Stéphane Bancel (Moderna): «La plupart des cancers pourraient être combattus grâce à un vaccin à ARN messager»
L’essentiel
• Moderna, entreprise pharmaceutique américaine, prévoit la commercialisation d’un vaccin contre le cancer d’ici 2025.
• Stéphane Bancel, CEO de Moderna, estime que les vaccins à ARNm révolutionneront le traitement du cancer, notamment des tumeurs solides.
• Moderna travaille également sur un vaccin contre la grippe aviaire H5N1, financé par le gouvernement américain.
• Bancel souligne l’importance de la prévention et de la vaccination régulière contre le Covid-19 et la grippe, malgré la lassitude vaccinale croissante.
• Moderna développe un vaccin combiné contre la grippe et le Covid-19, montrant des résultats prometteurs lors d’essais cliniques.
La bataille contre le cancer pourrait être gagnée dans quelques années, estime Stéphane Bancel, CEO de l’entreprise pharmaceutique Moderna. En revanche, il s’inquiète beaucoup de la prochaine pandémie.
Le monde a à peine digéré la pandémie de coronavirus que le prochain agent pathogène dangereux, le virus H5N1 de la grippe aviaire, est à nos portes. Les laboratoires de Moderna, concepteurs du Spikevax contre le Covid, travaillent déjà à la mise au point d’un vaccin. «Nous surveillons le H5N1 depuis un certain temps, confirme Stéphane Bancel, CEO de Moderna. Lorsque de plus en plus d’animaux sauvages et de compagnie ont été infectés au printemps 2023, nous avons entamé des recherches, car si nous commençons maintenant, nous pourrons agir rapidement en cas d’urgence. Les deux premières phases sont achevées. Nous passons maintenant à une troisième, durant laquelle nous devons confirmer l’efficacité.»
Le gouvernement américain soutiendra cette dernière phase à concurrence de 176 millions de dollars, grâce à l’argent des contribuables. Or, Moderna a gagné plusieurs milliards grâce au vaccin contre le Covid. Pourquoi l’entreprise ne finance-t-elle pas elle-même le programme?
Nous consacrons toujours nos ressources au projet qui offre le plus grand bénéfice aux patients. Si nous nous attaquons maintenant au H5N1, d’autres recherches seront mises de côté, comme celle d’un agent actif contre le virus d’Epstein-Barr… A l’heure actuelle, personne ne peut prédire avec certitude la probabilité que le H5N1 devienne un problème de santé grave pour l’humanité. Que se passerait-il si nous misions tout sur le H5N1 et que le virus ne devenait pas une menace majeure? Ce serait alors une mauvaise nouvelle pour les patients atteints du dangereux virus d’Epstein-Barr.
Et une mauvaise nouvelle aussi pour le bilan de Moderna.
C’est une bonne chose pour la société que le vaccin contre le H5N1 soit maintenant financé, car il s’agit d’une mesure préventive. Et si cette grippe aviaire ne se transforme pas en pandémie, ce sera tant mieux pour tout le monde.
Jusqu’à présent, seules quelques infections humaines par le H5N1 ont été confirmées. Une épidémie massive de grippe aviaire pourrait-elle avoir les mêmes conséquences que le Covid-19?
La grippe aviaire est souvent associée à un risque de pandémie. La grippe espagnole, qui a causé des millions de morts, a probablement été induite par un virus mutant de la grippe aviaire. Mais pour l’instant, ce virus ne me fait pas vraiment peur. Comme vous pouvez le voir, nous nous réunissons aujourd’hui sans masque buccal. C’était différent pendant la pandémie de coronavirus: j’étais très prudent et je me protégeais autant que possible.
Qu’est-ce qui vous rend si optimiste aujourd’hui?
Nos progrès scientifiques et les leçons précédentes tirées de la grippe aviaire. J’espère que nous pourrons faire face aux futures menaces plus rapidement et plus efficacement. Car tôt ou tard –dans deux ou six mois, dans 60 ou 100 ans– l’humanité sera à nouveau confrontée à des pandémies. Le plus important est que notre société y soit préparée autant que possible.
Contrairement aux entreprises pharmaceutiques conventionnelles, Moderna s’appuie exclusivement sur la technologie de l’ARN messager pour développer des vaccins. Il s’agit d’administrer à l’homme la molécule messagère ARNm, sorte d’élément constitutif des substances actives que l’organisme assemble ensuite lui-même. Pourquoi êtes-vous si convaincu que c’est la meilleure méthode?
C’est plus qu’une technique. L’ARNm a ouvert une nouvelle ère, celle de la médecine numérique.
Qu’entendez-vous par là?
Dans l’industrie pharmaceutique traditionnelle, chaque composé actif est chimiquement différent. Il doit donc être testé à chaque fois sur des animaux de laboratoire et sur des humains, et le processus de production doit être adapté à tous les coups. L’ARNm est différent: nous utilisons les mêmes produits chimiques de base pour chaque vaccin que nous développons. La molécule d’ARNm est presque toujours la même, qu’il s’agisse de vacciner contre le Covid ou le VRS, le virus à l’origine des maladies respiratoires. Nous la concevons par ordinateur en ne modifiant que certains détails du brin d’ARNm. La mise au point du premier produit à base d’ARNm a été la partie la plus difficile. Mais nous avons réussi. Aujourd’hui, nous pouvons cibler de nombreuses maladies.
Cependant, Moderna a été qualifiée de «one-hit wonder», n’ayant pas mis sur le marché d’autres produits que le vaccin anti-Corona Spikevax…
Nous sommes un «two-hit wonder». La Food and Drug Administration (FDA) des Etats-Unis a approuvé notre nouveau vaccin contre le VRS à la fin du mois de mai dernier, et nous travaillons sur plusieurs nouveaux produits, tels qu’un vaccin combiné contre la grippe et le coronavirus. Les tests sont bien avancés. Jusqu’à présent, la plupart des vaccins antigrippaux sont encore cultivés dans des œufs de poule, ce qui prend plusieurs mois. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) doit donc décider dès le mois de février à quoi ressemblera le vaccin de l’hiver suivant. Entre-temps, si les virus de la grippe mutent, le vaccin ne protège plus aussi bien. Grâce à la technologie de l’ARNm, nous pouvons rapprocher la production du vaccin de la saison grippale et mieux l’adapter aux virus qui circulent.
Vous avez récemment publié les résultats d’une étude sur ce vaccin combiné contre la grippe et le Covid-19. Chez les personnes âgées de plus de 60 ans, il n’a été que légèrement plus efficace qu’un vaccin antigrippal classique. On ne peut pas encore parler d’un futur succès. La technologie de l’ARNm est-elle vraiment si polyvalente?
Les résultats de l’essai clinique de phase 3 avec un vaccin combiné à ARNm ont montré une réponse immunitaire plus forte que les vaccins de comparaison approuvés dans l’étude. De plus, la technologie ARNm est adaptable et efficace, comme nous l’avons vu lors de la pandémie de Covid.
«Le coronavirus circule parmi nous. Nous devons continuer à renouveler le programme de vaccination.»
Pour la plupart des gens, le Covid-19 n’est plus un problème et tout le monde ne se fait pas vacciner contre la grippe. Qui devrait utiliser votre vaccin?
Aux Etats-Unis, l’hiver dernier, plus de 400.000 patients ont été hospitalisés à cause du Covid-19 et 230.000 autres à la suite d’une grippe. En Allemagne, quelque 7.200 personnes sont décédées à cause du virus depuis le mois d’octobre dernier (NDLR: en Belgique, 993 décès Covid-19 ont été recensés par Sciensano entre le 1er janvier et le 1er juillet 2023, date à laquelle la surveillance épidémiologique sur la surmortalité a été arrêtée). Je sais que beaucoup de gens en ont assez du Covid et ne veulent plus en entendre parler, mais le coronavirus circule toujours parmi nous. Nous devons continuer à renouveler le programme de vaccination.
Pourquoi?
Le virus reste présent, il peut se transmettre d’homme à homme par l’air et probablement aussi d’animal à homme. Comme il est très instable, il mute en permanence, tout comme le virus de la grippe. C’est pourquoi il faut se faire vacciner chaque année. Notamment pour éviter les dommages pulmonaires.
De plus en plus de gens seraient réticents à se faire vacciner à nouveau contre le Covid et le nombre de personnes majoritairement favorables à la vaccination a diminué entre 2018 et 2022, malgré la pandémie.
Cela m’inquiète beaucoup. Je ne veux pas penser à ce que serait le monde si nous devions attendre des années pour obtenir des vaccins. Il y aurait davantage de fermetures d’écoles… La prévention est tellement importante.
Qu’entendez-vous par là?
Partout dans le monde, nous dépensons des sommes colossales pour soigner les gens après qu’ils sont tombés malades. C’est de la folie. Beaucoup de mes amis connaissent mieux le fonctionnement de leur téléphone que celui de leur corps. Acheter un nouveau téléphone est toujours possible; en revanche, si le corps s’affaiblit, il est impossible de se rendre en magasin pour le remplacer. Nous devrions nous préoccuper davantage de manger sainement, de faire de l’exercice et de nous faire vacciner.
Comment expliquer la fatigue vaccinale?
Les médias sociaux et la désinformation n’y sont pas étrangers. Il est triste de constater le nombre de mythes répandus à propos de la vaccination. Il faut oser poser la question: peut-on diffuser n’importe quoi sur les réseaux sociaux, y compris des mensonges?
Prônez-vous la censure au nom de la science?
Non. Mais notre société est basée sur la confiance. Nous devons renforcer la confiance dans la science et dans la vaccination.
«Les vaccins à ARNm changeront à jamais le traitement du cancer.»
Vous avez récemment publié les résultats d’une étude prometteuse sur votre vaccin contre le cancer de la peau. Quels chiffres avez-vous examiné en premier?
Les données sur les effets à long terme. Les patients atteints d’un cancer meurent rarement de leur tumeur primaire, mais généralement de métastases du cancer dans d’autres organes. Notre thérapie basée sur l’ARNm n’est pas un vaccin au sens propre du terme, plutôt une thérapie néoantigénique individualisée, INT en abrégé.
En d’autres termes, il s’agit d’une thérapie adaptée à la structure de la cellule cancéreuse…
Dans notre étude, certains patients ont reçu cette INT, administrée sous forme de vaccin, en même temps qu’un traitement par anticorps monoclonal –le Keytruda, l’une des meilleures immunothérapies actuellement disponibles. Un autre groupe a reçu l’immunothérapie seule. Le cancer était avancé chez tous les sujets. Les deux tiers des patients vaccinés étaient nettement moins susceptibles de développer des métastases au cours des quatre années suivantes. Les vaccins ARNm changeront à jamais le traitement du cancer.
Pourquoi en êtes-vous si sûr?
La thérapie vaccinale pour le cancer de la peau n’est qu’un début. Les tumeurs solides sont des tumeurs qui se développent dans des organes ou des tissus, tels que la peau, les poumons ou les intestins, et non dans le sang ou la lymphe. Elles représentent environ 90% de tous les cancers. Les composés à base d’ARNm sont susceptibles d’être efficaces contre la plupart de ces tumeurs solides. Je ne vois aucune raison scientifique pour qu’il en soit autrement.
Les vaccins conventionnels protègent contre des maladies dont on ne souffre pas encore. Comment l’un d’eux, dans le futur, pourrait-il agir contre le cancer?
Le cancer se développe lorsque le matériel génétique ou l’ADN d’une cellule se modifie. C’est pourquoi nous procédons d’abord à une biopsie de la tumeur et déterminons la séquence du matériel génétique des cellules. Un ordinateur compare l’ADN de la cellule cancéreuse à celui d’une cellule saine de l’organisme et recherche les mutations. Nous concevons ensuite la thérapie individualisée qui correspond précisément à ces mutations et nous l’administrons comme un vaccin. Grâce à celui-ci, le système immunitaire du patient produit alors des cellules immunitaires adaptées qui attaquent spécifiquement les cellules cancéreuses.
Quand le premier vaccin contre le cancer sera-t-il mis sur le marché?
Je m’attends à ce que ce soit dans le courant de l’année prochaine. Nous achevons actuellement des études sur plus de 2.000 patients. Parallèlement, nous construisons une nouvelle usine de production près de Boston.
Pouvons-nous espérer une sorte de panacée contre tous les cancers?
Les chances sont grandes que nous puissions combattre la plupart des tumeurs solides grâce à la technologie de l’ARNm. Mais tous les patients atteints d’un cancer avancé ne seront pas guéris. Chez certains, la maladie est si avancée, ou le système immunitaire si faible, que la vaccination ne sert plus à rien. Néanmoins, plus tôt nous combattons la cancer, plus les chances de succès sont grandes. Et grâce à la biopsie liquide, nous pouvons détecter le cancer de plus en plus tôt.
De quoi s’agit-il?
Tout comme les médecins mesurent régulièrement le taux de cholestérol, ils analyseront bientôt le sang pour y déceler les premiers stades du cancer. Ensuite, s’ils détectent des signes, ils pourront prescrire une vaccination ciblée. De telles procédures pourraient être fiables d’ici deux à trois ans.
Der Spiegel
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