Biosphère
Caroline et Corentin, deux cobayes dans un écosystème vivant et low-tech. © Alain de Baudus

Toilette vivante, lit-boîte, douche qui produit des pleurotes… Reportage à la Biosphère urbaine, le logement du futur

Estelle Spoto Journaliste

A Boulogne-Billancourt, en région parisienne, Caroline Pultz et Corentin de Chatelperron ont testé pendant quatre mois la vie dans un appartement équipé de low-tech. Visite de leur Biosphère urbaine.

Non loin du Parc des Princes et du stade Roland-Garros, un appartement atypique a été habité pendant plusieurs mois. Nichée au fond d’une impasse, la Biosphère urbaine s’est installée au deuxième étage d’un petit immeuble, dans un espace prêté par la mairie.

De juillet à novembre 2024, la Belge Caroline Pultz et le Français Corentin de Chatelperron, explorateurs intrépides de modes de vie plus sobres mais pas moins désirables pour autant, y ont vécu en cobayes, en utilisant les multiples low-tech qu’ils ont collectées pendant des années à travers le monde, notamment à bord du voilier le Nomade des Mers. Après avoir testé la quasi-autonomie sur une plate-forme flottante au large de la Thaïlande (Corentin tout seul) et une existence durable et agréable dans l’aridité du désert mexicain (en duo), «Coco et Caro» ont décidé de voir comment les low-tech pouvaient prendre place dans un contexte urbain, c’est-à-dire le cadre de vie de 66% de la population d’ici à 2050, selon les projections de l’ONU.

La journée commence dans le lit-boîte en bois, version XXIe siècle du lit à baldaquin, déclinaison contemporaine du lit breton ou «lit clos», anciennement souvent le seul espace privatif des maisonnées modestes. Isolé du reste de l’appartement par un rideau en lin et laine tissé à la main –par les designeuses textiles Juliette Berthonneau et Justine Gaignault–, légèrement surélevé, le lit-boîte permet d’accumuler la chaleur plus rapidement et de profiter de l’obscurité. Par les nuits les plus froides, il est possible d’allumer un matelas chauffant une dizaine de minutes avant d’aller se coucher.

Le lit-boîte de la Biosphère urbaine permet d’accumuler la chaleur plus rapidement. © Alain de Baudus

La Biosphère urbaine, de passoire à cocon

Le silence règne encore dans cet appartement à l’acoustique si particulière, feutrée grâce à des blocs de laine de chanvre, épais de quinze centimètres, maintenus par une structure en bois, qui recouvrent les murs et le plafond, eux-mêmes couverts de tissu en coton. Une isolation par l’intérieur qui a fait perdre deux mètres carrés de surface (de 28 m2, elle est passée à 26), certes, mais qui permet des économies d’énergie pour le chauffage. L’opération a transformé ce qui était au départ une passoire thermique en un cocon aux couleurs apaisantes.

Même si ses occupants dorment encore, le «silence» est relatif. La pompe du système de bioponie, une longue table disposée le long des fenêtres où poussent plus de 120 plantes –aromatiques diverses et variées, mais aussi salades, pakchoï, tomates cerises, etc.–, s’active pendant une minute toutes les 20 minutes, avec un glouglou de fontaine apaisant. Et en fonction de la chaleur, les grillons adultes des parallélépipèdes en bois et en verre disposés à droite de l’entrée font entendre les stridulations de leurs chants d’amour.

Premier geste au réveil des occupants humains: allumer la bouilloire-thermos, isolée avec du liège. Dans 30 minutes, l’eau sera chaude, grâce aux deux panneaux solaires (4 m2) sur le toit qui alimentent tout l’appartement. «Tous nos équipements électriques sont en 12 volts, précise Caroline Pultz. On consomme entre dix et 20 fois moins d’énergie qu’un appartement classique de 26 m2

Réduire la consommation d’énergie, c’est un véritable mantra dans la Biosphère urbaine. Une quête de tous les instants. Car un des objectifs de l’expérience est de prouver qu’il est possible de vivre agréablement en restant sous le seuil des deux tonnes de CO2eq (équivalent CO2) par personne et par an, c’est-à-dire l’empreinte écologique sous laquelle nous devrions passer le plus rapidement possible pour limiter le réchauffement climatique. Pour rappel, les émissions de CO2eq pour un Français moyen s’élèvent actuellement à dix tonnes. Il s’agit donc de diviser ces émissions par cinq. Corentin et Caroline, d’après les estimations menées pendant l’expérience, qui doivent encore être affinées dans un rapport officiel, y parviennent allègrement.

Réduire la consommation d’énergie, un véritable mantra dans la Biosphère urbaine.

Le système de bioponie permet de faire pousser plus de 120 plantes au sein de la Biosphère urbaine. © Alain de Baudus

Crachin et beurrier bretons

Pendant que l’eau de la thermos chauffe, passage aux toilettes. Davantage que des toilettes sèches –l’eau des chasses des WC classiques représente 20% de la consommation en eau–, la Biosphère urbaine dispose de toilettes vivantes. «Parce que des toilettes sèches dans un appartement, c’est un peu compliqué. Descendre du troisième étage avec un seau à caca, ce n’est pas très hygiénique, sourit Caroline Pultz. Nos toilettes abritent des larves de mouches soldats noires qui dégradent nos excréments ultrarapidement.» Ceux-ci sont transformés en compost et les larves devenues bien grosses seront utilisées comme protéines animales pour nourrir les poules d’une ferme. C’est un des principes de base de la Biosphère, inspiré des cycles de la nature: (presque) rien ne se perd, (presque) rien ne se crée, (quasiment) tout se transforme.

Après les toilettes, la douche. Relativement spacieuse pour une douche «parisienne», celle de la Biosphère urbaine est alimentée par un chauffe-eau solaire et s’inspire des techniques de la Nasa. «On a un brumisateur au niveau de la tête, un autre au niveau du corps et une douchette avec un jet un peu plus fort pour le rinçage, détaille Caroline. Je dis « brumisateur », mais c’est plutôt comme un crachin breton, ça mouille pas mal.» Le couple ne consomme ainsi qu’entre trois et cinq litres d’eau par douche au lieu de 30 ou 60 litres pour une douche traditionnelle. L’eau de la douche, où les colocataires utilisent des savons solides (un pour le corps et un pour les cheveux) les plus neutres possibles, sans produits chimiques et sans parfums, est filtrée puis réinjectée dans le système de bioponie pour irriguer les plantes. Au total, Caroline et Corentin consomment entre neuf et dix litres d’eau par jour et par personne, au lieu des 150 litres quotidiens du Français moyen (en Belgique, on fait mieux: 96 litres en moyenne). Soit une division par quinze de la consommation d’eau.

Autre particularité de cette douche, qu’on ne manque pas de relever dès qu’on entre dans l’appartement: elle abrite des silos à champignons. On ne parle pas ici de moisissures indésirables, mais de pleurotes qui profitent pleinement de l’humidité du lieu. «On a cultivé jusqu’à 1,5 kilo par semaine. Ce n’est pas négligeable. Pour l’instant ce sont des pleurotes roses, mais on va bientôt refaire des pleurotes d’hiver, plutôt grises.» Plantes, champignons, insectes et humains vivent donc dans un petit écosystème qui a relativement facilement trouvé son équilibre.

Entre-temps, l’eau de la thermos solaire est chaude, il est l’heure de passer au petit-déjeuner. Le duo, suivi par le nutritionniste Anthony Berthou, opte pour un repas matinal riche en protéines. Au menu: des œufs (troqués à la ferme contre les larves des mouches qui nourriront les poules) à la coque cuits dans l’eau chaude, du pain, du beurre conservé dans un beurrier «breton» (en céramique, où le beurre est immergé dans l’eau et ne nécessite pas d’être gardé au réfrigérateur, clin d’œil aux origines de Corentin, né à Vannes), oléagineux frais ou tartinables et… grillons, récoltés dans le piège installé la veille au soir. Unique entorse au régime végétarien de Coco et Caro, ces grillons sont source de protéines mais aussi de l’indispensable vitamine B12. «On a mis un peu de temps à manger nos grillons, on s’est attachés, mais maintenant on les mange régulièrement, entre dix et 30 grammes par jour.» Bien préparés, les grillons ont, paraît-il, un goût de crevette avec une pointe de noisette et sont succulents avec du chocolat, du piment ou du reblochon. Ici, ils sont passés à la friteuse low tech (clin d’œil aux origines de Caroline, valeureuse Liégeoise), une casserole chauffée par des résistances électriques avec une isolation thermique efficace concoctée par Corentin. Le petit-déjeuner est arrosé d’une tisane confectionnée avec l’eau de la thermos et les herbes du «bar à feuilles» en bioponie. Avec au choix sauge ananas, verveine, menthe, mélisse, citronnelle…

La douche de la Biosphère urbaine abrite des silos à champignons: grâce à l’humidité ambiante, le couple récolte jusqu’à 1,5 kilo de pleurotes par semaine. © Alain de Baudus

Pour leur alimentation, Caroline et Corentin privilégient des aliments qui ne nécessitent pas de réfrigération, mais disposent tout de même d’un frigo-tiroir de 20 litres, conçu par le designer industriel Christopher Santerre. «Cet été, quand il faisait très beau, le surplus d’énergie solaire nous permettait d’alimenter ce petit frigo, souligne Caroline. On aimait, par exemple, faire des boissons de kéfir de fruits à garder au frais. Mais depuis septembre, on n’a plus vraiment envie de ce genre de boissons, et ça tombe bien parce qu’on a moins d’énergie solaire, mais suffisamment pour faire fonctionner tout l’appartement. Dès lors, le frigo-tiroir n’est plus allumé et devient un tiroir classique de rangement. Mais vu que nous sommes végétariens –sauf pour les grillons–, on n’a pas trop besoin de frigo.»

La douche est alimentée par un chauffe-eau solaire et s’inspire des techniques de la Nasa.

Au boulot

Avant de partir bosser, le couple installe dans la cocotte les ingrédients de son repas du soir –«en général des légumes, des céréales et des légumineuses»– qui cuiront pendant la journée grâce au «cerveau» de l’appartement. Ce microcontrôleur doté d’un programme spécifique est connecté aux panneaux solaires et aux différents appareils électriques –thermos, résistances de la cuisine, mais aussi bulleur qui oxygène l’eau de la bioponie, ventilation pour un air de qualité, luminaires, etc.– et décide de la répartition de l’énergie solaire en fonction de la météo et des heures de la journée. C’est, par exemple, quand le soleil est au zénith que ce «cerveau» enclenchera le chauffe-eau et la cocotte. Chauffés pendant une heure par une résistance, les aliments prolongeront ensuite leur cuisson de manière douce, grâce au principe de la «marmite norvégienne»: la cocotte est placée dans un réceptacle hyperisolant, qui garde la chaleur sur tous les côtés. Cette «domotique low-tech» permet aux deux habitants de trouver le repas déjà cuit, prêt, et chaud à leur retour le soir.

La grande différence entre la Biosphère urbaine et les deux autres projets précédents (Thaïlande et Mexique)? Plutôt que de mener une existence relativement solitaire en quasi-autonomie, Caroline et Corentin ont ici une vie sociale bien remplie. Outre le travail de bureau et d’atelier à l’étage inférieur –lui aussi mis à disposition par la mairie et où a été prototypé tout l’appartement–, les tournages pour la websérie Arte qui documente l’expérience et les interviews avec les nombreux médias intéressés par ces cobayes d’un nouveau genre, le duo interagit avec une série d’acteurs locaux.

«On s’est fixé un budget alimentaire de six euros par jour. Et on y arrive.»

Une fois par semaine, Coco et Caro enfourchent leurs vélos en direction de la Ferme des Loges, à Les Loges-en-Josas, à une heure de route, pour travailler l’après-midi aux côtés des maraîchers Nils et Robert, en échange d’un panier de fruits et de légumes. Troquant par la même occasion les larves dodues des toilettes contre des œufs frais. «On étudie l’accessibilité financière de ce mode de vie, en prenant évidemment en compte l’alimentation, précise Caroline. Et on s’est rendu compte que les fruits et légumes étaient ce qui nous coûtait le plus cher. Travailler à la ferme une fois par semaine nous permet d’avoir ces fruits et ces légumes « gratuitement ». De plus, ça nous sort de la ville, nous fait du bien, nous fait faire du sport, nous fait remettre les mains dans la terre. On apprend aussi beaucoup sur les techniques de maraîchage, on se forme. C’est bénéfique pour nous.»

Toujours à Les Loges-en-Josas, le duo travaille aussi deux heures par mois à l’épicerie participative l’Epi des Loges, ce qui leur permet d’acheter céréales, légumineuses, huiles, etc. à un prix relativement bas. «Dans notre cahier des charges, on s’est fixé un budget alimentaire de 6 euros par jour et par personne, matin, midi, soir et goûter compris. Et on y arrive. Là, on est à 6,30 euros par jour pour des menus supersains, bio, avec des ingrédients locaux et de saison. Et zéro déchet aussi!», s’enthousiasme Caroline.

Corentin s’est créé un ordinateur low-tech, où son téléphone peut se brancher à un clavier et une souris. © Alain de Baudus

Entre voisins de la Biosphère urbaine

Le soir, après le repas, s’ils ne vont pas au théâtre, au cinéma ou rendre visite à des amis, Coco et Caro rencontrent leurs voisins, maillons d’une filière temporaire qui alimente la Biosphère urbaine et où vaut aussi, à plus large échelle, le principe du troc. «Dans la Biosphère du désert, il nous fallait une heure par jour et par personne pour entretenir tous les cycles de vie. Par exemple, pour les champignons, on s’occupait du clonage, de la production de mycélium, de l’inoculation, de l’incubation et de la fructification. Ici, on a dispatché les rôles entre voisins pour n’y consacrer finalement que cinq ou six minutes par jour par personne. Cela nous permet d’optimiser notre temps et c’est aussi très convivial.» Virginie et Laurine s’occupent des pleurotes, Solène et Thomas gèrent les mouches soldats noires, Allison et Sandra élèvent les grillons jusqu’à leur «adolescence», Julien et Isabelle veillent sur les jeunes pousses pour la bioponie tandis que Julie, Donatella et Hugo prennent en charge les (lacto)fermentations des surplus de fruits et de légumes. «Par exemple, quand je vais voir les familles qui gèrent l’élevage de grillons, je leur apporte des grillons qu’on a nous-mêmes cuisinés, des plantes ou des champignons», poursuit Caroline

Après tout ça, retour dans le lit-boîte, qui peut servir à l’occasion de minisalle de projection. Parce qu’un projecteur, ça consomme bien moins qu’un écran de télévision normal. Le projecteur est connecté au téléphone de Corentin, qui n’a plus d’ordinateur depuis quatre ans. «Il s’est rendu compte qu’il n’avait pas besoin de faire grand-chose sur son ordinateur: envoyer des e-mails, regarder des films, écrire des bouquins, tout cela il peut le faire sur un smartphone. Il s’est créé un ordinateur low-tech, où son téléphone peut se brancher à un clavier et une souris.»

Sans changer de niveau de confort, on peut respecter les limites planétaires.

Dans la Biosphère, on limite le nombre de terminaux –qui exigent beaucoup de matériaux et d’énergie pour leur fabrication et sont source de pollution en fin de vie– mais on privilégie aussi un «circuit court» pour les contenus. «Avec les étudiants de l’Icam de Nantes (NDLR, une école d’ingénieurs généralistes), on a travaillé sur un système d’Internet local dans lequel on stocke des médias, explique encore Caroline. C’est un Intranet où tous les voisins avec lesquels on a un vis-à-vis peuvent se connecter. Via le «wifi biosphère», ils ont accès aux informations de notre station météo, à une messagerie –qu’on peut utiliser par exemple pour demander une perceuse à prêter–, mais aussi à une minimédiathèque où sont stockés sur une carte SD des documentaires et des podcasts à streamer. C’est notre Netflix low tech.» «Netflix low-tech», «cocotte du futur», «cerveau de l’appartement»… C’est sûr, Caroline et Corentin ont le don de la formule qui percute. Et sur les réseaux, leurs expérimentations enthousiasment de plus en plus de fans et intéressent chercheurs, politiciens et entreprises.

«C’est quand même fou de se dire qu’on peut vivre complètement normalement, sans changer de niveau de confort, tout en respectant les limites planétaires, conclut Caroline. Je pense que quand l’expérience sera terminée et qu’il faudra quitter l’appartement, ce qui va me manquer le plus, c’est le contact avec le vivant. Le fait d’avoir autant de plantes, qui sont à la fois notre pharmacie et notre garde-manger, de s’occuper des grillons, des larves, des champignons… Tout ça fait un bien fou au moral. On vit comme faisant partie de tout un écosystème vivant, et ça nous amène à changer de comportement, à prendre des décisions autrement.»

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