S’appeler Kevin, une malédiction? «On m’a souvent dit que je n’avais pas la tête d’un Kéké» (analyse)
Star au sein des classes populaires au début des années 1990, le prénom Kevin a longtemps été moqué et méprisé. Mais la perception des Kevin changerait. Lentement.
Il a 33 ans, est médecin généraliste et a une ravissante tête de garçon sage. Oui, mais voilà, il s’appelle Kevin Pirson. «Ce prénom soulève aussitôt l’idée du beauf, du tuning, du training, de l’ado bête dont les parents sont des barakis, des incultes. Des choses auxquelles je ne m’identifie absolument pas», assure le trentenaire. Et, l’étiquette lui colle à la peau. Un soir qu’il faisait connaissance avec une jeune femme dans une boîte de nuit, jusqu’à laisser un jeu de séduction s’installer, l’intéressée lui a demandé son prénom. «Quand je lui ai répondu, elle m’a dit: « Ah. Jusque-là, ça allait bien… Un Kevin, c’est mort! »» Blessé, il a préféré clore la conversation. «Une fille qui juge une personne en fonction de son prénom, très peu pour moi!»
Il est né en 1991, au pic de la vague des Kevin. Un engouement souvent attribué à Kevin Costner, dans Danse avec les loups (1990), et au petit Kevin de Maman, j’ai raté l’avion (1990). Mais il ne serait pas seulement dû à ces deux films, puisqu’il s’est étalé jusqu’aux années 2000. «Kevin est un prénom né et mort dans les classes populaires, observe Baptiste Coulmont, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure Paris-Saclay, auteur notamment de Sociologie des prénoms (La Découverte). En effet, des prénoms vont être concentrés dans certains milieux sociaux et ne franchissent pas les barrières sociales.»
Pour certains, particulièrement les classes supérieures, ce patronyme est le symbole du mauvais goût et fait dès lors l’objet d’un mépris social. Mais, selon le sociologue, il incarne surtout l’émancipation culturelle des classes populaires. Traditionnellement, les «élites» donnaient le ton. Les prénoms circulaient du haut vers le bas. Ce mode de diffusion s’est pourtant progressivement modifié. «A partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les ouvriers et les employés commencent à choisir des prénoms neufs, différents, qui ne reçoivent pas l’approbation des classes supérieures. Parmi ces nouveaux prénoms, un registre se démarque, celui des prénoms anglo-celtiques. Et dans ce registre, un prénom se distingue: Kevin», écrit Baptiste Coulmont dans une série consacrée aux prénoms publiée dans Le Monde.
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Kevin se distingue d’abord par son ampleur d’utilisation: 812 naissances en 1995. Ensuite par l’ampleur de l’entreprise de délégitimation des goûts populaires. Car l’autonomie des prénoms et l’indépendance culturelle des classes populaires dérangent les classes dominantes. Ça ne leur plaît pas. Et dès le milieu des années 1990, Kevin est un délit de prénom, au même titre qu’un délit de sale gueule. Il stigmatise autant que le poids, la taille, le look, et devient le support de toutes les moqueries. L’humoriste Elie Semoun l’avait notamment choisi pour l’un de ses personnages de sa série de vidéos Les petites annonces. Voix de crécelle, intellect limité, style discutable: s’appeler Kevin ne faisait pas vraiment envie et ne promettait pas une destinée particulièrement brillante. La preuve: chaque année, depuis 2012, Baptiste Coulmont analyse les résultats du bac en fonction des prénoms, révélateurs d’un milieu social plus ou moins favorable à la réussite scolaire. Avec 4% de mentions «très bien», les Kevin côtoient les Steven, Jordan ou Mohamed.
“Kevin n’est pas un nom, c’est un diagnostic
Ce n’est qu’en arrivant à l’université que Kevin Pirson s’est aperçu que son prénom n’était pas anodin. «Mes parents ne voyaient pas du tout le problème, ils en étaient même fiers. Bien sûr, à l’athénée, on m’a parfois chambré, mais c’était moins craignos que de s’appeler Brandon ou Mickaël.»
Il y a d’abord eu les vannes, «peu sophistiquées». « »Ah ben ta mère ne devait pas être inspirée ». Pas tellement plus.» Mais, derrière les blagues, il y a «de la perplexité, de l’étonnement». «Comme si je n’avais pas la trajectoire habituelle d’un Kevin. Il est sans doute plus facile pour un Kevin d’être boucher ou joueur de foot plutôt que d’intégrer un milieu intellectuel.» D’origine populaire, le jeune homme ne ressent aucun déclassement dans son patronyme. Il a grandi entouré de Dylan et de Kelly. «Au moment de me présenter, je sais qu’il y aura un moment de flottement et que ça va faire un peu sourire. Je n’ai pas de honte mais j’aimerais éviter ces petits rictus.» Les moqueries ne sont entendues que lorsque l’on «sort de sa classe sociale», note Baptiste Coulmont. Elles se font aussi dans l’autre sens. Les classes populaires réagissent également «quand elles croisent des Guillemette, mais on les entend moins».
Il reste toutefois impossible de savoir si les Kevin sont l’objet de véritables discriminations au-delà du mépris qu’ils peuvent essuyer. Le prénom est certes un marqueur, mais il est surtout lié à des préjugés. Ceux concernant l’origine des Kevin et ce qu’ils impliquent – un individu d’un milieu peu instruit – pourraient être un frein à une future embauche, notamment au sein des catégories socio-professionnelles supérieures. L’étude la plus récente (2015), menée en France par l’Observatoire des inégalités, montre que le CV d’un Kevin a entre 10% et 30% moins de chances de convaincre un employeur que celui d’un Arthur – un prénom davantage associé aux classes moyennes et supérieures. «Un prénom sert de signal dans les relations à distance», constate le sociologue. Il reste cependant difficile de quantifier la discrimination réelle. D’autant que la variable du prénom jugé populaire ou non n’est pas étudiée. Les sondages se concentrent principalement sur les prénoms «ethniques».
Papys Kevin
Le phénomène est européen: que ce soit en France, aux Pays-Bas, en Suisse, en Allemagne, Kevin a été plébiscité presqu’exclusivement par les classes populaires. Et, partout, un destin identique et des a priori similaires qui collent au prénom. «Plus l’engouement pour un prénom est fort, plus le reflux l’est aussi», résume Baptiste Coulmont. En Allemagne, par exemple, le terme Kevinismus (qu’on pourrait traduire par «kévinisme») a été inventé pour désigner les discriminations qui frappent les Kevin. Ainsi, selon une étude menée sur les discriminations inconscientes auprès de 2.000 instituteurs, ils étaient jugés comme plus susceptibles d’avoir des problèmes de comportement et de moins bons résultats scolaires. «Kévin n’est pas un nom, c’est un diagnostic», explique un des professeurs. Les filles prénommées Chantal sont logées à la même enseigne.
Quelques chiffres
– En Belgique, 4.360 Kevin sont nés entre 1995 et 2023. Il s’agit du 60e prénom le plus donné dans cette période.
– 24.416 Kevin vivent en Belgique, dont 7.018 en Wallonie.
– Parmi les moins de 18 ans, les Kevin ne sont que 931, dont 203 en Wallonie.
– Ce prénom n’a été donné qu’à 39 nouveaux-nés en 2023, majoritairement en Flandre (25).
«On m’a souvent dit que je n’étais pas un Kevin comme les autres ou que je n’avais pas la tête d’un « Kéké »», s’indigne Kevin Pirson, qui avoue ressentir une espèce d’appartenance au groupe des Kevin. Il évoque même une forme de «camaraderie» qui les unit. «Ben oui, il y a des Kevin qui sont bien! Quand les moqueries vont-elles cesser?» Lui estime en avoir pris pour vingt ans de plus, à la suite du succès de l’humoriste Inès Reg – dont la réplique «C’est quand que tu vas mettre des paillettes dans ma vie, Kevin?» a fait le tour des réseaux en 2019.
On m’a souvent dit que je n’étais pas un Kevin comme les autres
Mais comme il y a des milliers de Kevin, le patronyme a pour lui la force du nombre. Il y en aura bientôt partout, du bas en haut de l’échelle sociale, prédit Baptiste Coulmont. Désormais, ils sont des jeunes adultes. «Pour les enfants des années 2010-2020, le prénom est probablement un prénom comme un autre, voire sans doute déjà démodé», estime-t-il. Bientôt un prénom de vieux? L’âge d’or n’ayant duré que cinq ans (s’étalant cependant de 1985 à 1995), les Kevin sont globalement âgés de 25 à 35 ans. Ils n’étaient que 39 nouveau-nés en 2023, très loin derrière les Noah et les Arthur, selon les chiffres de Statbel. Kevin Pirson a déjà pensé qu’à quarante ans, son prénom résonnerait peut-être «curieusement». Le prénom fait jeune, sans doute parce qu’il n’y pas encore de papys Kevin.
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