
Comment les stéréotypes de genre plombent la libido: «Une femme aussi libre sexuellement qu’un homme est considérée comme dangereuse»
Les normes socio-culturelles liées à la sexualité limitent la libido féminine, révèle une étude menée par une sexologue belge. Plus ces croyances sont ancrées dans l’esprit des femmes en couple, plus leur désir diminue. Avec des conséquences non négligeables sur l’épanouissement personnel et relationnel.
Après la flamme, la flemme. Chez les couples hétérosexuels, les nuits torrides ne durent généralement qu’un temps. La lune de miel propice aux ébats réguliers laisse place à des rapports de plus en plus espacés. Source de frictions conjugales, la baisse de désir sexuel concernerait surtout les femmes. Plus d’une sur trois (34%) en souffrirait, selon une étude britannique publiée en 2017. Cette faible libido serait d’ailleurs la première raison pour laquelle les femmes consultent un sexologue.
Fatigue, dépression, charge mentale ou médicaments contraceptifs peuvent être autant de facteurs limitant le désir. Mais au-delà de ces aspects biologiques, psychologiques ou cognitifs, d’autres causes restent encore relativement peu étudiées en sexologie. A commencer par les normes socio-culturelles. Un critère qu’a voulu explorer la sexologue clinicienne Joëlle Smets. «Des tas d’experts justifient la baisse de désir uniquement par le fait que les femmes ont moins de testostérone, expose l’assistante à l’ULB. Cette explication ne me satisfaisant pas, j’ai voulu aller plus loin et étudier le conditionnement sociologique.»
Emotion et passivité
Dans son étude menée en collaboration avec Christophe Leys et Sarah Miller, la sexologue a ainsi questionné 829 femmes sur leur désir sexuel et leur adhésion aux normes socio-culturelles. Précision de taille: les sondées devaient être engagées dans un couple hétérosexuel depuis au moins six mois. «Les études scientifiques observent que le désir sexuel diminue au fil de la relation, principalement à partir de six mois et bien plus chez la femme que chez l’homme, justifie Joëlle Smets. D’où l’importance de se focaliser sur ce groupe cible.»
Les résultats de l’étude, publiée fin février dans la revue de référence Archives of Sexual Behavior, sont éloquents: plus les femmes en couple déclaraient ressentir du désir, moins elles adhéraient aux scripts hétérosexuels. «Ces scripts, définis par les chercheurs John Gagnon et William Simon en 1984, désignent les normes socio-culturelles régissant les comportements sexuels des hommes et des femmes, précise Joëlle Smets. Par exemple, le fait que les femmes auraient une sexualité plus passive, davantage axée sur l’émotion, et globalement plus limitée dans son intensité et dans son expression. Ce sont toutes des conceptions socialement construites, des stéréotypes véhiculés dans la sphère amicale, familiale, éducationnelle, religieuse ou encore médiatique.»
Libido: une corrélation «troublante»
Dans le détail, ce sont surtout trois scripts qui ont montré des corrélations particulièrement fortes avec un faible désir sexuel. A commencer par la soi-disant puissance de la libido masculine. «Plus les sondées adhéraient à la vision que les hommes ont une libido naturellement plus puissante que celle des femmes, moins elles disaient éprouver de désir, à la fois individuel ou relationnel», cadre la sexologue. Une corrélation avec les standards sexuels a également pu être démontrée: plus les sondées souscrivaient au fait que les comportements libres, par exemple (coups d’un soir, nombre élevé de partenaires) étaient davantage réservés aux hommes, plus leur désir se révélait faible. Dernier facteur: la complexité – simplicité. «La sexualité féminine est souvent perçue comme plus complexe que celle des hommes, c’est-à-dire que leur intimité devrait être liée à l’émotion et à la qualité de la relation pour être épanouissante, au contraire des hommes qui se satisferaient de peu», explique Joëlle Smets. Une fois encore, plus les femmes adhéraient à cette croyance, plus leur désir sexuel se révélait faible.
Certes, seuls des liens de corrélation (et non de causalité) ont pu être établis entre ces croyances et cette inhibition du désir. Mais ces liens «très troublants» confirment l’influence prégnante du conditionnement sociologique sur l’épanouissement sexuel, insiste Joëlle Smets. «Ces normes sont tellement intégrées qu’elles finissent par se traduire dans les comportements physiques, observe la sexologue. C’est un effet très pervers, car in fine, la sexualité semble davantage relever du comportement socio-culturel construit par notre époque que du comportement biologique. Les femmes en viennent à biologiser des normes héritées du patriarcat.»
«La sexualité semble davantage relever du comportement socio-culturel construit par notre époque que du comportement biologique.»
Joëlle Smets
Sexologue clinicienne et membre de la SSUB, Société des Sexologues Universitaires de Belgique
Un constat d’autant plus surprenant à l’heure où la société tend vers davantage d’égalité de genre. «L’étude confirme que, malgré la révolution sexuelle, ces normes subsistent et se perpétuent, regrette la sexologue. Pourtant, la sexualité féminine a beaucoup évolué: aujourd’hui, les femmes peuvent avoir des relations sexuelles avant le mariage, ont plus de partenaires (même au-delà de 50 ans), des pratiques plus diverses et peuvent assumer qu’elles se masturbent. Mais ces changements ne sont pas forcément liés à plus d’épanouissement personnel. La sexualité féminine reste soumise à des croyances beaucoup plus contraignantes et limitantes que celles des hommes. Aujourd’hui encore, une femme aussi libre sexuellement qu’un homme est considérée comme dangereuse pour l’équilibre familial et sociétal.»
La sexualité, ciment du couple?
Pourtant, l’épanouissement sexuel est primordial pour le bien-être physique et mental. «La sexualité est un moyen de développement personnel, d’affirmation de soi», insiste Joëlle Smets. Plusieurs études révèlent que le faible désir sexuel mène à un niveau de bonheur moindre. Il peut être associé à des émotions de déception et de frustration, ainsi qu’à des symptômes dépressifs et anxieux. L’OMS inclut d’ailleurs l’impact d’un trouble sexuel dans son instrument d’évaluation de la qualité de vie.
Au-delà de l’épanouissement personnel, un différentiel de désir au sein d’un couple peut être associé à davantages de disputes et de conflits. «Plusieurs études confirment les liens entre insatisfaction sexuelle et insatisfaction relationnelle, rappelle la sexologue. Surtout à une époque où le sexe est considéré comme le baromètre émotionnel du couple, voire son ciment.» Une libido plus faible engendre ainsi un fort sentiment de culpabilité chez les femmes. «Je l’observe régulièrement en consultation: les femmes qui viennent me voir pour ce problème éprouvent beaucoup de mal-être. Elles se lamentent, se demandent si elles ont un problème, ce qui coince chez elle.»
D’où l’importance d’une prise de conscience de ces normes hétérosexuelles. «Il est crucial que les thérapeutes et les sexologues rappellent les règles du jeu qui régissent encore la sexualité aujourd’hui, insiste Joëlle Smets. Quand les femmes prennent conscience de l’ampleur de ce conditionnement, de ces diktats patriarcaux, elles éprouvent souvent une forme de soulagement. Ensuite, libres à elles de s’en affranchir, de partir à la découverte de leurs corps. Et surtout d’arrêter de confier les clés de leur fonctionnement sexuel à leur partenaire masculin.»
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