Les affections psychiques véhiculent encore de nombreuses idées reçues. © GETTY

Un MeToo des maladies mentale? «En entreprise, le sujet reste tabou»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Journalistes, acteurs, chanteurs, sportifs: les personnalités publiques brisent le silence autour des maladies mentales. Un tabou qui persiste, surtout dans le monde du travail.

«Il y a quelques mois, j’ai ressenti une dégradation de mon état de santé qui m’a conduit à renoncer à quelques premières dates en France puis en Europe. […] J’espérais pouvoir me redresser rapidement pour reprendre la route et vous retrouver le plus vite possible. Malheureusement, je dois aujourd’hui accepter que ce temps de repos et de rémission sera plus long que je l’imaginais.» En annonçant sur Instagram, en mai 2023, qu’il ne remonterait pas sur scène pour assurer les 21 dates restantes de sa tournée «Multitude», Stromae savait qu’il décevrait ses fans, les producteurs et tous ceux qui s’étaient investis dans la préparation de ce show prévu jusqu’en décembre.

Comme lui, d’autres artistes ou sportifs ont fait le choix de se montrer sincères et transparents en prenant la parole –souvent sur les réseaux sociaux dans un premier temps– pour témoigner de leur vécu, de leurs difficultés: Selena Gomez, Catherine Zeta-Jones, Britney Spears et Jim Carrey se sont confiés sur leur bipolarité; Amanda Seyfried sur son anxiété et ses crises de panique; Pamela Anderson, Yannick Noah, Florent Manaudou sur leur dépression; Guillaume Canet, Nicolas Bedos et Katy Perry sur leurs troubles obsessionnels compulsifs (TOC); François Cluzet sur sa mythomanie, etc.

Fin mars, c’était au tour du journaliste de France Inter, Nicolas Demorand, de révéler que sa bipolarité était source d’une souffrance psychique intenable qui l’avait amené à faire plusieurs tentatives de suicide. Une vie de «malade mental» qu’il retrace dans Intérieur nuit (Les Arènes, 2025). «Si je me suis tu si longtemps, c’est parce que la maladie mentale fait peur. Parce que la maladie mentale reste une maladie honteuse. Et j’avais honte», a-t-il témoigné au micro de sa matinale.

La honte et la peur du rejet, c’est ce que ressentent la plupart des personnes atteintes de troubles psychiques, conscientes que leur affection reste un important tabou dans la société actuelle. Les idées reçues sur la dépression, les TOC, la bipolarité, la schizophrénie ou l’anxiété n’ont pas évolué au même rythme que la recherche médicale, les thérapies et la pharmacologie.

«44% de la population belge exprime un besoin d’aide en santé mentale.»

Les célébrités et puis, les autres

Que des personnalités publiques abordent ouvertement le sujet de la santé mentale pourrait permettre de rendre le sujet plus accessible et de lever certains tabous, comme ce fut le cas avec MeToo. Mais si la démarche est constructive, elle a aussi ses limites, évalue Gérald Deschietere, chef de l’unité de crise et des urgences psychiatriques aux Cliniques universitaires Saint-Luc et professeur à l’UCLouvain: «Les études montrent que les individus font preuve d’une plus grande ouverture d’esprit lorsqu’ils sont confrontés à une personne qui souffre d’affections psychiques, surtout la dépression, les troubles anxieux ou le burnout, mais cette réalité est contrastée. Elle est surtout vraie à l’égard des personnes qui, comme Nicolas Demorand, sont bien intégrées dans la société et que ce dont ils souffrent reste dans le registre du compréhensible. Toutefois, on ne peut affirmer que cette déstigmatisation est globale et qu’elle touche toutes les personnes atteintes d’affections psychiques. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les réactions des citoyens lorsqu’il est question d’ouvrir près de chez eux une résidence pour patients atteints de troubles psychiques ou un centre psychiatrique. La peur reste le sentiment dominant. Par ailleurs, le fait que ces personnalités soient issues, pour la plupart, du milieu artistique, risque de donner une image presque « glamour » de leurs troubles.»

Plus positivement, le témoignage de célébrités pourrait contrebalancer l’image des maladies psychiques que véhicule la fiction et qui renforce les croyances populaires. Le tueur schizophrène en est un bel exemple. «Dans la réalité, lorsqu’un individu souffrant de troubles commet un acte incompréhensible, un meurtre par exemple, le lien est très vite établi entre son affection psychique et son comportement. Alors qu’en général, ces personnes sont surtout dangereuses pour elles-mêmes», tempère l’expert.

Il n’est pas exclu qu’un individu perturbé se montre violent. «Néanmoins, rassure le psychiatre, un schizophrène peut être en bonne santé mentale si sa maladie ne se présente pas sous une forme aiguë. Voire même meilleure que certaines personnes dépourvues d’affections psychiques ou perçues comme moins graves.» Les personnes très anxieuses seraient davantage susceptibles de se laisser emporter et d’entrer dans une colère noire, par exemple.

D’autant qu’au cours de sa vie, un individu sur quatre sera confronté à un trouble mental. Selon l’OMS, déjà avant la crise du Covid-19, 15 % des adultes en âge de travailler souffraient d’un trouble mental. A l’échelle mondiale, on estime que la dépression et l’anxiété font perdre chaque année douze milliards de jours de travail, soit une perte de productivité de 1.000 milliards de dollars par an. Selon le SPF Santé publique, la pandémie et les crises successives auxquelles nos sociétés ont été confrontées ces dernières années ont lourdement pesé sur la santé mentale de la population. Alors qu’en 2018, environ un adulte sur dix présentait des symptômes de dépression ou d’anxiété, près d’un sur quatre en a été affecté aux pics de la pandémie et pendant les mesures restrictives de 2020-2021. Depuis, le problème n’a fait que croître: le baromètre 2024 de Solidaris sur la santé mentale indique que 44% de la population exprime un besoin d’aide en santé mentale, mais que seulement un affilié sur six a effectivement été pris en charge (15%). 

«Le sujet n’était même pas de l’ordre du tabou dans les entreprises, il était invisibilisé. Elles étaient dans le déni.»

Tout va bien

Personne n’est réellement à l’abri d’une mauvaise passe. Et lorsque cela arrive, nombreux sont ceux qui préfèrent cacher leur état émotionnel. Dans les entreprises, l’importance de la santé mentale des salariés reste largement sous-estimée. Selon un sondage mené par LinkedIn et France Inter, six salariés sur dix n’abordent jamais la question de la santé mentale avec leurs collègues et 75% des employeurs ne mettent en place aucun dispositif d’accompagnement ou de prévention pour leurs équipes. Le monde du travail reste un lieu où le mal-être reste un sujet difficile à aborder: 83% des participants au sondage estiment que leurs managers et responsables des ressources humaines sont insuffisamment formés à la prise en charge des problèmes de santé mentale.

Et encore, recontextualise Claire Le Roy-Hatala, directrice du collectif La Place, qui conseille les entreprises sur les questions de santé mentale et autrice de La Vérité sur les troubles psychiques au travail (Payot, 2024): «En une quinzaine d’années, les mentalités ont déjà fortement évolué. Auparavant, le sujet n’était même pas de l’ordre du tabou. Il était totalement invisibilisé. Les entreprises étaient dans le déni. Elles n’envisageaient le travailleur qu’à travers son corps physique et ne se sentaient pas concernées par son état psychique. La crise sanitaire a apporté du changement: l’articulation entre la vie privée et professionnelle, ainsi que le télétravail, sont devenus des questions centrales. L’émergence de nouvelles peurs et les incertitudes socioéconomiques ont aussi contribué à la libération de la parole. A partir de cet instant, des voix se sont élevées pour manifester leur inquiétude à propos de la souffrance des travailleurs, du taux d’absentéisme et du nombre d’hospitalisations pour des problèmes psychiques.» Si l’évolution est perceptible pour l’ensemble du marché du travail, certains préjugés restent difficiles à combattre: évoquer son burnout devant les collègues est une chose, parler de sa bipolarité en est une autre.

Les personnes présentant des troubles de l’humeur restent en effet considérées comme étant moins résistantes au stress, moins compétentes et moins polyvalentes. On craint d’elles qu’elles ne s’emportent ou n’aient des accès de violence sur leur lieu de travail. Claire Le Roy-Hatala rejoint le Pr. Gérald Deschietere sur le fait qu’il faut dissocier troubles psychiques et santé mentale et ne pas réduire la personne à sa maladie, dans ce qu’elle a de plus dysfonctionnant. Elle ajoute que ces personnes souffrant d’affections handicapantes ont été contraintes de trouver des stratégies de soin pour pouvoir les intégrer dans leur vie quotidienne, contrairement aux dépressifs qui ont davantage tendance à développer des stratégies d’évitement ou témoignent d’une moins bonne résistance au changement. La sociologue invite enfin les entreprises à aménager l’environnement de travail pour le rendre plus sécurisant. Elle rappelle aussi que ce sont dans les structures où la pression est la plus forte et le management le plus toxique que les employés consomment le plus de substances (drogue, alcool, médicaments).

 

 

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