Sommes-nous tous malades ?
Qui peut encore se vanter d’être bien portant ? Une pointe de cholestérol ou de tension, et, au nom de la prévention, il faut se soigner. Les labos en profitent, des médecins s’alarment.
Qui n’a pas frémi, un jour, en parcourant ses résultats de prise de sang ? D’ordinaire, tout est normal, et la feuille échoue au fond d’un tiroir. Mais, cette fois-là, l’oeil s’est arrêté sur un chiffre suivi d’un astérisque, ou bien marqué en caractères gras. Celui-ci est trop élevé, ou trop bas. Coupable de ne pas entrer dans la fourchette attendue par le laboratoire d’analyses. Rien qu’à le lire, on se sent déjà patraque. Cette dictature des chiffres, le Dr Sauveur Boukris, généraliste et empêcheur de penser en rond, la dénonce dans un nouveau pamphlet, La Fabrique de malades (Le Cherche Midi). Ce praticien français en exercice avait déjà pointé du doigt, un an avant le scandale du Mediator, Ces médicaments qui nous rendent malades. Poursuivant sa réflexion critique sur la médecine actuelle, il montre cette fois comment on transforme des bien-portants en malades qui s’ignoraient.
Sans symptôme, mais susceptible d’en déclarer…
Au cours de ces quinze dernières années, les seuils retenus comme normaux pour la pression artérielle, la glycémie (le taux de sucre dans le sang) ou encore le cholestérol (taux de graisse) n’ont cessé de baisser. Du coup, le nombre d’hypertendus, de diabétiques et de patients traités pour une hypercholestérolémie a mécaniquement augmenté. Ainsi, depuis 2000, une personne est considérée comme diabétique à partir d’un taux de glycémie de 1,26 gramme par litre, contre 1,4 auparavant. Sur la base d’arguments scientifiques, certes, mais néanmoins discutés. Juste au-dessous, pour les valeurs comprises entre 1,1 et 1,26, on est maintenant… prédiabétique ! Sans symptôme, mais susceptible d’en déclarer. De la même façon, on peut se retrouver catalogué préhypertendu. Ou en préostéoporose, c’est-à-dire avec des os fragilisés par l’âge. Prémalade, en somme. Il suffit pour cela de résultats d’analyse flirtant avec les seuils de référence. Au nom de la prévention, il faudrait alors se surveiller et, au besoin, prendre des médicaments afin d’éviter de se retrouver, plus tard, dans la zone rouge. Le Dr Boukris explique à quel point ce discours, encouragé par les laboratoires pharmaceutiques, fait mouche chez nos contemporains. Dans l’esprit de nombreux patients, « un chiffre imprimé en gras sur la feuille d’examens biologiques impose une prescription », écrit le généraliste. « Docteur, vous ne me donnez rien pour le cholestérol ? J’ai peur pour mes artères. »
Le Dr Boukris n’est pas seul, parmi les médecins, à déplorer cette dérive des temps modernes. Dans le best-seller de l’hiver, le Guide des 4 000 médicaments (Le Cherche Midi), les Prs Philippe Even et Bernard Debré accusent, eux aussi, l’industrie de pousser à « l’acharnement préventif ». Et les deux trublions de clamer : « Réduire le cholestérol ne réduit guère les maladies artérielles. » Ils raillent avec la même vigueur les « hypertensinologues » qui, à force d’abaisser les valeurs définissant la maladie, laissent croire qu’un quart de la population adulte mondiale serait touchée. Pour leur part, ils se réfèrent à une déclaration de grands cardiologues datant de… 1931 : « Le plus grand danger qui menace un hypertendu est la découverte de son hypertension. » Sous-entendu, c’est la frayeur, et non la maladie, qui pourrait lui causer un infarctus ! Au-dessous de 15/9, selon eux, la maladie ne provoque quasiment aucun symptôme, et le risque de complications reste faible. Alors, cette tension, êtes-vous toujours sûr de vouloir la prendre ?
ESTELLE SAGET
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