Sylviane Agacinski : «Le pays d’accueil doit respecter ceux qu’il reçoit» (entretien)
Dans Face à une guerre sainte, la philosophe française met en garde contre la résurgence du religieux et, en particulier, l’expansion de l’islamisme. Pour la contrer, l’Etat devrait faire montre de plus de considération à l’égard des musulmans traditionnels. Sans faillir à faire respecter ses lois et principes.
Après avoir approfondi une réflexion sur les questions de sexe et de genre, une autre sur la marchandisation du corps qui l’a amenée à s’opposer à la gestation pour autrui au point, étonnamment, de brouiller aux yeux de certains son profil d’intellectuelle progressiste, épouse de l’ancien Premier ministre socialiste français Lionel Jospin, la philosophe Sylviane Agacinski se penche, dans Face à une guerre sainte (1), sur le retour du religieux et sa relation avec le politique. En France et en Belgique, c’est à travers le fondamentalisme musulman qu’il se manifeste de la manière la plus menaçante pour les valeurs européennes. Pour y résister, il importe de lui opposer avec fermeté l’Etat de droit.
Aucune civilisation ne s’est mondialisée, en dépit de la mondialisation économique.
Le religieux et le politique sont-ils encore étroitement liés?
Je parlerais plutôt d’une résurgence impressionnante des religions et de leur solidarité avec des pouvoirs et des mouvements politiques, après une phase de laïcisation des sociétés et des Etats. Les islamistes et les soldats d’une nouvelle «guerre sainte» veulent renouer plus que jamais le religieux avec le politique. Par ailleurs, des religions (le catholicisme, l’orthodoxie, le protestantisme, le judaïsme en Israël, l’hindouisme) sont redevenues des marqueurs des identités nationales et des nationalismes. Cela dit, la relation du politique au religieux dépend de la nature des régimes politiques et des formes de religiosité propres à chaque société.
Que nous apprend l’histoire sur cette relation?
Il est intéressant de rappeler que, dans les sociétés polythéistes de l’ Antiquité grecque et romaine, les dieux sont partout, dans la nature comme dans la cité. Les rituels religieux imprègnent l’ensemble de la vie civile, familiale, sociale et politique. Et puis, quelque chose bascule avec l’apothéose de César, divinisé après sa mort, en 44 avant J.-C., et avec le règne d’Auguste, lui-même divinisé comme fils d’Apollon. Au temps de l’empereur Tibère, dans la province romaine de Judée, un autre renversement se produit. Selon les Evangiles, Jésus déclare la scission absolue entre ce qui revient à l’empereur et ce qui revient à Dieu en déclarant: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.» Il dira plus tard: «Mon Royaume n’est pas de ce monde.» Le christianisme à ses débuts était donc radicalement étranger à «la cité terrestre» et au pouvoir politique. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Après la conversion au christianisme de Constantin, qui règne de 310 à 337, on dira de l’empereur qu’il est «l’image de Dieu sur terre». Le christianisme s’est ainsi politisé – et pour longtemps – en devenant religion d’Etat. Par ailleurs, dès la naissance de l’islam au VIIe siècle, son prophète fonde une religion et se lance en même temps dans la conquête d’un empire. L’histoire des relations entre mondes chrétien et musulman a épousé ensuite les conflits territoriaux, religieux et politiques entre leurs empires respectifs…
Où en est l’islam aujourd’hui?
La guerre de l’islam contre lui-même est terrible. Les mouvances islamistes modernes, fondamentalistes, politiques, ou djihadistes, sont entrées en conflit avec les musulmans traditionnels au nom d’un retour au temps du prophète Mahomet. Cette guerre oppose les Etats musulmans entre eux – Arabie saoudite sunnite contre Iran chiite, par exemple –, mais elle déchire aussi les populations de culture musulmane installées au-delà de la «terre d’islam». Les mouvances islamistes, nées dans les années 1920, s’attaquent à l’ensemble des «mécréants»: musulmans apostats, juifs, chrétiens, désignés comme «les croisés». Pour la galaxie des Frères musulmans, par ailleurs active en Europe, il s’agit de «réislamiser» les sociétés musulmanes par le haut, en prenant le pouvoir politique pour mieux imposer leur doctrine à la société, ou bien par le bas, en convertissant la société à leur doctrine pour conquérir le pouvoir ensuite.
L’islamisme s’est-il aussi forgé en opposition à la colonisation?
Certainement. Nous sommes particulièrement touchés par la montée d’un prosélytisme islamiste qui, par exemple, réduit la France à son passé, soixante ans après la fin de la colonisation. Sans doute, transformer la grande mosquée d’Alger en cathédrale dès 1832, juste après la conquête de l’Algérie, était d’une violence injustifiable. Beaucoup plus tard, alors que les Algériennes avaient commencé à s’émanciper et à se dévoiler, comme beaucoup de musulmanes en Turquie et en Egypte, le pouvoir français a voulu accélérer leur occidentalisation: en 1958, il mettait en scène des images de ce dévoilement pour mieux gagner les femmes à la culture européenne. Inévitablement, le voile est devenu un emblème de la culture algérienne et un symbole de résistance du peuple algérien.
Quelles sont les conséquences de ces mouvements islamistes sur la société?
Déjà, ces mouvements bouleversent les conceptions de l’histoire selon lesquelles les religions sont toutes vouées à être dépassées par des systèmes de pensée rationnels et des pouvoirs laïcs. Il est vrai que l’idée d’un progrès de la raison dans le monde était déjà devenue fort douteuse face aux guerres mondiales et aux idéologies totalitaires, qualifiées de «religions séculières» par Raymond Aron (NDLR: philosophe français 1905 – 1983). Non seulement le monde est resté «anarchique», comme disait aussi Aron, puisqu’ aucune puissance n’est capable de l’ordonner, mais aucune civilisation ne s’est mondialisée, en dépit de la mondialisation économique.
L’islamisme n’aggrave-t-il pas les discriminations qu’il prétend combattre?
Oui, certainement. La difficulté d’intégration a toujours existé et elle s’est manifestée à chaque migration, y compris à l’intérieur de l’Europe. Le prosélytisme islamiste augmente les difficultés d’intégration dans la mesure où les islamistes ne veulent surtout pas que les immigrés de culture musulmane s’intègrent. Ils veulent au contraire que ceux-ci rejoignent les communautés islamistes fondamentalistes ou politiques. Le terme islamophobie a été lancé par les islamistes eux-mêmes pour convaincre tous les musulmans que les Français étaient hostiles à l’islam. Je suis persuadée que c’est faux. En réalité, l’intégration a fonctionné en France, comme le prouve la présence de très nombreux Français d’origine maghrébine et plus largement africaine dans tous les milieux professionnels. Il faut aller plus loin en garantissant le respect de l’islam vivant qui, on le sait, laisse place à l’interprétation des textes, l’ijtihad. En revanche, l’islamisme est redouté pour son dogmatisme archaïque, notamment pour ce qui touche aux relations entre les hommes et les femmes et à l’inégalité de leurs droits respectifs dans la famille.
Le voilement des femmes est le drapeau des islamistes, et est solidaire des doctrines sur l’inégalité des droits entre les hommes et les femmes.
La résurgence du religieux est-elle liée à celle de la nation?
Elle est même parfois solidaire d’un nationalisme, surtout si une religion est celle d’un seul peuple, comme le shinto, religion polythéiste japonaise, ou l’hindouisme. Mais la résurgence du religieux peut déborder de beaucoup le cadre des nations, comme dans la guerre sainte pour les religions universalistes, par exemple le christianisme au temps des croisades. Les combattants du djihad contemporain considèrent, suivant l’un de leurs grands maîtres, l’Egyptien Sayyid Qutb, que leur objectif est la conversion de toute l’humanité à l’islam et à ses préceptes. Mais il peut s’agir d’islamiser les sociétés humaines par un prosélytisme transnational, comme les Frères musulmans, ou par une guerre sainte dépassant les frontières, comme celle menée par Al-Qaeda, ou encore de restaurer un califat originaire, comme l’Etat islamique en Syrie, vaincu en 2019, mais dont les troupes continuent de se battre notamment dans le Sahel. Pour autant, un regain d’intérêt pour le fait national, en histoire comme dans la vie politique, et indépendamment des religions, ne doit pas être confondu avec le nationalisme égoïste et belliqueux. Il me semble que la corruption des valeurs éthiques et culturelles due au glissement du néolibéralisme vers le «tout marché» pourrait bien réveiller l’attachement des peuples à leurs valeurs fondamentales, voire à leur culture nationale. Il est triste d’observer comment les fabricants de perruques avaient réussi, en faisant monter les enchères, à convaincre les Ukrainiennes de leur vendre les longues nattes de leurs mères ou grand-mères, gardées d’habitude pieusement par la famille. Mais ce n’est pas le pire. J’ai montré dans d’autres ouvrages, Corps en miettes (Flammarion, 2013) et Le Tiers-corps (Seuil, 2018), comment l’ultralibéralisme, associé à l’individualisme, conduisait à prôner la société de marché, dans laquelle tout peut se voir attribuer une valeur marchande, y compris le corps des femmes et des nouveau-nés. Or, quelles puissances sont susceptibles de résister à cette marchandisation généralisée, à l’abolition de toute valeur intrinsèque, sinon les Etats nationaux et démocratiques?
A quoi nous renvoie le fait national, politique et culturel?
Pour un pays comme la France, la nation n’est ni ethnique ni religieuse. Elle n’est pas non plus «de droite»: les révolutionnaires criaient «Vive la nation!», les contre-révolutionnaires «Vive le roi!». J’insiste beaucoup dans mon livre sur la dimension historique de la nation, fruit d’une longue histoire où se mêlent les territoires, les hommes, les événements politiques, technologiques et économiques, la littérature, la philosophie, les arts, les coutumes, les croyances etc. C’est pourquoi, à l’opposé des thèses de Jürgen Habermas, je soutiens que les peuples ne sont pas interchangeables et qu’ils héritent d’une culture nationale – y compris les immigrés. Selon ce philosophe allemand, une nation n’a pas d’autre identité que sa Constitution et ses lois et elle doit assurer «l’inclusion de l’autre» dans son altérité et avec sa propre culture. Je pense au contraire que si la Constitution nationale est toujours essentielle juridiquement, elle n’est guère séparable d’une histoire singulière, nationale et culturelle. C’est pourquoi il n’existe aucune définition universelle de «la» nation. Chacune a la sienne. Je me sens très proche du grand sociologue Emile Durkheim (NDLR: 1858 – 1917) qui écrit qu’une nation est «l’incarnation partielle de l’idée d’humanité». Avec sa culture, une nation exprime une part de l’humanité universelle. Cette approche nous prémunit contre le messianisme universaliste et son cousin, le nationalisme, qui prétendent l’un et l’autre façonner le monde à leur propre image, y compris par les armes, comme Napoléon.
«L’Europe est une civilisation dont l’avenir dépendra de l’aptitude des nations qui la composent à s’ouvrir à d’autres – tout en préservant leur langue et leur héritage les plus fondateurs», écrivez-vous. Quel est votre modèle idéal de cohabitation entre des populations présentes et celles qui viennent de pays étrangers? Est-ce l’intégration?
Oui, le mot intégration me convient. Que veut dire intégrer? C’est faire entrer des éléments nouveaux dans un ensemble de façon à former un tout cohérent – et non pas de désagréger l’ensemble. Bien entendu, la cohérence d’une société ne signifie pas l’absence de tout conflit ou de luttes sociales ou politiques, mais elle exclut la formation de communautés séparées de l’ensemble par leurs lois ou leurs coutumes. Le danger, c’est un rejet réciproque de la part des populations immigrées et de la société d’accueil. L’ éviter implique par conséquent un double effort. Le pays d’accueil doit respecter ceux qu’il reçoit, y compris leur liberté de croyance et de culte. Mais il est aussi en droit de faire respecter par tous ses lois et ses principes fondamentaux. En France, la laïcité permet l’ existence d’une société multiconfessionnelle, mais non pas un multiculturalisme qui mettrait en cause des principes éthiques comme le respect de la personne et de son corps. L’ excision des petites filles, par exemple, est une tradition culturelle dans certains pays africains (sans rapport avec l’islam). Cette pratique n’en est pas moins intolérable selon nos lois, en tant que torture et mutilation. Autre exemple apparemment anodin: serrer la main de ceux que l’on rencontre en société, selon les circonstances, ne relève d’aucune loi écrite. Mais ce geste de courtoisie fait partie de notre culture. Un étranger peut à la rigueur l’ignorer, mais un homme qui souhaite vivre en France et qui refuse de serrer la main des femmes en raison de sa religion exprime son rejet de notre mode de sociabilité et du principe de l’égalité entre homme et femme.
Quelle est votre opinion sur le voilement des femmes musulmanes?
Aujourd’hui, le voile est un signe politico-religieux. L’obligation pour les musulmanes de porter en toutes circonstances le «voile islamique», simple mais strict, a été lancée par les Frères musulmans. Le voile intégral est prôné d’un côté par les salafistes (niqab, voire burqa), et par les chiites iraniens (tchador). Partout dans le monde, le voilement des femmes est le drapeau des islamistes, et est solidaire des doctrines sur l’inégalité des droits entre les hommes et les femmes. La révolte héroïque des Iraniennes contre la République islamique est une leçon pour toutes les femmes.
Le voilement exprime-t-il toujours une soumission des femmes à une autorité masculine?
Absolument. Je le montre en parcourant l’histoire du voilement. Tous les théoriciens de l’islamisme l’ affirment et revendiquent la mise sous tutelle des femmes dans la famille. La stratégie des islamistes consiste maintenant à propager l’idée que le voilement relève de la liberté individuelle et de «la liberté de choix des femmes» en s’appuyant sur les droits de l’homme plus que sur un prescrit religieux. Certaines femmes peuvent accepter cette soumission – notamment par solidarité avec leur communauté. Mais cela ne change rien au fait que les voiles islamiques doivent être exclus de l’espace scolaire et de l’espace public, pour ceux qui cachent la personne entière, y compris son visage, ce qui fait alors de la femme une paria dans la société ou une adulte sans autonomie.
Parmi les outils pour contenir l’extension de l’islamisme, vous citez «les témoignages de respect de la République pour l’islam et les musulmans traditionnels». Ce souhait explique-t-il votre réserve quant à l’opportunité de se servir des caricatures de Mahomet pour parler de la liberté de penser et d’expression à l’école?
J’ai été bouleversée par l’assassinat de Samuel Paty et son enseignement n’est pas en cause. Le terrorisme djihadiste trouvera toujours des prétextes pour frapper ses ennemis. En France, le professeur est libre de choisir ses documents pédagogiques. Simplement, mon expérience d’enseignante me fait penser, de façon générale, que l’étude d’exemples historiques permet peut-être mieux d’aborder la liberté d’expression que les références à l’actualité brûlante. Les terribles caricatures des protestants contre l’Eglise catholique au XVIe siècle, ou celles contre Louis XVI ou Napoléon, permettent largement d’éclairer la liberté religieuse et politique…
(1) Face à une guerre sainte, par Sylviane Agacinski, Seuil, 192 p.
Bio express
1945 Naissance, le 4 mai, à Nades, dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, en France.
1991-2010 Professeure à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess).
1998 Publie Politique des sexes (Seuil).
2012Femme entre sexe et genre (Seuil).
2013Corps en miettes (Flammarion).
2018Le Tiers-corps. Réflexions sur le don d’organes (Seuil).
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici