Série (1/7) | Pourquoi l’insulte est indispensable au fonctionnement de la société
On la condamne, et pourtant, on la pratique allègrement. De la plus vulgaire à la plus violente, l’injure révèle ce qu’une société autorise et condamne. Très codée, elle serait nécessaire.
«Merde», «sale con», «putain»… Ces grossièretés, les dire, comme ça, gratuitement ne procure absolument aucun plaisir ni soulagement. C’est que dit comme ça, sans raison justement, elles n’ont rien d’injurieux. C’est toute la différence entre un gros mot et une insulte. L’un frappe l’oreille, l’autre blesse l’ego. L’un fait simplement passer pour vulgaire, l’autre rend carrément violent. Il existe d’ailleurs des professions où les oreilles saignent souvent. «Les insultes et les jets de canette sont presque quotidiens», témoigne Jamal, conducteur de métro depuis seize ans sur la ligne bruxelloise Simonis-Roi Baudouin. Aurore, infirmière urgentiste, collectionne également les injures. «Conasse», «pouffiasse», «grosse vache». «Cela vient de tous types de personnes et ça s’est aggravé depuis le Covid.» Dans de nombreux services communaux, bureaux de poste et centres administratifs, des affichettes indiquent que «Le respect, tout le monde y a droit», avec un petit rappel de la loi sur l’amende encourue.
Victor Hugo en remplissait des carnets, Schopenhauer en a fait un recueil. L’insulte, cet «ultime stratagème» (selon le philosophe allemand) qui vise à réduire l’adversaire à néant, est communément pratiquée. Personne n’y échappe: la caissière, le tiktokeur, les élus, les filles qui se font accoster dans la rue, l’ambulancier, le cycliste, le piéton et l’automobiliste… Le jeu est sans fin.
«L’insulte demeure un fait social qui traverse toutes les sphères.»
La porosité entre public et privé peut donner l’impression que l’insulte est partout. Pour autant, les chercheurs qui travaillent sur le sujet s’accordent sur un point: rien ne démontre que la violence verbale s’est banalisée. Ce n’était pas mieux avant, mais l’insulte a évolué avec son temps.
«L’insulte demeure un fait social qui traverse toutes les sphères. Elle est transversale et omniprésente», confirme Dominique Lagorgette, professeure en sciences du langage à l’université Savoie Mont Blanc et autrice de Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate. Un changement s’est opéré dans les années 1970. Jusqu’alors, les codes sociaux étaient plus rigides. Avec le libéralisme et la libération des mœurs, c’est l’expression individuelle qui devient la norme: je parle comme je veux, donc je t’insulte si je veux.
«Actuellement, poursuit la spécialiste, la viralité du discours fait caisse de résonance. Des insultes qui restaient parfois en « off » sont largement diffusées. L’insulte est plus visible et nous y sommes donc plus sensibles. Néanmoins, on ne peut plus dire certains mots dans l’espace public. La législation punit désormais les propos sexistes ou racistes.»
Putain, c’est vachement bien
L’insulte est de fait un excellent baromètre social. Elle révèle ce qu’une société autorise ou condamne, elle est l’expression des us et coutumes d’une époque. Ces mots, qui sont interdits, délimitent les normes sociales «cachées», implicites. «Par l’injure, nous pouvons découvrir le système de valeurs d’un groupe», observe Dominique Lagorgette. Lorsqu’on traite un individu de «femmelette» ou de «tafiole», ce que l’on désigne, c’est l’homme qui déchoit, qui est efféminé. L’accusation montre qu’un homme doit avoir des valeurs viriles et que cette société valorise les êtres humains mâles au détriment des femmes. De la même manière, de nombreuses insultes font référence au corps. Avoir un corps sain est également une injonction puissante. Tout ce qui déroge à cette règle sera potentiellement objet d’injure («grosse», «tête de bite»). Il est de même pour celles qui puisent dans le registre psychiatrique et celui de la maladie («schizo», «bipolaire», «autiste» ou «pouilleux»). A travers elles, c’est un renvoi à l’importance de tout ce qui représente la santé.
«L’insulte n’existe que si la cible de l’attaque se sent blessée.»
Evidemment, l’injure suit son temps. Certaines offenses perdent ainsi totalement leur sens dégradant dans le langage ordinaire. A force d’être utilisées, elles se sont usées, vidées, parce que «leur force transgressive s’émousse et leur sens initial s’efface progressivement», note Dominique Lagorgette. Le mot «putain», par exemple, passé de la catégorie du nom à celle, grammaticale, d’interjection. Purgé, il est prononcé dans un contexte de surprise («Putain, tu m’as fait peur»), d’énervement («Putain, tu m’agaces»), de dépit («J’en ai marre, putain») ou encore de joie («C’était génial, putain»). Le terme est devenu aussi anodin qu’une virgule.
Mais pourquoi insulte-t-on, au fond? Le but se résume, généralement, à faire taire l’autre, à l’intimider, à dégrader le corps symboliquement. «Dire une insulte, ce n’est pas forcément insulter. Et insulter n’est pas forcément dire une insulte, insiste Dominique Lagorgette. Les mots acquièrent un sens différent selon le contexte dans lequel ils sont prononcés.» Lancer à quelqu’un «vous n’êtes pas une lumière» peut se révéler particulièrement blessant, sans pour autant être injurieux. De même peu de dentistes acceptent d’être traités de bouchers. L’insulte n’existe que si la cible de l’attaque se sent blessée. Pour autant, ce sont bien les insultes «par ricochet», celles associées aux origines, qui sont les plus efficaces quand l’objectif est de nuire et d’humilier. Ainsi en est-il des «ta race» ou les «fils de…», notamment «fils de pute», dont on retrouve des traces jusque dans des chansons du Moyen Age. Ils possèdent un pouvoir supérieur à celui de l’insulte directe. Ici, c’est le groupe entier qui est attaqué, l’insulté ne doit pas répondre que de lui-même, mais des personnes qui lui sont directement liées par la race ou la filiation, et qu’il se doit de défendre.
A la différence du juron, de l’ordre de l’exclamation solitaire, l’insulte se joue à deux, voire à plusieurs. Elle choque, heurte, humilie et stigmatise ce que la société estime comme socialement ou moralement inacceptable. Injurier, c’est transgresser les tabous. L’un des aspects scandaleux de l’insulte consiste précisément à évoquer des sujets interdits. C’est pour ça que la sexualité en fournit un corpus très abondant, avec 80% des mots grossiers.
A la différence des jurons
Condamner, c’est bien le sort de ce «projectile verbal». Pourtant, même si elle est abondamment pratiquée, l’injure est puisée dans un fonds commun qui varie peu. Le vocabulaire ordinaire des insultes se révèle relativement réduit. Et pour cause: pour que l’injure soit efficace, celui qui la reçoit doit en comprendre immédiatement le sens. Sortir du recueil usuel –guère plus d’une quinzaine de mots, selon les linguistes– expose à échouer dans l’art d’insulter. En cela, les jurons n’apparaissent pas comme des marqueurs sociaux. Au contraire, ils sont très démocratiques, des éléments linguistiques transversaux. Quel que soit le milieu, «merde», «putain» ou «fait chier» signifient la même chose.
80 %
des mots grossiers sont liés à la sexualité.
Même s’il existe, aujourd’hui, une sorte de décontraction par rapport à certaines insultes, il reste encore quelques angles morts du savoir-vivre comme le célèbre «nique ta mère», et surtout sous sa forme contractée «ta mère» ou «ta mère la…». Traduction littérale d’une injure maghrébine, l’expression est loin d’être passée dans le langage familier de monsieur Tout-le-Monde et demeure un marqueur social.
Cette «transgression langagière» se définit en effet en opposition à la langue commune, établie et autorisée. Demeurer poli, c’est accepter le jeu du «parler dominant» puisque la politesse est la police du langage officiel. Comme l’écrit le sociologue Pierre Bourdieu dans sa réflexion sur le «marché linguistique», le langage officiel est déterminé par les institutions qui valident le langage, comme l’école. Il est donc lié à l’Etat et à la classe sociale qui gère l’Etat. Il y a une langue officielle imposée par la classe dirigeante: elle devient la règle.
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Bref, injurier sans paraître vulgaire reste un privilège. Evoquer les tabous serait principalement interdit aux classes moyennes. Les milieux populaires ne maîtriseraient pas le «parler dominant», leur permettant de recourir à l’euphémisme ou à l’implicite pour atténuer la dureté d’une insulte. En revanche, être issu des classes supérieures autoriserait à désobéir aux règles. On leur passerait leurs pétages de plomb. Alors que les classes moyennes, elles, sont suffisamment éduquées pour savoir se tenir, se contrôler, mais pas privilégiées au point de se permettre ce «passe-droit».
«Le fait que ces mots soient réprimés par les adultes est aussi une affirmation d’autonomie.»
Une dimension cathartique
Les adolescents, quelle que soit leur catégorie sociale, échappent à ces usages. Chez eux, «être impoli peut être compris comme un refus des barrières sociales, de l’ordre établi dont la politesse est un outil», note Dominique Lagorgette. Tout parent qui laisse traîner ses oreilles a de quoi être saisi par leur rudesse verbale. Çà et là, des «grosse pute», des «bâtard» et des «chacal». C’est de l’affection, une «insulte mot doux» qui ne sert pas à faire mal, selon les linguistes. Prononcé sur un mode ludique, le terme, vidé de son sens, se transforme en code rituel. Il permet de s’inscrire dans un groupe et de marquer le fossé générationnel. «Le fait que ces mots soient réprimés par les adultes est aussi une affirmation d’autonomie», ajoute Isabelle Clair, sociologue et directrice de recherche au sein de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et autrice de Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes.
Très codée, donc, l’insulte n’aurait pas comme principale fonction de transgresser les bonnes mœurs en vigueur. Elle se révèle parfois nécessaire, presque indispensable, au fonctionnement de la société. Des sociologues lui prêtent volontiers une dimension cathartique. Il y a de la jubilation à l’énoncer, mais elle est aussi un dérivatif à la colère ou l’agressivité. «C’est un appel à l’écoute, dans le sens où insulter quelqu’un, c’est dire que ça ne va pas, une ultime tentative de dialogue», conclut Dominique Lagorgette.
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