Va-t-on vers une médecine à deux vitesses ? «Notre vision: un système de santé démarchandisé»
Juguler la pratique croissante des suppléments d’honoraires par les médecins est une nécessité et, pour un ministre de la Santé, un devoir moral, souligne Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris. Il y va, soutient-il, de l’accès pour tous à des soins de santé abordables et de qualité.
Imposer des tarifs conventionnés à des médecins qui choisissent librement de ne pas les pratiquer ne relève-t-il pas d’une rupture grave de contrat?
Certainement pas. Nous sommes les héritiers d’un système d’équilibre qui s’est construit dans les années 1960 au sein d’une médecine dite libérale. Ce système est basé sur un financement public et une liberté tarifaire assortie d’un mécanisme de correction sous la forme d’incitant à ce que le médecin se conventionne afin d’assurer une accessibilité aux soins de santé. L’ enjeu, c’est de garantir cette sécurité tarifaire.
Frank Vandenbroucke (Vooruit), ministre de la Santé, ferait-il sien l’adage «qui paie décide» cher à feu André Cools (PS)?
C’est plus subtil que ça. La possibilité de ne pas se conventionner est maintenue mais cent millions d’euros sont prévus en 2023 à titre d’incitant à le faire. Franck Vandenbroucke a mille fois raison d’agir comme il le fait. Protéger les patients les plus démunis en prenant les dispositions qui s’imposent relève de l’obligation morale quand on est ministre de la Santé.
Le ministre qualifie l’évolution des suppléments d’honoraires d’inacceptable. A juste titre?
Quelques chiffres pour s’en convaincre: 900 millions d’euros de suppléments d’honoraires sont facturés aux patients, dont deux tiers à l’hôpital et un tiers en ambulatoire, ce qui est énorme. Entre 2015 et 2019, les suppléments d’honoraires en milieu hospitalier ont augmenté deux fois plus vite que les remboursements de l’assurance-maladie. Entre 2019 et début 2021, un hôpital sur dix a augmenté le pourcentage maximal de suppléments d’honoraires qui peut être facturé au patient.
Pourquoi un tel emballement?
En milieu ambulatoire, la hausse des suppléments est intimement corrélée à une baisse significative du taux de conventionnement dans de nombreux groupes et spécialités. Cette évolution est génératrice d’inégalités sociales car les patients n’ont plus toujours accès à des médecins conventionnés. Nous basculons progressivement vers un système où les prestataires de soins conservent tous les avantages d’une médecine libérale financée à 80% par la collectivité, là où les patients n’auront bientôt plus que les inconvénients!
N’est-ce pas le symptôme d’un malaise parmi les prestataires de soins. Beaucoup se disent en souffrance…
La situation est liée à un sous-financement de l’hôpital qui, pour équilibrer ses comptes, produit des suppléments d’honoraires. Les incitants financiers à se conventionner sont devenus trop faibles. Mais il y a aussi des usages abusifs d’une pratique qui manque de transparence et de lisibilité. On observe ainsi en milieu hospitalier une sur-représentation des chambres à un lit. Il faut contrer la mentalité de business en matière de soins de santé qui alimente l’idée, fausse, que «si je paie cher, je serai mieux soigné».
Le système est-il à bout de souffle?
Le modèle de conventions tarifaires a atteint ses limites, il est urgent de le réformer mais pas de le supprimer! Il est la pierre angulaire d’un compromis qui repose sur quatre piliers: concertation, fixation de tarifs de prestation, liberté laissée aux prestataires de soins d’y adhérer ou non, protection des patients les plus démunis. Tourner le dos à ces quatre piliers, c’est choisir l’aventure. Une réforme hospitalière s’impose, qui doit passer par l’arrêt d’un système à l’acte au profit d’un système de forfait «all in», par un juste financement et par une vision moins hospitalo-centrée au profit de soins intégrés. La nomenclature est aussi à revoir afin de gommer les différences parfois criantes de rémunération entre les médecins eux-mêmes. Il faut établir un nouveau modèle de régulation des honoraires qui puisse garantir une accessibilité financière la plus égalitaire possible à des soins de qualité, en amplifiant les incitants financiers à se conventionner. Les médecins doivent avoir une juste rémunération, je les comprends sur ce point.
Il faut contrer la mentalité de business en soins de santé qui alimente l’idée, fausse, que “si je paie cher, je serai mieux soigné”.
Encore faut-il s’entendre sur la notion de «juste». Sans liberté d’appliquer des suppléments d’honoraires, bonjour la médecine d’Etat, le modèle rêvé par les mutualités et l’actuel ministre de la santé, croit savoir l’Absym…
Que je sache, les médecins sont payés par l’Etat puisque le système des soins de santé est largement financé par l’argent public. Notre vision, c’est un système de santé démarchandisé où chaque citoyen a accès à des soins de qualité en fonction de ses besoins. Basculer vers une médecine salariée peut paraître séduisant mais n’est pas la solution. Dans un système de ce type, c’est le gouvernement et le ministre de la santé qui décident de tout. On voit ce que cela peut donner lorsque les conservateurs sont au pouvoir, comme au Royaume-Uni. Personne n’a envie de sortir du système actuel, tous les acteurs ont intérêt à ce qu’il perdure mais sous une forme améliorée. Et cela passe par un réinvestissement public sur la base d’objectifs de soins de santé prioritaires et par une meilleure organisation.
Pourquoi ne pas réserver les tarifs conventionnels aux plus vulnérables?
Surtout pas, c’est la voie royale à une médecine à deux vitesses. Si la logique capitalistique devait finalement prédominer, seuls ceux disposant des revenus les plus élevés pourraient se permettre une prise en charge de qualité, laissant de côté tous les autres.
Brider les médecins sur le plan financier n’est-il pas le meilleur moyen de les jeter dans les bras des assureurs privés?
Les médecins en paieront le prix par la perte de la liberté thérapeutique. Est-ce cela qu’ils veulent?
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