Semmelweis, le « génie » incompris qui précéda Pasteur
Il a vaincu la septicémie, pas les sceptiques: mort interné après avoir sauvé des centaines de vies, Ignac Semmelweis avait découvert avant Pasteur les bienfaits de l’asepsie. Mais 200 ans après sa naissance, la mise en oeuvre de ses préceptes reste toujours imparfaite, selon l’OMS.
Entré au panthéon des chercheurs ayant eu raison trop tôt, aux côtés d’un Copernic ou d’un Mendel, Semmelweis s’attira en son temps les foudres de ses pairs… pour avoir tenté d’imposer la désinfection des mains avant la manipulation de parturientes.
1846. Le jeune médecin, né le 1er juillet 1818 à Budapest, intègre le service obstétrique de l’Hôpital général de Vienne. Il est immédiatement frappé par la mortalité record des jeunes accouchées du pavillon où sont formés des étudiants: plus de 10%, avec des pointes approchant les 40%.
Or dans le pavillon jumeau, où sont formées des sages-femmes, ce taux ne dépasse pas 3%, un chiffre ordinaire à l’époque.
« Cette disparité préoccupe énormément Semmelweis, qui commence une véritable étude épidémiologique », relève Bernhard Küenburg, président de la Société Semmelweis de Vienne.
En mars 1847, il a le déclic quand un collègue meurt d’une septicémie contractée lors d’une autopsie: les cadavres recèlent selon ses termes des « particules » invisibles mais potentiellement létales.
Or « à l’époque, les étudiants en médecine passaient directement d’une autopsie à un accouchement sans se désinfecter les mains », rappelle M. Küenburg pour l’AFP.
Le simple savon ne suffisant pas, Semmelweis impose un lavage des mains de cinq minutes avec « ce qui existait de plus fort: le chlorure de chaux, une solution au demeurant très abrasive pour la peau ».
Les résultats sont immédiats: le taux de mortalité tombe à 1,3%, devenant même nul certains jours.
– Caractère emporté –
C’est là que les ennuis de Semmelweis commencent. S’il recueille le soutien de certains confrères, le jeune médecin hongrois est vivement combattu par plusieurs pontes. En 1849, son contrat n’est pas renouvelé.
« Les médecins se sont sentis agressés car il a établi que c’étaient précisément eux qui transmettaient les germes », souligne M. Küenburg, selon qui Semmelweis serait aujourd’hui « Prix Nobel ».
Mais un quart de siècle avant Pasteur et la découverte des microbes, le praticien ne peut pas démontrer formellement l’existence de ses « particules ». Pire, « plus il apporte d’éléments de preuve, plus la résistance grandit ».
Et le caractère emporté du médecin, qui n’hésite pas à qualifier ses confrères d' »assassins », n’arrange pas les choses. Son « grand défaut » est « d’être brutal en tout, et surtout pour lui-même », reconnaît l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline, qui consacre une thèse de médecine enthousiaste à ce « génie » en 1924.
Incompris, Semmelweis développe des troubles mentaux et est finalement interné à Vienne où il meurt dans des circonstances obscures en 1865, à 47 ans. Il ne sera réhabilité qu’à la fin du 19e siècle, après que Pasteur, Koch ou encore Yersin eurent validé son intuition. Il fait figure aujourd’hui de père de l’asepsie et de l’épidémiologie hospitalière moderne.
– 100 morts par jour dans l’UE –
Mais si la désinfection des mains à hôpital relève du bon sens, elle n’est toujours pas systématisée, déplore le Pr Didier Pittet, directeur de programme à l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
« Elle n’est pratiquée que dans 50% des cas en moyenne, alors qu’elle pourrait éviter de 50 à 70% des infections en milieu hospitalier », confie-t-il à l’AFP.
Les infections nosocomiales affectent quelque 3,2 millions de patients chaque année au sein de l’Union européenne, faisant plus de 100 morts par jour. Dans le monde, elles causent de « 5 à 8 millions de décès » par an, rappelle le praticien.
Alors, pourquoi les enseignements de Semmelweis ne sont-ils pas davantage appliqués ? « La désinfection des mains avec une solution alcoolique est un acte simple et bon marché, avec un impact immédiat sur les taux d’infections », y compris pour des gènes multirésistants, relève Didier Pittet.
Mais « c’est un acte qui n’est pas suffisamment pris au sérieux, notamment par les médecins eux-mêmes, pour qui c’est moins prestigieux que de rechercher le gène d’une maladie rare », estime-t-il.
Lancée par l’OMS en partenariat avec 19.000 hôpitaux dans le monde, la campagne de sensibilisation « Clean Care is Safer Care » porte cependant ses fruits.
La désinfection des mains est désormais pratiquée à près de 85% dans des pays comme l’Australie et dans certains établissements asiatiques, à l’instar des Hôpitaux universitaires de Genève, où Didier Pittet a instauré un programme pilote dès les années 1990.
« Dans le monde, il y a vingt ans, la désinfection des mains n’était pratiquée qu’à 20%. Aujourd’hui, le sujet est en train de devenir l’un des plus sexy de la littérature médicale », assure le professeur. « C’est un peu la revanche de Semmelweis ».
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