Un urgentiste dévoile l’envers du décor: « Les gens qui faisaient la fête à la fermeture des bars, on les attend maintenant ici »
Kevin, 35 ans, est infirmier aux urgences du CHU de Liège (Notre-Dame Des Bruyères) depuis 12 ans. Il est en première ligne pour recevoir les patients atteints du coronavirus. Pour levif.be, il a accepté de témoigner et de nous faire part de son ressenti sur la situation actuelle. « A l’hôpital, on se prépare à du jamais vu ». Entretien.
La configuration de l’hôpital est-elle bousculée depuis l’arrivée du coronavirus?
Toute une partie du service des urgences est désormais réservée à l’accueil des patients suspectés d’être porteurs du covid-19. Il a fallu scinder le service en deux. Les salles pour les hospitalisations classiques ont aussi vu leurs activités drastiquement diminuer. On a supprimé toutes les chirurgies non urgentes. Il faut faire le plus de place possible.
Vous vous sentez assez équipés?
Pour l’instant, oui. Mais c’est la première fois que je travaille en me disant qu’un jour, on manquera peut-être de matériel. On le garde à l’esprit. Vu ce qu’il se passe en Italie, vu ce qui est en train d’arriver à la France également… On s’attend à quelque chose d’extraordinaire, au sens littéral du terme. On essaye d’avoir un coup d’avance sur ce qui va nous arriver, même si on ne sait pas exactement quoi. Mais c’est du jamais vu.
On s’attend à quelque chose d’extraordinaire, au sens littéral du terme.
Les institutions hospitalières en Belgique n’ont jamais connu ça. On est en train de prévoir quelque chose qui ne s’est pas encore passé ce siècle-ci. Des moyens énormes sont mis en place pour essayer d’y faire face.
Quelle est l’atmosphère dans l’hôpital en ce moment?
L’ambiance est assez stressante car on est tous sur le qui-vive. Quand je vais bosser, je me dis ‘Qu’est-ce qui m’attend, qu’est-ce qui va m’arriver aujourd’hui ? Quand le pic va-t-il vraiment arriver ?’ On n’en sait rien. Mais il y a aussi ce côté organisationnel que nous n’avons jamais vécu. On n’a pas l’habitude de s’habiller avec ce genre de combinaisons tous les jours. Des containers sont devant les urgences afin de trier un maximum de patients. Donc, rien que l’organisation est stressante. Puis, il y a cette épée de Damoclès qui va tomber, mais on ne sait pas quand.
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Tout cela crée aussi des tensions au niveau de l’équipe. Tout le monde y pense, en parle, en rêve. Le personnel est plus à cran. Ça génère une angoisse qu’on essaie de gérer en parlant entre nous.
Vous vous sentez assez protégés face aux personnes malades? Ces histoires de masques ne vous inquiètent pas trop?
Pour l’instant, on a tout le matériel de protection nécessaire. Mais si on a un afflux de patients énorme, on en manquera inévitablement. C’est pour ça qu’on réfléchit déjà, à l’heure actuelle, à la meilleure tenue à la fois pour se protéger, mais aussi pour ne pas contaminer d’autres patients, tout en tenant sur la longueur.
Dans votre tête, vous vous préparez à un chaos général?
On se dit qu’on va faire de la médecine ‘d’urgence collective’. Avec des moyens réduits. Je ne dirais pas médecine de guerre, car ce n’est pas le bon terme.
Vous pensez qu’on pourrait arriver à un scénario catastrophe comme en Italie?
Non, parce que la différence (et les chiffres le montrent) entre l’Italie et la Belgique, c’est le nombre de disponibilités de soins aigus par rapport au pourcentage d’habitants. A ce niveau-là, on est quasi trois fois supérieurs à l’Italie. Donc, en Belgique, on sait ‘absorber’ une masse de patients critiques bien plus importante qu’en Italie.
On a eu pour habitude d’entendre que les personnes âgées étaient les plus touchées par le covid-19. Est-ce vrai?
On a un patient pédiatrique atteint du covid-19 à l’heure actuelle. L’âge n’est donc pas l’unique facteur qui va jouer en faveur du patient ou non. Il faut en prendre conscience: ce virus peut atteindre les patients jeunes comme âgés de façon sévère. Les personnes atteintes de problèmes cardiovascualaires et pulmonaires sont plus sujettes à des complications.
Il faut en prendre conscience: ce virus peut atteindre les patients jeunes comme âgés de façon sévère.
Par exemple, les personnes qui ont des problèmes pulmonaires chroniques ont beaucoup plus de risques de développer une pneumonie sévère, qui est le stade le plus grave du covid-19. Le reste des patients sont atteints de syndromes grippaux ou de pneumonie modérée.
Rappelons aussi que dans la plupart des cas, on guérit de ce virus…
Exactement. Il faut remarquer deux catégories principales pour les complications qu’entraîne le coronavius:
- La pneumonie modérée, où les soins se résument à une hospitalisation, pour assurer une bonne oxygénation des poumons;
- La pneumonie sévère, qui demande des soins beaucoup plus invasifs et du matériel bien plus conséquent. Ces patients sont lourdement atteints, nécéssitent des ressources énormes en personnel et en matériel.
Ce qu’il faut savoir, aussi, c’est que les soins qu’on apporte aux personnes de cette deuxième catégorie sont les plus contaminants. Le médecin qui intube un patient atteint du coronavirus est très exposé. D’où l’importance d’avoir des protections performantes.
Vous dites quoi aux gens qui, malgré les mesures strictes, continuent à se rassembler à plusieurs dans les parcs?
Que ce n’est pas responsable. S’il y a bien un moment où chacun doit prendre ses responsabilités, c’est maintenant. On a tous vu à la télévision les images de gens qui faisaient la fête le jour avant la fermeture des bars et restaurants. On se dit que maintenant, ces gens-là, on les attend ici… Et dans quel état ? Quand on voit des rassemblements en rue ou dans les parcs, ça nous fait bondir. Parce que nous, on connaît les conséquences. On a l’envers du décor. On sait ce qu’il y a derrière. On sait que tous les gens qui se baladent sans se soucier sont aussi à risque. Et peuvent, eux aussi, développer quelque chose de sévère. Tout le monde devrait comprendre que la situation demande une attention particulière.
On a tous vu à la télévision les images de gens qui faisaient la fête le jour avant la fermeture des bars et restaurants. On se dit que maintenant, ces gens-là, on les attend ici… Et dans quel état ? Quand on voit des rassemblements en rue ou dans les parcs, ça nous fait bondir. Parce que nous, on connaît les conséquences. On a l’envers du décor.
Il faut qu’ils se rendent compte de l’investissement énorme que ça représente pour nous s’ils attrapent une pneumonie sévère. J’ai envie de leur dire : ‘Venez voir ce qu’il se passe aux urgences’ avant d’aller vous promener en groupe.
Les applaudissements au balcon pour saluer le personnel hospitalier, ça vous fait plaisir ou vous trouvez ça hypocrite?
Evidemment, venant de la population, ça fait extrêmement plaisir. A l’hôpital, on remarque tellement de générosité. On reçoit des gâteaux toutes les heures. Des restaurateurs nous livrent gratuitement des pizzas. La direction médicale a aussi mis en place un petit-déjeuner et un dîner pour chaque soignant. Ces gestes de générosité nous font plaisir.
Mais d’un autre côté, c’est dommage qu’on s’intéresse seulement maintenant aux soins de santé. Et qu’il faille des catastrophes pour qu’on se rende compte qu’on a besoin d’un financement énorme. Donc c’est hypocrite, mais on ne peut pas en vouloir aux gens. Ce ne sont pas eux qui décident des priorités politiques en première ligne…
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Cet épisode tragique du coronavirus pourra au moins faire changer les choses pour vos conditions de travail…
Comme toute catastrophe, oui. Ça va changer les choses. Il y aura un avant et un après coronavirus.
Pourriez-vous être amenés à devoir faire des choix éthiques, comme choisir entre la vie ou la mort des patients en fonction de leurs états de santé respectifs?
J’espère que ça n’arrivera pas. Mais quand on suit les courbes d’évolution du virus, il ne faut pas se cacher… On devra choisir en terme de sécurité, déjà pour nous. C’est-à-dire faire le bon geste, au bon patient, au bon moment. Par exemple, si un patient arrive en arrêt cardio-respiratoire, qu’il n’y a plus aucune activité cardiaque, et qu’on nous décrit une situation tellement dramatique, avec des chances de survie quasi nulles, est-ce que ça vaut la peine? Est-ce que ça vaut la peine de mettre quatre médecins autour, et pratiquer des gestes qui sont très aérosolisants, qui vont dégager beaucoup de salive infectée? Non… On s’est posé la question, et ça n’en vaut pas la peine. Les risques pris pour le personnel sont énormes, par rapport au bénéfice pour le patient, dans ce cas précis. C’est évidemment quelque chose de très calculé. On ne fait pas ces choix au hasard.
Il se passe quoi quand vous rentrez à la maison, après ces dures journées?
On est fatigué. On est crevé. On essaie de prendre du temps pour soi. Essayer un peu de se changer les idées. Mais ça revient. On y pense, on y rêve. On allume l’ordi, on lit ses mails et on continue de travailler.
On a un coup d’avance sur quelque chose d’inconnu.
Donc, il y a une peur. On est toujours dans l’attente. ‘Qu’est-ce qui va nous tomber dessus demain?’. Si on garde ce coup d’avance que nous avons actuellement, ça peut bien se passer. Mais on a un coup d’avance sur quelque chose d’inconnu.
Vous pensez quoi de la politique d’immunité collective pratiquée par les Pays-Bas?
Ils se compliquent la tâche. Parce qu’on sait très bien que le seul moyen de diminuer le risque de propagation, à l’heure actuelle, c’est le confinement. On sait aussi que ça va durer plus longtemps que le 5 avril, ce n’est un secret pour personne.
Mais la seule chose qui évite d’avoir des morts, c’est de ne plus avoir de contacts. On sait que ça marche. Il suffit de regarder en Chine. On ne demande pas la mer à boire aux gens.
Propos recueillis par Noé Spies
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