Une neurobiologiste fait un burnout… de son burnout: «Mon cerveau ne sera plus jamais le même» (entretien)
La neurobiologiste néerlandaise Brankele Frank a connu deux burnouts. Le deuxième lorsqu’elle a écrit son best-seller… sur le burnout. Elle décrypte les processus biologiques qui ont réduit son cerveau en bouillie.
«Ce n’est pas le cas, n’est-ce pas? L’esprit trouble, la fatigue, la léthargie, le chaud, le froid, les maux de tête, les problèmes de concentration, le manque d’entrain… Ce serait un comble si, en écrivant un livre sur le burnout, j’étais à nouveau victime d’un burnout.»
C’est pourtant exactement ce qui est arrivé à la neurobiologiste néerlandaise Brankele Frank lorsqu’elle a parcouru des centaines d’études scientifiques à la recherche d’informations sur la façon dont son burnout avait paralysé son corps quatre ans plus tôt. Pourquoi ne connaissait-elle soudain plus le nom de ses amis? Pourquoi une promenade au supermarché ressemblait-elle à un marathon épuisant? Et pourquoi a-t-elle mis près de deux ans à s’en remettre? «Je n’ai trouvé aucune indication dans les sciences médicales», soupire la native d’Amsterdam; après tout, il n’existe pas de diagnostic officiel du burnout. «On m’a toujours dit que ma batterie était à plat, que c’était psychologique. Mais quels étaient exactement ces processus biologiques qui avaient réduit mon cerveau en bouillie?»
Lors de la rédaction de votre livre, Over de kop (Par-dessus la tête), vous avez subi un deuxième burnout. Qu’aviez-vous oublié de retenir du premier?
Mon rationalité avait encore le dessus. J’organisais ma vie selon un horaire fixe: je travaillais un certain nombre d’heures, puis je faisais du sport et je rencontrais des amis. Je ne pouvais pas laisser les choses aller d’elles-mêmes. Il y avait toujours cette petite voix cognitive qui déterminait si j’avais le droit d’être nerveuse ou non. S’il se passait quelque chose qui me mettait mal à l’aise, ma raison me disait de ne pas subir le stress et de passer outre. Mais le corps ne s’apaise que lorsqu’on affronte honnêtement les sentiments désagréables.
L’intelligence émotionnelle ne s’apprend pas à l’école. Beaucoup de gens refoulent leurs émotions, par exemple.
Tout à fait. La cognition n’est qu’une partie de l’être. A l’âge adulte, les émotions sont injustement considérées comme un manque de professionnalisme, une forme de faiblesse, ou comme «trop féminines». Il est évident qu’il ne faut pas exprimer sa colère au travail en frappant un collègue, mais il est important de reconnaître ce sentiment. Pourquoi pas en mangeant, à ce moment-là, un morceau de chocolat. Ce n’est pas grave. Lorsqu’on ne veut pas affronter ce sentiment, au moment précis où il se manifeste, et pour un certain temps, c’est là que les choses se gâtent.
Est-ce ce qui vous a poussée à découvrir exactement ce qui était «cassé» dans votre tête? A quoi ressemble un cerveau en burnout?
Un cerveau en stress chronique fonctionne clairement différemment. Je suis surprise qu’on en parle si peu. Les personnes souffrant de burnout sévère ont un cerveau plus petit que les personnes en bonne santé. La matière grise diminue, surtout dans l’hippocampe et le cortex préfrontal. Ces zones sont responsables de la pensée rationnelle, de l’apprentissage, de la mémoire, de la planification, de la concentration et de la perspective. En revanche, les neurones de la partie émotionnelle du cerveau, l’amygdale, augmentent. On devient hypersensible, irritable et plus émotif, tout en étant moins capable d’apaiser et de relativiser ces émotions. La bonne nouvelle, c’est que la méditation permet de renforcer, et même de faire croître, la matière grise dans les zones où elle a diminué. Il est donc possible de «respirer» pour retrouver un cerveau en bonne santé.
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Quels sont les autres changements liés au stress chronique?
Le stress chronique déséquilibre fortement les systèmes nerveux sympathique et parasympathique, les deux parties du système nerveux autonome. Normalement, celle de l’effort est inactive lorsque celle de la relaxation est active et vice versa. Pendant l’effort, toute l’énergie va au cœur et aux muscles plutôt qu’aux systèmes reproducteur, immunitaire et digestif. Au repos, c’est l’inverse, ce qui vous permet de digérer tranquillement vos aliments, de lutter contre les maladies et de vous reproduire. Chez les personnes souffrant d’épuisement professionnel, la zone de la relaxation semble être inactive. Elles peuvent encore être très actives, mais elles ne parviennent plus à se détendre. On leur préconise de se reposer, mais le corps ne trouve plus le moyen de le faire. Elles sont fatiguées, mais n’arrivent pas à dormir. Les hormones de stress que sont l’adrénaline et le cortisol maintiennent le corps en permanence dans une sorte de mode d’éveil. En outre, le cerveau est à ce point chamboulé qu’il pousse à adopter, de plus en plus facilement, un comportement malsain au détriment d’un comportement sain. Ce qui crée un stress supplémentaire, et un cercle vicieux.
«Le burnout est une sorte de commotion cérébrale sans choc physique.»
Les cerveaux en burnout ressemblent même à ceux ayant subi une commotion cérébrale. Pourquoi?
A l’époque où j’étais malade, des amis ont souffert d’une commotion. Leurs symptômes étaient très similaires aux miens: sensibilité extrême à la lumière et au son, nombreux maux de tête, capacité de concentration quasi nulle et fatigue extrême. La recherche montre que tant chez les patients en burnout que chez les personnes ayant subi une commotion cérébrale, on trouve souvent une concentration plus élevée de vésicules astrocytaires dans le sang. Celles-ci sont libérées par les cellules de la barrière hémato-encéphalique lors d’un choc physique. Ces cellules se décomposent ensuite et des quantités excessives de vésicules flottent dans le sang. Ces mêmes substances ont également été trouvées dans le sang des personnes en burnout, mais pas dans celui de celles souffrant de dépression. Le burnout est donc, en fait, une sorte de commotion cérébrale sans choc physique.
Nous avons un deuxième «cerveau» dans notre corps: le microbiome, la communauté de micro-organismes qu’on trouve notamment dans nos intestins. Joue-t-il un rôle dans le burnout?
Selon l’hypothèse hygiéniste, nous avons tellement réduit notre exposition aux microbes, dans le monde occidental, que nous avons provoqué l’appauvrissement de notre microbiome et l’affaiblissement de notre immunité. Je suis de plus en plus convaincue que le burnout est lié à une réaction excessive du système immunitaire.
L’appauvrissement du microbiome explique-t-il pourquoi le burnout est surtout observé en Occident?
Nous ne pouvons pas affirmer noir sur blanc qu’un excès d’hygiène entraîne plus de burnout. Mais je pense qu’il contribue à l’épidémie actuelle de burnout. Le système immunitaire devient également hypersensible parce qu’il a longtemps été inhibé par l’hormone du stress, le cortisol. Tous les facteurs de stress et les stimuli qui se présentent sont interprétés comme potentiellement dangereux, comme si le corps était devenu allergique au stress. Cela explique également pourquoi le burnout dure si longtemps. D’un point de vue biologique, c’est inexplicable. A quoi sert-il à un organisme d’être incapable de faire quoi que ce soit pendant deux ans? En outre, les conditions dans lesquelles nous vivons sont également un facteur important. Les habitants de Gaza, pour prendre une situation extrême, n’ont pas le temps de faire un burnout aujourd’hui, mais leur corps, soumis au stress chronique, prendra sa revanche tôt ou tard.
Le stress chronique est-il un démon aux multiples visages?
«Si le chagrin ne se manifeste pas par des larmes, il fera pleurer votre corps», disait le psychiatre anglais du XIXe siècle Henry Maudsley. Le stress persistant trouve toujours une issue. Pensez au PDG victime d’une crise cardiaque le premier jour de sa retraite. La fibromyalgie, elle aussi, semble être déclenchée par le stress et s’exprime par des douleurs extrêmes. Le syndrome du côlon irritable n’est pas tant lié à une infection intestinale qu’à un axe intestin-cerveau perturbé. Ces affections ont en commun de ne pas pouvoir être diagnostiquées médicalement et les patients ne sont souvent pas pris au sérieux. Lorsque les plaintes ne peuvent être diagnostiquées médicalement, la science occidentale moderne les écarte trop rapidement. Un peu plus de modestie ne serait pas inutile. Nous savons beaucoup de choses, mais nous en ignorons aussi beaucoup. Dans les cultures où le bien-être mental est tabou, par exemple, les maux de dos sont remarquablement fréquents. Rien ne semble aller mal pour leur dos, mais lorsque les médecins creusent un peu, les patients s’avèrent avoir toutes sortes de problèmes financiers ou personnels. Il est fascinant de constater que le corps trouve toujours un moyen de vous faire comprendre que vous avez besoin de vous reposer, tout en tenant compte du système de valeurs dans lequel vous vivez.
Mais tout le monde ne tombe pas malade à cause du stress chronique…
Beaucoup de gens supportent le stress à long terme. Le caractère, les gènes, l’éducation et le quotidien influencent le niveau de stress que l’on est capable de subir. Mais il ne fait aucun doute que le stress chronique n’est bon pour personne.
Le stress n’est pas l’apanage de notre siècle. Il semblerait que les Grecs anciens en souffraient déjà.
En effet, nous ne sommes pas les seuls à en souffrir. Les livres d’histoire de la médecine montrent qu’il y a eu, par le passé, de nombreux syndromes que l’on classerait aujourd’hui dans la catégorie du burnout. Par exemple, au XVIIIe siècle, on l’appelait l’«English Malady»; après la révolution industrielle, au XIXe siècle, on parlait de «neurasthénie». Chaque fois que la société accélère et que les gens surchargent leur corps, celui-ci répond. Nous ne sommes pas des robots, mais des organismes biologiques dont la priorité est de survivre. Malheureusement, nous nous plaçons parfois au-dessus de l’évolution. Nous en faisons plus que ce que nous permet notre corps. Ce n’est pas tenable.
Vous aviez une vingtaine d’années lors de votre premier burnout. Pourquoi le stress chronique semble-t-il frapper de plus en plus jeune?
Je m’identifiais trop à mon travail. S’il n’était pas parfait, je pensais que je ne valais rien. Les jeunes n’ont pas encore appris ce qu’est un bon travail. Souvent, ils ne savent pas quand quelque chose est suffisamment bon. Le perfectionnisme est un mal de la société individualiste dans laquelle nous vivons, où chacun est son propre indicateur. Les médias sociaux nous donnent également l’impression que tout le monde fait tout parfaitement, ce qui n’est absolument pas le cas. J’ai grandi sans Internet. Je ne peux pas imaginer ce que cela doit être lorsque vous vous comparez constamment au monde entier pendant une période vulnérable comme la puberté. Il n’est pas étonnant que les jeunes manquent de confiance en eux.
Des recherches publiées dans la revue Science montrent que l’augmentation du stress chronique affecte également la planète. Nos capacités cognitives se détériorent collectivement, ce qui nous rend incapables de prendre des décisions réfléchies pour résoudre des problèmes complexes tels que la crise climatique. L’humanité souffre-t-elle d’épuisement?
L’idée d’épuisement de l’espèce dans son ensemble n’est pas si saugrenue que cela. Je me demande parfois si les hommes politiques, incroyablement touchés par le stress, peuvent encore penser et agir correctement. De manière générale, les gens fonctionnent mal lorsqu’ils vivent dans le stress permanent et avec peu de sommeil. Récemment, aux Pays-Bas, un nombre démesuré de ministres et de secrétaires d’Etat ont démissionné parce qu’ils n’arrivaient plus à faire face à la situation. Non seulement à cause du stress, mais aussi à cause du pilori public auquel ils sont constamment cloués. Le fait que les gens se sentent légitimés à attaquer et à menacer personnellement les hommes politiques est une très mauvaise évolution. Il est clair que beaucoup sont surmenés et que la perspective à long terme de l’action politique fait souvent défaut.
«Le stress chronique se venge tôt ou tard sur le corps.»
Comment pouvons-nous, en tant que société, éviter le «pétage de plombs»?
Je crains que la seule solution soit d’accepter que la croissance perpétuelle n’est pas un modèle viable. Si l’on ne veut que plus, mieux et plus haut, il faut constamment passer à la vitesse supérieure. Aujourd’hui, les gens revendiquent leurs libertés au détriment de l’autorité sociale et de la science. Aux Pays-Bas, il y a de nouvelles épidémies de rougeole et quatre bébés sont morts de la coqueluche au cours des derniers mois. Nous avions presque complètement éradiqué ces maladies grâce à la vaccination. Même des personnes très instruites critiquent soudain les vaccins, mettant ainsi en péril la santé publique dans son ensemble. C’est horrifiant.
Cela vous affecte-t-il vraiment?
Je trouve la méfiance à l’égard de la science très dangereuse. Elle coupe les jambes de la démocratie et a déjà été le signe avant-coureur de la montée d’une société totalitaire. Du côté de mon père, ma famille a été massacrée pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai grandi en me disant que la paix était un privilège, mais qu’elle n’était pas garantie.
Comment faites-vous pour vous maintenir dans cette société de performance?
C’est une lutte perpétuelle. Il n’est toujours pas facile pour moi d’accepter mes limites. Je suis plus consciente de mes capacités, mais je m’approche aussi plus vite de ces limites. Quand mon corps commence à faiblir à nouveau, je sens que je dois faire attention. Deux burnouts, c’est peut-être un beau titre pour un article, mais trois burnouts? J’ai peur de ce que ça provoquerait à mon cerveau. Sincèrement, je ne sais pas si je m’en remettrais.
Bio express
1987 Naissance, à Amsterdam.
2013-2016 Travaille comme consultant en stratégie chez McKinsey après des études de neurobiologie à Amsterdam, Londres et Paris.
2017-2022 Responsable de l’éducation au zoo d’Amsterdam Artis.
Depuis 2023 Directrice financière de la marque indienne de soins pour la peau indē wild.
Organise des ateliers et donne des conférences dans les entreprises sur la neurobiologie du stress et de l’épuisement professionnel.
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