Tim Ingold
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Tim Ingold: «Le rejet générationnel est le symptôme d’un défaut de transmission»

Pour l’anthropologue britannique Tim Ingold, l’avenir ne doit pas être pensé comme le remplacement d’une génération par une autre. Il faut plutôt s’orienter vers une logique de collaboration entre générations et s’évertuer à être de bons ancêtres pour nos descendants.

Anthropologue de renom, voix rare dans les médias, penseur majeur du monde anglo-saxon, Tim Ingold est professeur émérite à l’université d’Aberdeen. Connu pour ses travaux pionniers sur les relations entre humains et non-humains, les formes de vie ou encore les pratiques de transmission dans les sociétés traditionnelles, il s’attaque dans son dernier ouvrage, Le Passé à venir. Repenser l’idée de génération (1), à l’une des questions les plus banales, et pourtant les plus enracinées, de notre temps. Derrière le mot «génération», en apparence inoffensif, se cachent en réalité des visions du monde antagonistes. Faut-il penser les générations comme des strates qui s’empilent, se rejettent, se succèdent et s’annulent? Ou comme les brins d’une même corde, entremêlés, tissés dans une continuité vivante et féconde? A travers des métaphores saisissantes (la corde, la pile, ou encore la file d’attente devant la camionnette d’un vendeur de glaces), Tim Ingold démonte les schémas de pensée linéaires et propose un renversement salutaire: celui d’une solidarité intergénérationnelle fondée sur l’écoute, la transmission et l’attention portée au monde. En écho aux débats actuels sur la crise écologique, la montée des populismes, les fractures sociales et les tensions entre jeunes et aînés, Tim Ingold propose une autre manière d’habiter le temps, et donc le monde. Inspiré par le gotha des philosophes, de Hannah Arendt à John Dewey, Tim Ingold appelle à réconcilier démocratie et éducation, continuité et dissension, passé et futur. A l’heure où le radicalisme est à la mode, où chaque génération s’évertue à vouloir tout recommencer, cette voix singulière plaide pour un autre récit collectif: celui des «bons ancêtres», sans verser ni dans la nostalgie ni dans le conservatisme figé.

Comment est née l’idée de ce livre?

Je ne dirais pas que c’est un projet qui a débuté avec un événement particulier ou une décision délibérée. C’est quelque chose qui a mûri en moi pendant longtemps, presque en sourdine, comme une intuition persistante. J’y revenais sans cesse, quel que soit le sujet que j’abordais: le paysage, la durabilité, la biologie, la psychologie, la tradition culturelle ou encore l’éducation. A chaque fois, la question des générations revenait. J’ai fini par comprendre qu’il me fallait articuler tout cela. Ce livre est donc le fruit d’un long processus, d’un questionnement diffus qui a fini par converger.

Dès les premières pages, vous affirmez que nos difficultés à envisager l’avenir tiennent à notre manière de penser la notion de génération. Qu’est-ce qui vous semble problématique dans notre vision actuelle des générations?

Aujourd’hui, on pense les générations comme des couches successives. On leur attribue des étiquettes, génération X, Y, Z, comme si chacune formait une strate bien distincte, posée au-dessus de la précédente. Ce modèle linéaire ne laisse aucune place à la continuité. Il induit l’idée que l’avenir est une force extérieure qui arrive vers nous pour nous remplacer, nous balayer, une menace plus qu’une promesse. Cette vision suggère que chaque génération, au nom du progrès, détruit ce que la précédente a construit pour imposer son propre projet, avant d’être à son tour détrônée.

Or, vous proposez une autre manière de penser cette succession…

Oui. A mes yeux, la question centrale est: comment être de bons ancêtres pour nos descendants? Il ne s’agit pas d’être remplacé, mais de laisser des chemins que d’autres pourront suivre. Pour cela, il faut cesser de penser «remplacement générationnel» et s’orienter vers une logique de collaboration entre générations.

Vous mobilisez plusieurs images fortes pour faire passer cette idée, notamment celle de la «pile» et celle de la «corde»…

La métaphore de la pile est facile à visualiser: chaque génération serait comme une feuille posée sur une autre, dans un empilement vertical. Mais cette image nous isole. Elle empêche de penser les vies comme imbriquées, tissées ensemble. C’est pourquoi je préfère celle de la corde. Une corde est faite de fibres tressées dans la longueur. Chacune représente une vie, celle d’un grand-parent, d’un parent, d’un enfant. Les fibres s’effilochent, d’autres sont intégrées au fil, mais la corde elle-même continue. Il y a là une idée de transmission continue, d’un enchevêtrement fécond entre les générations, où le lien ne se rompt jamais vraiment.

Vous mobilisez aussi une autre image, celle de la file d’attente devant un camion de glaces…

Oui, à Brisbane, en Australie, où les gens sont très polis dans les files d’attente, je me suis dit que cette image permettait de penser les générations autrement. Imaginons que nous attendions une glace: les personnes devant nous sont nos ancêtres, celles derrière sont nos descendants. Et tous, nous regardons dans la même direction. Cette orientation commune permet de penser la transmission comme un mouvement continu, respectueux de ceux qui nous précèdent. Mais ce mouvement peut être interrompu: si quelqu’un au milieu de la file se retourne, fait face aux suivants et déclare: «Je suis le présent, vous ne passerez pas tant que vous ne m’avez pas écarté», alors c’est le blocage. C’est précisément cette posture de repli, centrée sur le présent, que je cherche à remettre en question.

«Réparer, c’est une manière d’honorer le passé tout en construisant le futur.»

La continuité et la solidarité entre générations que vous prônez ne semblent pas être la vision dominante aujourd’hui, notamment dans les sphères militantes ou politiques de jeunesse, où l’on revendique des ruptures radicales par rapport aux précédentes générations…

C’est vrai. Et je pense que cela vient, en partie, de notre conception de l’éducation. J’ai été très influencé par un texte de Hannah Arendt, La Crise de l’éducation, écrit dans les années 1950. Elle y dénonçait déjà une éducation conçue comme un sas vers un «nouveau monde», piloté par des enseignants-gardiens. Les élèves, eux, sont invités à rejeter le monde ancien, obsolète, au lieu d’y être introduits avec soin. Pour Arendt, cette attitude est une forme de propagande. Elle estimait que la mission fondamentale des adultes était d’introduire les jeunes dans le monde qu’ils aiment, afin qu’eux-mêmes puissent ensuite le renouveler. C’est une vision qu’on pourrait qualifier de conservatrice, mais dans le bon sens du terme: elle valorise la continuité. La tradition, loin d’être un carcan figé, recèle les promesses de demain. Ce rejet générationnel, loin d’être une fatalité, est le symptôme d’un défaut de transmission. Si l’on veut rétablir un lien de solidarité entre les âges, il faut cesser de présenter le monde ancien comme un fardeau à abandonner, et recommencer à l’offrir comme une promesse à renouveler.

Cela rejoint un autre concept d’Arendt que vous mobilisez: amor mundi, l’amour du monde.

Exactement. Hannah Arendt voulait initialement appeler son ouvrage La Condition de l’homme moderne, du nom latin Amor Mundi. Elle a changé d’avis, mais l’idée est restée: aimer le monde, le transmettre, le réparer. Aujourd’hui, on parle beaucoup de «réparation» plutôt que d’innovation. Réparer, c’est prendre soin de ce qui existe, parfois en mauvais état, mais porteur de possibilités à venir. C’est une manière d’honorer le passé tout en construisant le futur.

Pour quelles raisons, selon vous, toute évocation du passé semble aussitôt soupçonnée de traditionalisme, de conservatisme, voire d’une vision néoréac?

Parce que nous avons tourné le dos à nos ancêtres. Comme dans l’image de la file d’attente, nous nous sommes retournés pour faire face à ceux qui nous suivent, en oubliant ceux qui nous précèdent. On déclare: «Ce monde ne vaut rien, mais vous, vous allez le réparer.» C’est un poids énorme sur les épaules des jeunes, une charge qui produit souvent du désespoir. A l’inverse, si nous disions «ce monde est beau, riche, fragile, et nous voulons que vous appreniez à l’aimer», alors il y aurait une chance réelle de transmission et de renouvellement.

Vous insistez aussi sur la distinction entre espoir et optimisme…

En effet, l’optimisme suppose qu’un avenir meilleur nous attend, malgré les obstacles présents. L’espoir, lui, ne repose pas sur la promesse d’un monde meilleur, mais sur la possibilité que la vie continue. Ce n’est pas une fin lumineuse qu’on entrevoit, mais une direction vers laquelle on continue d’avancer, ensemble. C’est une forme de persistance, et là encore, on retrouve l’image de la corde, qui continue de se tresser.

Plus globalement, le conflit, du moins les frictions, entre générations est-il un phénomène nouveau?

Les tensions entre générations sont, à vrai dire, universelles. En anthropologie, on parle du principe des générations alternées: les relations sont souvent conflictuelles entre parents et enfants, mais plus harmonieuses entre grands-parents et petits-enfants. Cela crée une sorte d’alternance générationnelle, un va-et-vient relationnel qu’on retrouve dans de nombreuses sociétés. Mais je ne crois pas que cela doive être interprété comme une logique de remplacement.

Cette tension peut-elle néanmoins avoir des effets vertueux?

Ce qui fait tenir la «corde» des générations, pour reprendre ma métaphore, c’est précisément la friction entre les vies. Et cette friction n’est pas un défaut. Elle est source d’énergie, elle est générative. Les Grecs anciens, par exemple, avaient une conception de l’harmonie qui incluait la tension. Pour qu’un temple tienne debout, il faut que les différentes parties s’ajustent parfaitement, qu’elles s’opposent tout en se maintenant. Il en va de même dans les relations intergénérationnelles: le conflit, lorsqu’il est vécu dans le respect et la continuité, participe à l’équilibre et à la cohésion du monde commun.

La vie humaine repose sur des désaccords, sur des malentendus féconds.

Donc, le conflit entre générations n’est pas nécessairement nocif?

Non, bien au contraire. Il faut voir les choses de manière dialectique. La tension entre générations a aussi des vertus. Dans les sociétés traditionnelles, les générations vivaient et travaillaient ensemble, sous un même toit. Il y avait des tensions, bien sûr, entre un père et son fils par exemple, sur la reprise de la ferme ou la façon de cultiver, mais ces conflits faisaient partie intégrante de la transmission. Ils n’empêchaient pas la continuité. Ils la nourrissaient même. Aujourd’hui, on a tendance à interpréter tout désaccord comme une rupture radicale. On en fait un argument pour disqualifier la génération précédente et justifier un nouveau départ. Mais la vie humaine ne fonctionne pas comme cela. Elle repose sur des désaccords, sur des malentendus féconds, sur une friction constante qui tisse du lien au lieu de le rompre.

Un autre héritage que vous critiquez est celui de l’injonction à «faire mieux que ses parents». Pourquoi est-ce si problématique?

Parce que cette injonction engendre souvent de la souffrance. Pour beaucoup de jeunes aujourd’hui, le sentiment dominant est celui de la déception. Ils ont le sentiment que leur vie est moins stable, moins prometteuse que celle de leurs parents. Je pense qu’ils n’ont pas tort. Le récit méritocratique leur promettait une ascension, mais ce n’est réalisable que pour une minorité. En perpétuant ce mythe d’un progrès automatique, on nourrit l’inégalité et on prépare des générations entières à l’échec. Ce qu’on appelle «progrès» devient, en réalité, un instrument de division. Ce qu’il faut leur offrir, ce n’est pas l’espoir de dépasser leurs parents, mais la possibilité de s’inscrire dans une continuité vivante. Etre un bon ancêtre, c’est ouvrir un chemin praticable, pas poser la barre toujours plus haut.

Comment peut-on se libérer de cette pression?

Il faut repenser notre rapport à la réussite. Ce qui importe, ce n’est pas que nos enfants aient «mieux» que nous, mais qu’ils puissent vivre une vie digne, pleine, transmissible à leur tour. Il s’agit moins de monter que de continuer. Nous devrions dire à nos enfants non pas «ce monde est mauvais, vous allez en créer un meilleur», mais plutôt «Regardez comme ce monde est beau. Apprenez à l’aimer, à le comprendre, à en prendre soin». Car si nous ne leur transmettons pas cet amour du monde, que peuvent-ils espérer renouveler? Il ne peut y avoir de renouveau sans attachement.

Par quelles voies peut-on transmettre cet amour du monde aux générations suivantes? Cela passerait-il par l’éducation et une réforme des programmes scolaires? Voire même aller plus loin, en changeant nos institutions politiques?

Oui, il faut des changements, à la fois dans l’éducation et dans la politique. Aujourd’hui, nous assistons à une rupture dramatique entre démocratie et éducation. C’est visible au Royaume-Uni avec le Brexit, mais aussi dans d’autres pays d’Europe, et désormais aux Etats-Unis.

Pouvez-vous expliciter?

La démocratie est de plus en plus réduite à une simple «volonté du peuple», tandis que l’éducation devient un outil d’ascension sociale réservé à une élite cosmopolite. Ces deux dynamiques se nourrissent l’une l’autre. Car c’est précisément le sentiment d’exclusion d’une majorité, à qui on promettait la réussite par l’école mais qui n’y accède pas, qui alimente la montée du populisme. Aujourd’hui, notre tâche est de recoller ces deux sphères. Une démocratie ne peut fonctionner sans citoyens éduqués. Et une éducation digne de ce nom ne peut se déployer sans démocratie. L’une et l’autre doivent se transformer ensemble.

Les élèves sont trop souvent invités à rejeter le monde ancien, obsolète, au lieu d’y être introduits avec soin, regrette l’anthropologue. © BELGA

Comment repenser et créer des liens entre  l’éducation et la démocratie pour retisser du commun entre les générations?

Je me suis beaucoup inspiré de John Dewey, philosophe et pédagogue américain du début du XXe siècle. En 1916, en pleine Première Guerre mondiale, il publiait un livre visionnaire: Démocratie et éducation. Il y défendait une idée très simple mais fondamentale: l’éducation est une conversation entre les générations. Une conversation transformatrice, qui façonne à la fois les plus jeunes et les plus âgés. Il disait aussi que la démocratie n’a rien à voir avec un simple vote ou un consensus de majorité. Elle est, elle aussi, une conversation permanente sur la manière de vivre ensemble dans la différence. C’est cela qu’il faut retrouver: faire en sorte que démocratie et éducation soient une seule et même chose, une conversation continue entre des êtres différents, engagés à construire un monde commun.

Vous parlez d’une conversation entre les générations, fondement d’une démocratie vivante. Est-ce ainsi que vous distinguez une société de différences d’une société divisée?

Exactement. Il faut bien distinguer les deux. Une société divisée, ce sont des groupes figés, qui s’opposent et ne se parlent plus. Une société de différences, au contraire, est celle où les gens viennent avec des expériences, des histoires, des cultures diverses, et, en se rencontrant, affinent leur propre voix. C’est cette interaction qui fait société. La démocratie véritable est fondée sur ce type de rencontre. Elle ne gomme pas les différences, mais elle les rend fécondes, elle les fait dialoguer.

Ce que vous décrivez semble de plus en plus difficile à faire vivre aujourd’hui, à cause de la montée des populismes…

C’est vrai, c’est une situation inquiétante. Je me souviens, lors des débats sur le Brexit, avoir été choqué par la manière dont l’éducation était perçue. Beaucoup de partisans du Brexit disaient: «C’est à cause de l’éducation que nous sommes laissés de côté. Les élites instruites croient tout savoir, nous méprisent, vivent dans un monde à part.» Et d’une certaine manière, ils n’avaient pas entièrement tort. Car notre système éducatif a été façonné comme un escalier vers le sommet: les meilleurs y montent, décrochent les meilleurs emplois, vivent mieux que les autres. Mais ce modèle produit mécaniquement de l’exclusion. Il crée une société à deux vitesses, et cette fracture alimente le ressentiment, la défiance, le rejet des institutions. Autrement dit, les deux visions sont fausses: l’élitisme éducatif et le populisme qui en découle. Il faut sortir de cette impasse.

Par quel moyen?

Je pense qu’il faut d’abord changer notre manière de concevoir la réussite. Non plus fondée sur la compétition –grimper, se distinguer, gagner– mais sur la contribution –sur ce qu’on apporte aux autres, à la société, au monde. Cela suppose aussi de valoriser des savoirs et des expériences aujourd’hui relégués: les métiers manuels, les formes d’intelligence pratique, les capacités relationnelles. Ensuite, il faut créer des espaces où l’on apprend à parler ensemble, sans chercher à convaincre ou à vaincre. Ce n’est pas en prêchant depuis une chaire qu’on retisse du lien, c’est en écoutant et en marchant côte à côte. Une école ou une démocratie véritable devrait ressembler à cela: une marche partagée, où chacun ajuste son pas à celui des autres.

Pour conclure, on aimerait vous soumettre une célèbre citation d’Albert Camus, tirée de son discours de réception du prix Nobel: «Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.» Que vous inspire-t-elle?

C’est une très belle citation. Et je suis d’accord avec la première partie: le drame, c’est que chaque génération croit devoir rejeter tout ce qui précède pour bâtir un monde nouveau. C’est précisément le mécanisme que je décris dans le livre. Mais Camus a raison aussi de dire que notre tâche n’est pas tant de refaire le monde que d’empêcher sa désagrégation. J’irais même un peu plus loin: empêcher le monde de se défaire suppose d’abandonner cette logique de rupture générationnelle. Il faut cesser de croire que chaque génération doit tout recommencer. Et au lieu de cela, apprendre à penser les générations comme des partenaires, liées entre elles dans un effort commun. Si j’étais Camus, j’aurais peut-être formulé les choses ainsi: notre mission est de devenir de bons ancêtres. De transmettre un monde habitable à ceux qui viennent après nous. Un monde où ils pourront vivre, non pas en opposition à ce que nous avons fait, mais dans sa continuité, enrichie de leurs propres gestes.

(1) Le Passé à venir. Repenser l’idée de génération, par Tim Ingold, Seuil, 240 p.

Bio express

1948
Naissance, à Kent, en Angleterre.​
1976
Doctorat en anthropologie sociale, à Cambridge.
1990
Nommé professeur à l’université de Manchester.
1999
Rejoint l’université d’Aberdeen, où il fonde un département d’anthropologie innovant.​
2014
Reçoit la médaille Huxley du Royal Anthropological Institute, la plus haute distinction britannique en anthropologie.

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