Juliette Debruxelles
On ne badine pas avec la misère sexuelle: certains veulent en faire une affaire d’Etat
Derrière la misère sexuelle se dissimulent des enjeux bien plus complexes que la souffrance liée au manque de relations intimes. Et elle ne serait pas l’apanage des hommes hétérosexuels. Les femmes aussi sont concernées.
«Misère, misère! C’est toujours sur les pauvres gens que tu t’acharnes obstinément», chantait Coluche. Et quand elle est sexuelle, alors? Elle concerne qui? L’expression «misère sexuelle» n’a rien de désuet. Et ce n’est pas seulement une vanne potache. Si elle reste employée, c’est parce qu’elle blesse. Mais de quoi parle-t-on?
La misère sexuelle désigne communément la souffrance liée à l’absence ou au manque de relations intimes. En cause: une attitude, une timidité, un caractère, une violence larvée, une éducation, des idées politiques de merde, un accès limité à des lieux de rencontre, un âge avancé… Les raisons sont multiples, et pas toujours justifiées. Plein de gens bien ne copulent pas et s’en plaignent.
Mais derrière la définition se dissimulent des enjeux bien plus complexes. On trouve, par exemple, des revendications dans des pétitions comme celle publiée en 2024 sur la plateforme Mes Opinions, exigeant que l’Etat français reconnaisse la «détresse affective et sexuelle» comme un véritable problème de santé publique. Cette proposition, qui a rencontré peu d’adhésion (18 signatures), reviendrait à politiser et institutionnaliser des besoins individuels et subjectifs. La forme est maladroite, le résultat un flop.
En érigeant la frustration sexuelle masculine en problème sociétal, on renforce des dynamiques de domination.
Les débats sur la misère sexuelle s’enflamment souvent autour de figures controversées: les «incels» («involuntary celibates» ou masculinistes radicaux). Des hommes qui se considèrent privés de sexualité et en blâment la société. Ou plus précisément les femmes, qu’ils haïssent profondément, persuadés qu’elles ne choisissent que des hommes beaux et bien installés socialement. Le «mouvement» est lié à des affaires d’attentat, de féminicides et d’incitation au viol. Les miséreux justifieraient ainsi leur violence, leur harcèlement et la pression à la disponibilité qu’ils mettent sur les épaules de celles qui n’ont rien demandé (et surtout pas d’avoir des contacts avec eux). On y est: en érigeant la frustration sexuelle masculine en problème sociétal, on renforce des dynamiques de domination, CQFD.
Pour certains, la «misère sexuelle» incarnerait les dysfonctionnements d’une société hypersexualisée, où les injonctions à la performance et à la satisfaction individuelle créent un sentiment d’échec permanent. Maïa Mazaurette, chroniqueuse à France Inter, souligne que ce discours s’appuie souvent sur une perception mécanique de la sexualité, réduite à un besoin physiologique. La sexualité est pourtant avant tout une relation à soi et aux autres, elle ne se réduit pas à un droit à satisfaire ou à un produit à consommer.
Ce n’est pas pour autant qu’il faut balayer toute réflexion sur les souffrances liées à la solitude et au désir béant. Ce qui compte, c’est de refuser leur instrumentalisation, d’un côté de la frontière sexiste comme de l’autre. Car les femmes hétéros aussi sont concernées. Crier à l’inégalité en prétextant qu’elles sont les seules à être des dispensatrices désignées de plaisir sans en réclamer ne serait pas vrai. La figure de la vieille fille aigrie persiste. Celle des femmes ménopausées et sèches aussi. Cette supposée «misère» ne serait donc pas l’apanage des hommes hétérosexuels, même si certains l’utilisent pour justifier leur rage.
Le désir, par essence, est un élément mouvant, souvent imparfait et toujours subjectif. En faire une affaire d’Etat, ou pire, une arme rhétorique, revient à nier sa richesse et sa complexité. Le désir n’est ni un droit ni une dette. Le plaisir ni un devoir ni un acquis.
Juliette Debruxelles est éditorialiste et raconteuse d’histoires du temps présent.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici