Thibaut Sallenave, philosophe: «Le retard est toléré s’il est rentable» (entretien)
Après avoir plongé, en 2022, dans les coulisses des déménagements et des tsunamis de réflexions que ceux-ci suscitent, le philosophe français Thibaut Sallenave se met à l’écoute du tic-tac des horloges. Des rappels sonores qui, depuis nos téléphones portables, nous intiment l’ordre de nous réveiller et de nous présenter à l’heure au travail, à l’école ou chez le dentiste. Ou encore, des voix nasillardes qui, dans les halls de gare, annoncent un retard prévisible de 34 minutes pour le train que l’on n’en peut plus d’attendre. En route pour un voyage dans le temps, entre heure juste et retard, au fil des pages du Petit traité de la ponctualité (1).
« La ponctualité d’autrefois, avec son côté un peu ennuyeux, donne lieu, aujourd’hui, à une exigence autoritaire de réactivité. »
Selon la définition que vous en donnez dans votre ouvrage, être ponctuel, ce n’est pas seulement arriver à l’heure. C’est aussi avoir profondément intégré les contraintes du temps, pour autrui et pour soi. Pourquoi?
Il faut bien distinguer deux sortes de ponctualité. Une ponctualité que l’on apprend traditionnellement en raison des impératifs de la vie sociale: elle consiste non seulement à respecter les horaires, les échéances, les heures de rendez-vous mais aussi, d’une certaine façon, à les intérioriser, de façon à ce que ça devienne quasiment automatique. Cette ponctualité est celle que j’appelle «la ponctualité de l’heure exacte», une heure fixée, définie d’avance, planifiée.
D’un autre côté, j’essaie de défendre l’idée d’une autre ponctualité. Celle «de l’heure juste» plutôt que de l’heure exacte, pour montrer qu’au-delà des règles de la vie sociale et des impératifs, elle procède d’un devoir moral, éthique, de prêter attention à l’autre et à notre propre temporalité. De la sorte, nous pouvons accéder à une ponctualité peut-être plus libre que celle que nous impose notre existence sociale, professionnelle, scolaire, mais néanmoins attentive et respectueuse d’autrui.
Quand on la pratique, la ponctualité s’appuie-t-elle sur le sentiment que nous devons, d’une certaine manière, rendre compte de l’usage que l’on fait du temps dont nous disposons?
Oui, absolument. Je crois que c’est très profondément inscrit dans notre conception traditionnelle de la ponctualité, celle de l’heure exacte. Il semblerait que, historiquement, il y ait quelque chose d’un peu religieux dans ce rapport au temps. Le temps nous est donné – par la nature, peut-être par Dieu – de façon assez parcimonieuse. Notre existence est limitée dans le temps, donc nous avons à l’utiliser, à en tirer profit et à rendre compte de ce qu’on en fait, soit devant nos semblables, soit devant cette autorité supérieure et transcendante qu’est le divin.
Dans l’histoire européenne des mentalités, c’est surtout à partir du XVIe siècle, donc de la Réforme, que s’est mise en place cette idée que le temps est compté, non seulement à l’égard de Dieu, mais comme s’il fallait rendre compte de tout. Encore aujourd’hui, alors qu’un certain nombre d’entre nous s’est largement affranchi de la religion, il reste quelque chose de cette référence religieuse: nous n’avons pas l’éternité devant nous, il faut profiter. Le couperet de la mort nous attend et nous oblige à être très attentifs à chaque minute, à chaque seconde, à chaque occasion qui se présente.
Les nouvelles technologies, et les multiples canaux de communication qu’elles permettent, ont-elles changé notre rapport au temps, et donc à une certaine forme de ponctualité?
Notre époque donne en effet l’impression de s’éloigner de cette ponctualité un petit peu rigoriste qui consiste à arriver à l’heure. Nous nous racontons à nous-mêmes que nous sommes dans une époque de flexibilité: les voyages et séjours se réservent à la dernière minute par Internet. En France, on peut prendre rendez-vous avec un médecin sur le site Doctolib, et on voit de plus en plus de patients réserver puis annuler juste avant l’échéance.
A côté de cette flexibilité accrue, il existe une injonction contradictoire: avec les réseaux sociaux, nous sommes incités à réagir en permanence à l’actualité, à dire ce que nous en pensons, à aimer, ne pas aimer, à commenter, et à diffuser, sur Instagram ou Facebook, notre propre actualité en continu.
Dans notre vie professionnelle existe aussi une espèce d’obligation de réactivité. La ponctualité d’autrefois, avec son côté un peu ennuyeux, a donné lieu, aujourd’hui, à une exigence de réactivité, toujours assez autoritaire. En effet, dès qu’on reçoit un e-mail, on se sent tenu d’y répondre le plus vite possible. Si tel n’est pas le cas, on n’est pas forcément puni ou mal considéré, mais on a l’impression qu’il y a de notre part comme une désinvolture. On parle beaucoup du droit à la déconnexion, c’est-à-dire du droit pour les salariés à ne pas répondre tout de suite aux e-mails. Mais le fait même qu’on soulève cette question montre bien que nous avons cette tendance à l’hyperréactivité, subie ou volontaire. En ce sens, je crois qu’il s’agit là d’un héritage, d’une nouvelle forme de ponctualité qui se déguise en flexibilité.
Un phénomène qui émerge notamment sous la forme du syndrome Fomo (fear of missing out), la crainte de rater quelque chose, de passer à côté de…
Absolument. Cette expression de «fear of missing out», on l’utilise aujourd’hui plutôt pour des activités divertissantes: la peur de passer à côté d’une exposition, d’une promotion, du Black Friday, etc. Mais elle renvoie peut-être aussi à une peur beaucoup plus ancienne, celle de manquer l’occasion, dans notre vie, d’agir, de changer de voie, de répondre à un défi ou à une urgence. Il y a dans cette crainte quelque chose de très contemporain et en parallèle, elle renvoie plus profondément à la peur d’un temps qui passe à toute vitesse, qui nous tend parfois une occasion à saisir, mais à peine y pensons-nous que nous nous demandons s’il n’est pas déjà trop tard.
Y a-t-il dans la ponctualité, une volonté, certes vaine, de vouloir contrôler le temps qui passe?
Nous sommes de fait à l’heure, à défaut de pouvoir contrôler ce temps qui passe. Dans la ponctualité de l’heure exacte existe ce sentiment d’un temps que nous nous efforçons, sinon de maîtriser, du moins d’habiter, de posséder, de nous approprier. D’autant plus qu’en fait, il nous dépasse. Or, vouloir le contrôler est voué à l’échec. Nous ne pouvons qu’en être frustrés, déçus et malheureux.
Mais par opposition à ce rapport au temps marqué par la finitude, j’essaie de définir une ponctualité qui serait attentive à une autre dimension du temps: celle de la transformation, de l’évolution, de la métamorphose, et peut-être même de la re-création. Cette conception, que nous aurions intérêt à découvrir ou redécouvrir, nous délivre de l’idée que tout ce qui se produit, se produit pour la première et la dernière fois. Dans le temps, il y a des chances de transformation et il existe aussi des deuxième et des troisième chances. Tout ne se présente pas dans notre vie comme des moments cruciaux, des occasions à ne surtout pas rater.
Il s’agirait dans ce cas de lâcher prise et non plus de tenter de contrôler le temps?
Dans la ponctualité de l’heure juste, il y a une dimension d’improvisation, d’imprévisibilité. Si elle invite à se libérer un peu d’un cadre horaire strict, il ne s’agit pas d’un pur affranchissement à l’égard du temps. Je pense, par exemple, à cette ponctualité qui consiste à être au rendez-vous de l’autre et avec l’autre. Parfois, dans certaines de nos interactions sociales, entre un élève et un professeur, par exemple, on sent apparaître la possibilité d’une confidence que la personne devant nous voudrait nous faire. Il faut alors prendre ce temps-là pour la laisser parler, la laisser venir à nous, quitte à nous mettre en retard.
Il ne s’agit donc pas d’une ponctualité qui se résumerait à un simple lâcher-prise. Mais d’une ponctualité de l’attention à l’autre et à soi-même. Elle nous permet de nous réinventer, dans cette attention à quelque chose d’autre que soi. Dans la relation amicale, dans la relation amoureuse, dans ce que l’autre a d’incompressible et qu’il faut bien respecter. Parce qu’on a tous des amis moins ponctuels que d’autres et qu’on accepte d’attendre. C’est ça aussi, notre propre ponctualité: savoir les attendre.
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Etre en retard, est-ce un signe d’insoumission ou de rébellion face à la tyrannie des horaires et de l’organisation? Ou s’agit-il d’autre chose?
Des motivations très différentes peuvent se cacher derrière le phénomène de retard. Il y a le retard, assez sympathique, lié à une forme de désorganisation chronique. Certaines personnes n’arrivent pas à s’organiser et ont l’habitude de tout faire au dernier moment, ce qui les place systématiquement en position de retard. Peut-être sont-elles héritières de cette manière d’organiser le temps qu’on trouve dans certaines sociétés et qui consiste à faire passer le respect des horaires après l’exécution d’une action particulière: tant qu’on n’a pas fini quelque chose, on refuse de s’arrêter, quitte à faire un peu attendre.
Il peut aussi y avoir dans le retard une manière de marquer son pouvoir. Dans le monde politique, par exemple, on se fait désirer et on marque ainsi son droit à disposer du temps d’autrui. Comme si les autres devaient forcément vous attendre, quoi que vous fassiez. Dans certains cas, le retard s’apparente à une forme d’insoumission, de rébellion contre des diktats. Dans la relation amoureuse, il peut être une manière de faire comprendre à l’autre qu’on n’est pas à sa disposition.
Mais faire attendre et faire patienter, ce n’est pas pareil, selon vous?
J’y vois une distinction. Quand on aime profondément quelqu’un, on n’a pas le droit de le faire attendre au sens où on n’a pas le droit de jouer avec son désir, avec la confiance qu’il met en nous. C’est aussi vrai pour un ami ou un enfant. Par contre, on peut le faire patienter au sens où on peut lui apprendre la patience. C’est-à-dire lui apprendre à accepter notre propre temps, à comprendre que ce n’est pas parce que nous sommes son amant, son ami ou son enfant que pour autant, notre temps lui appartient. C’est une façon de marquer notre liberté.
Etre amis ou être amoureux, c’est être à deux. Ce n’est pas constituer un être fusionnel dans lequel l’un se soumet à l’autre ou dans lequel les deux se fondent complètement. Il y a une part de liberté de chacun et un temps incompressible qu’il faut respecter pour que la relation fonctionne.
Notre organisation du temps devient de plus en plus souple mais aussi de moins en moins fiable puisque l’on peut changer à tout moment de programme. De quoi est-ce le signe?
Nous sommes dans une société de l’accélération, c’est-à-dire que notre occupation du temps est de plus en plus segmentée et de plus en plus court-termiste. En s’ajustant et en s’adaptant en permanence, en déplaçant nos activités au dernier moment, on en arrive à ce qu’un court-terme chasse l’autre: une priorité de dernière minute chasse celle qui précède et qui ne date pourtant que de quelques heures. Cette flexibilité apparente n’est donc pas un signe de liberté, c’est plutôt une course en avant liée à cette succession et à cette multiplication des priorités qui se télescopent les unes les autres. Ainsi, nous ne nous affranchissons pas du temps. Nous vivons un enfermement toujours plus grand dans une relation au temps où tout est compté, tout est limité, tout est urgent.
Comment vivre harmonieusement ces deux conceptions du temps – heure juste et heure exacte? Ne pas rater la succession d’instants qui ne seront vécus qu’une fois sans rater non plus l’opportunité d’une transformation?
C’est possible, même si ce n’est pas facile. De toute façon, ces deux dimensions du temps sont complémentaires et nous avons besoin de l’une et de l’autre. Toutes deux structurent notre propre compréhension du temps. Le temps de la succession nous permet de faire la différence entre l’avant, le maintenant et l’après. Et le temps de la transformation nous aide à comprendre que nous sommes bien dans une évolution continue qui interdit de penser des identités définitives. Notre conception du temps est dès lors double. C’est notre façon de vivre qui tend à accentuer un aspect plutôt que l’autre. Et généralement, plutôt l’aspect de l’exactitude, c’est-à-dire de ces instants que l’on ne retrouvera pas une fois passés.
Mais je pense qu’en essayant de développer la ponctualité de la transformation et de l’attention à ces moments de transformation, on peut essayer de rééquilibrer ce rapport au temps qui est fondamentalement déséquilibré. Certes, il y a dans la vie des occasions, des échéances qui ne se présentent qu’une fois et qu’on ne peut manquer. Mais tout ne se joue pas sur ces moments-là: certaines choses peuvent attendre et se représenter. D’une certaine façon, cela nous permet d’apprendre à nous adapter progressivement à elles au cours de notre existence.
Le rapport au temps n’est pas le même dans toutes les cultures. Vous distinguez deux types de sociétés: monochroniques et polychroniques. Comment se caractérisent-elles?
Dans nos sociétés occidentales, on retrouve ces deux organisations du temps. En milieu professionnel, on est plutôt dans une monochronie, c’est-à-dire que l’on respecte exactement des créneaux horaires – en planifiant une réunion de 16 à 17 heures, par exemple. Dans nos relations avec nos proches, il y a plus de flexibilité, plus de respect de la liberté des autres. Il y règne cette idée que notre existence ne peut pas complètement se définir par des créneaux horaires imposés de l’extérieur. On y retrouve ce qui caractérise la poly-chronie: ce qui importe, ce n’est pas l’horaire mais l’interaction avec l’autre. Tant que cette interaction n’est pas arrivée à son terme, à quoi bon la précipiter?
Peut-être devrions-nous retrouver davantage cette forme de polychronie, caractéristique des sociétés du sud de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique latine. Mais il ne faut pas non plus s’illusionner sur ce qu’elle représente: ce n’est pas parce que l’organisation du temps est différente que, pour autant, le temps n’est pas organisé malgré tout, ni qu’elle est dépourvue de toute dimension autoritaire. Ce sont certes deux organisations temporelles culturellement différentes mais l’une n’est pas supérieure à l’autre.
Etre en retard est rarement bien perçu. Sauf, affirmez-vous, s’il est rentable. Pourquoi?
C’est lié à notre conception de l’accélération et notre représentation des temps comptés. En ce sens, le retard n’est acceptable que si on peut en tirer profit. Par exemple, les gares et les aéroports se transforment de plus en plus en centres commerciaux. On sait que les voyageurs vont y passer du temps, qu’ils vont parfois devoir attendre parce que leur train ou leur avion sera en retard. Mais ce retard est indolore à partir du moment où le consommateur peut le rentabiliser: il en profitera pour acheter telle spécialité locale ou visiter tel magasin de cosmétiques. Notre société peut cultiver un retard qui, au lieu d’être irritant parce qu’imprévisible, s’apprivoise en devenant occasion de consommation.
Selon vous, le retard n’est pas légitime en soi. Il n’a de valeur que s’il est une autre façon d’être à l’heure. Pourquoi?
On voit apparaître l’idée selon laquelle, malgré l’impératif d’avoir l’usage le plus rentable possible du temps, il faudrait apprendre à ralentir et peut-être même à cultiver un art du retard. A vrai dire, ralentir ne suffit pas. A l’accélération du temps, il faudrait plutôt opposer l’envie de coïncider avec un temps autre que celui qui nous est imposé, dans lequel nous nous reconnaîtrions et nous accomplirions davantage. Un médecin, en accordant à son patient une attention supplémentaire, accueillera le suivant avec du retard, certes. Il n’en est pas moins en ponctualité parfaite par rapport au besoin présent du patient.
S’il y a bien un événement inévitable qui relève de la ponctualité mais dont la date nous est inconnue, c’est le rendez-vous avec la mort. Comment apprivoiser cette ponctualité sur laquelle nous n’avons pas de prise?
Sur ce sujet, très difficile, il n’y a aucune réponse définitive ni satisfaisante, sinon cela se saurait. Il y a deux façons de nous comporter: soit on vit notre existence comme bornée par ce moment fatal, et, dans ce cas, toute notre vie constitue un compte à rebours. Dès lors, il faudrait vivre chaque instant comme s’il était le dernier. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce rapport au temps n’est pas axé sur le présent. C’est, à l’inverse, une façon d’être trop en avance au rendez-vous de la mort parce que l’on vit sous la menace permanente de son échéance. De toute manière, la mort viendra toujours trop tôt parce qu’elle interrompt toujours quelque chose.
A mes yeux, un rapport plus juste à la mort consisterait à essayer de vivre notre vie de telle sorte que la mort y mette bien sûr un terme, mais que nous ayons pu faire jusque-là tout ce que nous avions envie d’accomplir pour nous accomplir. En ce compris expérimenter cette transformation, cette re-création, cette réinvention de nous-même. Il s’agirait de penser la mort juste comme une fin et non comme une interruption. Si nous ne vivons pas notre vie comme un compte à rebours mais comme un devenir, nous pouvons être un peu plus libres par rapport à son caractère parfois tragique.
(1) Petit traité de la ponctualité, par Thibaut Sallenave, Editions de l’Aube, 2023, 224 p.
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