations.»
«On recherche le sens de la mort lorsqu’elle va à l’encontre de ce qui fait ou faisait sens, pour nous, jusque-là.»
C’est, par exemple, le décès d’un enfant, une mort violente, un accident banal qui s’est révélé fatal, une disparition soudaine en pleine force de l’âge… Donc, les circonstances de la mort incitent davantage à y chercher un sens. «Mais pas que, insiste Camille Boever. Quelqu’un qui perd sa grand-mère, qui avait 96 ans et qui souffrait d’une maladie incurable, peut très bien vivre cette tension entre ce qu’elle imaginait et ce décès somme toute « attendu ». Tout dépend des personnes, de leurs réactions –vivre assez bien la mort d’un proche peut déclencher la recherche de sens de cette « expérience », des circonstances du décès, de celles du rite funéraire aussi. Durant la pandémie de Covid, ces rites étant empêchés, les représentations qu’on avait de ce qui devait normalement se passer après la mort d’un proche –notamment le rôle de la société, censée nous aider, nous entourer– ont été balayées, donc la question du sens s’est posée de façon plus aiguë, chez certains. Cela dit, trouver du sens ne diminue pas forcément la détresse, même si on constate que les personnes qui ont du mal à trouver ce sens présentent un niveau de détresse plus élevé.»
Ce qui signifie que les rites funéraires, autrement dit la façon dont on honorera le disparu, contribuent au processus de sens à donner à la mort. C’est l’une de leurs fonctions, «parmi une myriade d’autres, individuelles et collectives, pointe la doctorante de l’UCLouvain. Ils permettent de narrer la vie de la personne disparue, d’essayer de comprendre sa mort, de comprendre qui on est, nous, de s’interroger sur le sens de l’existence, de nous projeter dans notre vie future, de manifester nos émotions causées par cette perte, reprendre une forme de contrôle sur la situation après l’arrivée par effraction de la mort, reconnaître la perte socialement, resserrer et renforcer la communauté, marquer la séparation entre les vivants et les morts, assurer une transition entre la période où le défunt était présent physiquement et celle où sa présence s’exprimera différemment, ce qui signifie qu’il acquiert un autre statut, qu’on entame une nouvelle relation, etc. Toute chose qui peuvent aider à la recherche de sens.»
A chacun son choix de rite funéraire
Pourtant, pratiquement partout, ces rituels se sont transformés, parfois pour des raisons d’hygiène, parfois dans des objectifs d’assise de pouvoir (religieux, politique, colonisateur), parfois parce que ce pouvoir déclinait, parfois parce que les mentalités évoluaient. Et donc, modifiés ou non, et parce qu’ils symbolisent la façon dont ceux qui les pratiquent pensent la mort, parlent de la mort, actent la mort, ils disent beaucoup du rapport que leur société entretient avec elle.
«Notre société intimise davantage la mort et les rites. Elle est plus centrée sur l’instant présent, moins sur la transmission et la continuité.»
«Or, relève Camille Boever, on observe dans nos sociétés, très individualistes, que ces rituels et les représentations de la mort sont de plus en plus individualisés, personnalisés, jusqu’au deuil, de plus en plus considéré par l’angle du lien affectif de la personne avec celle qui a disparu et moins par celui d’une communauté qui a perdu l’un de ses membres. La vie du défunt, le fait qu’il était unique, ses relations avec ses proches sont ainsi davantage mis en avant pendant les rites. On assiste à une transformation des rituels, aussi, pour des raisons écologiques, économiques et de sens: jusqu’il y a quelques décennies, ils étaient plutôt ancrés dans l’institution religieuse, avec le sens qui y était lié; l’institution religieuse étant désormais moins au centre des rituels, ceux qu’on a gardé se personnalisent souvent. Ils s’organisent davantage selon le sens qu’ils ont pour les personnes vivantes et selon la personnalité du défunt. Ce qui induit aussi que celles et ceux qui assistent à un même rituel n’y trouvent pas forcément le même sens.»
De la même façon, on assiste depuis des décennies à une évolution du rapport à la mort, de la place donnée à la mort et aux morts: «C’est la mise à distance de la fin de vie, reléguée à des professionnels (en hôpital), la mise à distance de la mort, elle aussi confiée à des professionnels (toilette mortuaire, etc.), la mise à distance des morts (les cimetières ont été éloignés des villes et villages)… Des mises à distance physiques, donc, parallèles à une mise à distance psychique de la mort (on en cultive une forme de déni alors qu’on en parle tout le temps, dans les médias et autour de nous) et à une mise à distance biologique (tous les moyens scientifiques et médicaux pour retarder la mort). Ces trois phénomènes, outre la sécularisation qui fait que la mort n’est plus vraiment prise en charge par les instances religieuses, entraînent une forme de perte de repères: qu’est-on censé faire quand quelqu’un meurt?, qu’en dit-on?, etc. Bref, les rituels se transforment, comme les lieux, en fonction de ce que chacun estime faire sens pour lui. Tout ça dit que notre société intimise davantage la mort et les rites, qu’elle est plus centrée sur l’instant présent et moins sur la transmission et la continuité.»
Ce qui se traduit aussi par un changement de place –pas uniquement physique– des morts. «D’un point de vue anthropologique, reprend Camille Boever, on peut dire qu’avant, les morts avaient des rôles plus collectifs. Au siècle dernier, toutes les théories sur le sujet préconisaient que, pour accomplir son deuil, la personne devait se détacher de son lien au défunt, de son amour pour lui, pour pouvoir réinvestir cette énergie libidinale, comme disait Freud, dans une autre relation. Et il y avait cette idée du deuil qui se clôture lorsqu’il n’y a plus de lien à la personne défunte. C’est vraiment, jusqu’à la fin des années 1990, une position dominante dans la littérature sur le deuil, et c’est à partir de ce moment-là aussi que le deuil a commencé à se médicaliser et se pathologiser, avec cette idée que si la personne gardait des liens –des objets, la chambre du défunt…–, il y avait quelque chose de pathologique. Puis, quelques chercheurs ont constaté qu’énormément de personnes gardent un lien avec leur défunt, lui laissent une présence dans leur vie, sous des formes très différentes, et que pour certaines d’entre elles, c’est très réconfortant, inspirant et rassurant.»
A chacun l’attribution d’un rôle aux morts
Cette nouvelle réalité équivaut à «pouvoir relocaliser le défunt dans sa vie, à faire en sorte qu’il y ait une juste place, si ça fait sens pour la personne. Cela peut se traduire par le fait d’avoir des conversations avec elle, ressentir un vrai lien, garder ses objets dans la maison, transmettre ses valeurs, reprendre un projet qu’elle avait sous sa responsabilité, se battre pour une cause qui lui était chère… Ce lien-là est assez représentatif de l’évolution de la considération du deuil dans la recherche et du fait que le rôle joué par défunts dans la vie des vivants dépend de chaque personne. Comme en dépend la façon dont on se représente la présence du mort, si on se la représente, mais aussi comment on la vit, ce que cela suscite chez nous: une présence rassurante qui guide les décisions, des valeurs qui inspirent et aident à se sentir plus aligné dans sa vie, etc.»
Concrètement, au fil du temps, on est passé d’une société où, dans les cimetières, la taille des stèles ou leur matériau témoignaient du statut du défunt de son vivant et qu’il devait conserver dans la mort, à un rôle plus intimisé, plus destiné à soi-même. Cette évolution renvoie, selon la psychologue clinicienne «à la façon dont sont remémorés les morts, qui évolue elle aussi selon les époques et les cultures. Prenons, chez nous, les annonces nécrologiques: la première moitié des années 1900, elles décrivaient le défunt et le situaient dans la société par les choses qu’il avait accomplies dans sa vie, par son rang et par ses liens avec les personnes notoires, par sa position de pouvoir. Désormais, c’est plus par les relations affectives qu’on entretenait avec lui, par des aspects plus personnels, ses loisirs, les choses qu’il aimait. C’est sa représentation dans son tissu social, affectif et relationnel et dans sa singularité, son unicité, de manière authentique. Comme on le fait dans les rites funéraires qui, dans notre culture, permettent toujours de garder une frontière assez franche entre le monde des vivants et celui des défunts, pour conférer au mort un nouveau statut, une nouvelle identité, une nouvelle place, géographique et symbolique, au sein de la communauté. Ce qui permet une certaine continuité: il existe ainsi, encore, dans la mémoire.»
Sous la forme qu’on choisit, individuellement. Et le sens qu’on lui confère. «Ou pas, conclut Camille Boever. Pour beaucoup, une cérémonie funéraire ne peut se dérouler qu’à l’église, parce qu’elle est la mieux à même de remplir cette fonction, par son aspect solennel, formel, beau. Alors qu’ils n’y voient aucun sens religieux.»
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