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Trois millions de Belges sous antidépresseurs: et pourtant, souvent, ça ne fonctionne pas (analyse)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Largement consommés en Belgique, les antidépresseurs ne doivent pas être pris à la légère. Surtout par les patients jeunes. Ils sont efficaces mais leurs effets secondaires ne sont pas négligeables.

Dès sa mise sur le marché, en 1987, on lui promettait un avenir radieux. Radieux comme le sourire de ceux que le chlorhydrate de fluoxétine aiderait à sortir de la dépression. En pleine période de réforme des soins psychiatriques, le Prozac ne tarde pas à inonder le marché américain, puis européen, et à s’imposer comme l’un des blockbusters de l’industrie pharmaceutique. Le succès est fulgurant. La pilule du bonheur a effectivement le gros avantage de présenter moins d’effets secondaires que les antidépresseurs de la génération précédente et d’être bien tolérée par le patient.

Trois millions de consommateurs

Trente-cinq ans plus tard, le Prozac n’est plus qu’un antidépresseur parmi d’autres mais les médicaments de sa catégorie se vendent toujours aussi bien. Encore mieux, même. Au cours de l’année 2022, un Belge sur quatre a pris au moins un psychotrope, ce qui représente à peu près trois millions de patients.

Par psychotropes, on entend les antidépresseurs, les benzodiazépines (somnifères et tranquillisants), les antipsychotiques et les psychostimulants. Selon l’Agence InterMutualiste (AIM), les antidépresseurs sont consommés par environ 15% des adultes.

Un pourcentage important mais qui est resté relativement stable ces dix dernières années. En dose quotidienne par habitant, la Belgique se place par ailleurs en cinquième position dans le classement de l’OCDE.

Les femmes consomment deux fois plus d’antidépresseurs que les hommes.

Plus de jeunes, plus de femmes

Cependant, on observe que si la prise d’antidépresseurs est légèrement moins courante chez les plus de 35 ans, elle l’est un peu plus chez les 18-25 ans. Elle est également plus fréquente chez les femmes – elles en consomment deux fois plus que les hommes – et chez les personnes âgées : en 2021, un résident de maison de repos sur deux avait pris au moins un anti-dépresseur. De plus, la durée du traitement à tendance à s’allonger.

On sait, en outre, que la crise sanitaire a accentué la prévalence de troubles anxieux et dépressifs : elle était de l’ordre de 19% pour l’anxiété et de 16% pour la dépression en mars 2022, contre 11% et 9,5% en 2018, selon Sciensano. S’il existe des facteurs de vulnérabilité tels que les antécédents familiaux, une certaine précarité psychique ou le vécu de la personne, il n’existe pas de profils invulnérables. La dépression peut toucher n’importe qui.

Une consommation préoccupante

Malgré tout, un tel niveau de prise de cachets est préoccupant. En septembre dernier, le ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke, et le SPF Santé publique ont lancé une campagne pour sensibiliser les médecins généralistes, les pharmaciens et les psychologues à un usage plus adéquat de ce type de traitement, ainsi que pour les inciter à ouvrir le dialogue avec leurs patients sur les solutions non médicamenteuses et surveiller plus attentivement la durée et les effets secondaires en début de traitement. Les chiffres de l’Inami montrent, en effet, que 73% des prescripteurs sont des médecins généralistes.

Efficacité discutée

Prescrits trop vite, trop longtemps, sans contrôle suffisant: les mises en garde contre ces molécules censées nous aider à retrouver un équilibre psychique se multiplient.

Plusieurs caractéristiques du médicament font débat. Son efficacité, tout d’abord. Une méta-analyse américaine a fait grand bruit lors de sa parution dans Molecular Psychiatry (Nature), en juillet 2022, et alimente un peu plus encore les discussions dans le monde médical. L’équipe de chercheurs, qui s’appuie sur l’analyse de 17 études, estime que si le traitement aide effectivement les patients atteints de dépression sévère à aller mieux, ces patients ne représenteraient que 15% des consommateurs d’anti- dépresseurs.

Chez les 85% restants, les bénéfices liés à la prise de médicaments ne compenseraient pas les inconvénients. Ces bénéfices seraient, en outre, en partie liés à l’effet placebo, avancent-ils encore. L’étude remet aussi en question l’hypothèse selon laquelle la dépression serait liée à un déficit de sérotonine, molécule impliquée dans la transmission des émotions dans le cerveau.

Pourquoi ça fonctionne… ou pas

Or, la majorité des antidépresseurs sont justement développés pour agir sur la sérotonine. Un mois plus tard, la Food and Drug Administration (FDA) publiait ses propres résultats basés sur les données de 232 essais menés sur plus de 73 000 participants, lesquels confirment que seulement 15% des participants ont un effet antidépresseur substantiel au-delà de l’effet placebo.

Lors de la parution de l’étude dans Nature, les résultats ont rapidement été contestés par une partie de la communauté scientifique, certains dénonçant un problème de méthodologie, d’autres argumentant que la dépression est une maladie complexe sur laquelle l’efficacité des antidépresseurs a été prouvée, bien qu’on ne sache pas toujours expliquer de manière précise pourquoi cela fonctionne.

Effets secondaires

La liste impressionante de ses effets secondaires explique aussi pourquoi la réputation du médicament s’est dégradée. Ils peuvent être d’ordres psychique (anxiété, troubles du sommeil, confusion mentale), neurologique (tremblements, épilepsie, mouvements anormaux, troubles cognitifs) ou encore digestif (bouche sèche, hépatite, constipation) et cardiovasculaire (hypotension, troubles du rythme cardiaque).

Comme c’est le cas pour tous les médicaments, ces effets secondaires ne sont évidemment pas systématiques, mais ils doivent être surveillés, surtout si on envisage d’augmenter la dose.

Antidépresseurs et anxiolytiques

Les antidépresseurs sont à distinguer des anxiolytiques. Présentant des propriétés sédatives, ces derniers sont utilisés pour traiter les différentes manifestations de l’anxiété et présentent un certain risque d’accoutumance, voire de dépendance. Surtout, ils ont tendance à perdre en efficacité au bout de plusieurs mois de prise.

Les médicaments agissant sur le système nerveux central, comme les benzodiazépines, représentent environ 40% des appels reçus par le Centre antipoisons pour prises de médicaments par des adultes. Il est donc préférable de les prescrire pour un court terme afin de gérer une situation de crise.

Les antidépresseurs, eux, sont davantage envisagés comme un moyen de réguler l’humeur. Contrairement aux anxiolytiques, ils ne présentent pas de risque de dépendance physique mais peuvent être considérés par certains patients comme une soupape émotionnelle, une sorte de doudou médicamenteux.

La dépendance

Une période de sevrage peut également être nécessaire si les cachets sont consommés durant plusieurs mois, voire plusieurs années. Quelle que soit la durée du traitement, celui-ci ne doit jamais être stoppé du jour au lendemain, au risque de voir apparaître un effet rebond.

Autre désavantage avéré: la perte de libido. La dépression et les médicaments utilisés pour la traiter peuvent atténuer le désir sexuel. Les antidépresseurs, particulièrement ceux qui accroissent l’activité de la sérotonine, sont susceptibles d’avoir des effets négatifs sur les fonctions sexuelles.

Trop vite, trop jeunes?

«Le trouble de la libido est un effet second très problématique chez les jeunes car il est fréquent, tout comme les petits tremblements ou la bouche sèche. Les troubles digestifs, par contre, sont généralement moins présents», recentre le Pr Alain Malchair.

Pour le responsable du service de pédopsychiatrie du CHU de Liège, la prescription d’antidépresseurs chez les jeunes patients pose de toute façon question. D’autant qu’ils sont de plus en plus nombreux à y avoir accès. En 2018, 1,06% des membres des Mutualités libres âgés de 12 à 18 ans prenaient au moins un antidépresseur. En 2022, ce chiffre s’élevait à 1,65%. «En chiffres absolus, cela représente une augmentation de 60%. Nous observons également une tendance similaire chez les jeunes de 19 à 24 ans, avec une augmentation de 40%», mettent en garde les mutualités.

Le boom de consommation d’antidépresseurs des 12-18 ans et des 19-24 ans interpelle.
Le boom de consommation d’antidépresseurs des 12-18 ans et des 19-24 ans interpelle. © getty images

«A l’heure actuelle, il n’existe pas de recommandations spécifiques en ce qui concerne la prescription d’antidépresseurs aux adolescents. Mais nous serons peut-être amenés à le faire, évalue le Pr Malchair. D’un côté, les études sur le sujet ne sont pas vraiment convaincantes. D’un autre, on entend des choses horribles sur les antidépresseurs, notamment qu’ils pousseraient au suicide. Ce qui se passe, en réalité, c’est qu’en début de traitement, les antidépresseurs augmentent davantage l’énergie qu’ils ne remontent le moral. Ce n’est que dans un second temps qu’ils le remettent à l’endroit. »

« Mais dans certains cas, effectivement, ce regain d’énergie, de tonus, est suffisant pour passer à l’acte. En ce qui concerne les ados, la règle, a priori, est de ne pas prescrire d’antidépresseurs. Si on le fait, il faut mettre en place un accompagnement qui impose de revoir le jeune dans un court délai. Par ailleurs, il est important que le traitement s’inscrive dans un contexte plus large, et que le travail se fasse aussi sur le plan relationnel.»

Les anxiolytiques présentent un risque d’accoutumance, voire de dépendance.

Dépression ou déprime ?

La dépression, qui plus est, doit être distinguée des épisodes de déprime, qui ne nécessitent pas forcément une prise en charge médicamenteuse. «La vraie dépression inclut un ralentissement psychomoteur, un repli sur soi, un manque d’énergie et une rumination anxieuse. Ce sont les seules conditions dans lesquelles on peut prescrire des antidépresseurs. L’efficacité chez les adolescents est souvent de type placebo ou de type efficacité secondaire, en raison de l’effet sédatif qu’il comprend.»

Que ce soit dans le cas du jeune ou de l’adulte, le traitement par antidépresseurs ne doit pas constituer la seule méthode pour chasser les idées noires. La psychothérapie est également d’un grand secours. Tout comme une amélioration de l’hygiène de vie, qui a de réels effets bénéfiques sur le moral.

Mais une personne dépressive est-elle réellement capable de se mettre au sport ou de se motiver à sortir voir du monde? «C’est effectivement quelque chose de très difficile à mettre en place, reconnaît le pédopsychiatre. Par contre, il est important qu’elles le fassent dans un deuxième temps, dès qu’elles vont un peu mieux.» D’autant que c’est un bon moyen de limiter le risque de rechute.

73%

des antidépresseurs sont prescrits par des généralistes.

3 millions

de Belges ont consommé des antidépresseurs en 2022.

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