Exercice d'odorat
©BelgaImage

Comment exercer son odorat peut aider à rester en bonne santé

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’essentiel

• L’odorat est un sens négligé, bien qu’il soit essentiel à la survie et au bien-être. Il influence les émotions, les souvenirs et les comportements.

• Contrairement à ce que l’on peut croire, l’être humain est un «renifleur compétent», se classant dans la moyenne des mammifères pour la perception des odeurs.

• Tous les humains ne disposent pas du même panel olfactif.

• Le directeur de recherches en neurosciences du CNRS Hirac Gurden nous invite à exercer notre odorat.

Utiliser ce sens négligé peut être une question de survie, plaide Hirac Gurden, directeur de recherches en neurosciences. Sans odeurs, pas de plaisir.

«L’odorat participe à la grande histoire de l’humanité parce qu’il constitue un lien de communication efficace avec le vaste monde du vivant.» Tel est le credo défendu par le directeur de recherches en neurosciences du CNRS Hirac Gurden dans son livre Sentir. «L’immense majorité des êtres vivants émettent des odeurs et la plupart les détectent: c’est donc le système écologique le plus répandu et le plus ancien dans l’évolution, et c’est grâce au système de détection dans le nez et au système de perception embarqué dans le cerveau que cela est possible», poursuit ce spécialiste des mécanismes cérébraux des cinq sens. Or, que connaissons-nous, êtres humains, de ce mécanisme olfactif? Mieux l’appréhender ne nous serait-il pas utile pour notre santé et notre expérience de vie? Hirac Gurden le démontre avec passion et brio.

Hirac Gurden, directeur de recherches en neurosciences au CNRS. © Philippe QUAISSE / PASCO

Vous écrivez que nous sommes d’excellents renifleurs mais que nous l’ignorons. Cela signifie-t-il que, des cinq sens de l’être humain, l’odorat est le plus négligé?

Les intellectuels et les grands penseurs ont de tout temps rabaissé l’odorat par rapport aux autres sens. Depuis quelques années, il souffre en outre de la prépondérance des écrans et du visuel. Or, c’est un sens qui n’est absolument pas mineur. Il est très fonctionnel, très sensible, extrêmement présent de façon quasiment inconsciente toute la journée. Quand on dort, s’il y a une odeur de brûlé, s’il faut se réveiller, fuir un lieu, il nous y aide alors que la vue, elle, ne permet pas de réagir. L’odorat est un sens extrêmement puissant. Pourtant, il est largement négligé, du moins en Occident.

Dans votre livre, on apprend que l’homme est, parmi les mammifères, en bonne position en matière d’odorat…

Une forme de légende urbaine veut que les chiens et d’autres animaux soient plus performants que les humains dans ce domaine. Mais depuis une vingtaine d’années, beaucoup d’études comportementales comparatives entre différentes espèces de mammifères ont montré que l’être humain se classe souvent dans la moyenne. Il est même plus performant dans la perception des odeurs végétales, auxquelles le chien ne s’intéresse que très peu.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est la pyramide des odeurs?

La pyramide olfactive est une construction très intelligente issue du monde de la parfumerie. Elle distingue des notes de tête (les agrumes, la lavande…), de cœur (le jasmin, la rose, la violette…) et de fond (la vanille, la mousse de chêne, le bois de santal…). Elle a un fondement scientifique dans le sens où les odeurs se répartissent dans ces trois catégories en fonction de leur masse. Les molécules les plus légères sont à la tête. Elles sont très petites et très véloces pour aller jusqu’à la partie de la cavité nasale sensible aux odeurs. A l’autre extrémité du spectre, les molécules volumineuses et complexes, comme le musc, se rangent dans les notes de fond. Elles mettront très longtemps à arriver à la muqueuse. Et leur temps de dégradation sera beaucoup plus long que celui des petites molécules «agrumées».

«Génétiquement, nous n’avons pas exactement le même panel de détecteurs olfactifs.»

Comment se passe le processus de détection des odeurs chez l’être humain?

Nous sommes pourvus, tout au fond de notre cavité nasale, d’une muqueuse qui est la partie sensible aux odeurs de cette cavité. Nous avons à peu près dix millions de neurones olfactifs, à savoir les cellules détectrices des molécules odorantes. Chez l’être humain, elles constituent environ 400 familles de récepteurs olfactifs. Un récepteur olfactif est un microbiodétecteur de molécules odorantes qui permet de disposer d’une sensibilité à une infinité d’odeurs. Tous les calculs réalisés pour théoriser le nombre de molécules qu’il est possible de détecter ont montré que nous pouvions appréhender des centaines de milliers d’odeurs. C’est la première étape: la détection. Cette faculté est particulière à chacun. On appelle cela un «seuil de détection». Vous et moi nous rendrons compte que telle molécule odorante sent quelque chose, mais peut-être pas au même moment. Il faudra que la quantité s’ajuste à vos détecteurs et aux miens. Génétiquement, nous n’avons pas exactement le même panel de détecteurs.

On peut donc être sensible de façon différente à certaines odeurs?

Absolument. Certaines personnes ont des «petits trous» dans le panel des 400 récepteurs olfactifs. Elles peuvent avoir une anosmie spécifique. Par exemple, elles ne sentent pas une molécule qu’on appelle l’androsténone, dégagée par tous les mammifères mâles. Mais tant que ce n’est pas une anosmie complète, ce n’est pas handicapant. En matière de sensibilité aux odeurs, il existe un fond génétique et puis, il y a notre expérience de vie. Plus on a d’expériences et d’associations avec des odeurs différentes, plus notre sensibilité augmente. C’est très intéressant. On sait aussi que la sensibilité olfactive diminue avec l’âge, en particulier après 65 ans. C’est normal. Ce n’est pas une pathologie. Car même après une perte liée au vieillissement, on peut retrouver une sensibilité olfactive avec de l’entraînement. C’est très malléable.

Vous écrivez que «les odeurs sont des traits d’union émotionnels entre passé et présent». Une odeur peut-elle rester gravée à jamais?

On a découvert par des études comportementales que les mémoires les plus vives, les plus puissantes, les plus précises dans le cerveau de personnes centenaires sont les mémoires olfactives. Elles peuvent remonter jusqu’à leur enfance, à 80 ou 90 ans de distance dans le temps, et faire une description sensorielle d’un événement en se basant sur cet indice olfactif. Le degré de précision peut être hallucinant.

Comment les odeurs agissent-elles sur le cerveau?

La première étape, on l’a vu, est celle de la détection avec nos microdétecteurs, les récepteurs olfactifs. Les neurones olfactifs portant ces récepteurs sont très connectés à une première structure cérébrale appelée le bulbe olfactif. C’est une structure qui, chez tous les mammifères, se trouve entre les deux yeux, juste au-dessus du nez. A cet endroit, les neurones olfactifs envoient une information de détection, «ça sent quelque chose». Le bulbe olfactif va construire une carte d’identité, pour identifier la molécule odorante, et la transférera à un circuit neuronal dans le cerveau. De volatile dans l’air, la molécule odorante devient un code dans le cerveau. Ce code olfactif est électrochimique et synaptique, comme tous les codes. C’est comme si le cerveau avait une image olfactive, par exemple de la rose.

L’être humain qui sent bon, c’est le bébé. Une exception. © Getty Images

Hormis dans la relation entre la maman et son nouveau-né, les odeurs humaines ne sont-elles pas essentiellement désagréables?

L’être humain qui sent bon corporellement, c’est le bébé. Tout le monde dit qu’il sent le lait. Des odeurs, plutôt de type phéromonal, sont libérées par le bébé. Elles établissent des interactions extrêmement puissantes avec le papa et la maman. Mettons le bébé «de côté». Le matin, au réveil, les bactéries ont fait leur travail; l’haleine ne sent guère bon. Si on va aux toilettes, les selles ne sentent pas très bon non plus… C’est pour cela qu’en Occident, un travail d’hygiène est effectué chaque matin: la douche, les produits odorifères pour éviter les odeurs corporelles. Elles sont d’ailleurs très liées aux hormones sexuelles. A l’adolescence, les odeurs corporelles sont très fortes, très musquées, très animales, car c’est la période où les hormones sexuelles arrivent. En Occident, on aime séparer les choses. Mais dans les sociétés très proches de la nature, comme chez les chasseurs-cueilleurs des forêts tropicales, l’odeur du corps fait partie d’un tout olfactif. Dès lors, il n’y a pas cette vision péjorative, isolée, des odeurs corporelles.

En fonction d’une odeur, peut-on déduire qu’une personne est en bonne ou en mauvaise santé?

Effectivement, on a identifié des signatures olfactives liées à une série de maladies. Cela a commencé dès l’Antiquité grecque par la détection du diabète. L’haleine des diabétiques dégageait une odeur de pomme, de l’acétone, en fait. Aujourd’hui, des capteurs électroniques permettent de déterminer des signatures olfactives précises de certaines maladies, ce qui peut en faciliter le dépistage. On est encore au stade de la recherche. Mais je pense que dans les dix prochaines années, cette méthode deviendra un acte médical courant.

On connaît l’exemple des chiens capables de détecter l’«odeur» d’un cancer…

Beaucoup d’articles scientifiques publiés dans de grandes revues ont étayé cette piste. Je cite également dans mon livre le cas, dans un autre registre, des grands rats de Gambie qui, entraînés, aident à localiser des charges explosives de mines antipersonnel. Mais on ne peut pas nécessairement disposer de chiens ou de rats aussi facilement. D’où l’intérêt des sociétés, israéliennes ou françaises, qui travaillent sur des boîtiers électroniques de détection. Ce sera une avancée importante pour nos personnels soignants.

«Les anosmiques constituent la population la plus à risque de développer une dépression.»

La sécrétion des odeurs est-elle différente aussi selon les genres?

Il existe des différences entre les continents. Les Asiatiques trouvent généralement que les populations blanches d’Europe et noires d’Afrique produisent les mêmes très fortes odeurs. Ils le ressentent ainsi parce qu’eux-mêmes ne sécrètent pas les mêmes molécules odorantes corporelles que nous, Européens. Ils en produisent moins. Elles sont plus légères, sentent moins le musqué, l’animal. Ensuite, effectivement, il existe des différences entre les hommes et les femmes. Comme nous n’avons pas les mêmes hormones sexuelles, nous ne produisons pas les mêmes types d’odeurs. A l’adolescence, les garçons se caractérisent par une odeur plutôt «fromagée»; les filles tendront davantage vers une odeur d’oignon ou d’ail, des molécules odorantes qui sont aussi très fortes. D’où la nécessité, peut-être à un certain moment, de les couvrir par des fragrances de l’industrie.

Nous avons l’habitude de humer les aliments que nous préparons. Pourquoi ne pas étendre l’exercice de notre odorat? © Getty Images

Que diriez-vous pour que chacun prenne conscience de l’importance de l’odorat? Faut-il s’entraîner?

Il faut être curieux. Nous aimons tous nous balader dans des parcs, en forêt… C’est rempli d’odeurs. Notre système olfactif est très fonctionnel. Il ne tient qu’à nous de nous en servir. Par exemple, lorsque nous cuisinons, nous avons l’habitude de sentir les plats. Je trouve aussi que nous ne discutons pas assez des odeurs des aliments, ou de celles des végétaux quand nous sommes en forêt. Il faudrait remettre au goût du jour l’interaction permise de façon naturelle par les odeurs.

Est-ce aussi important parce que détecter une odeur peut être vital?

Si l’humain est là aujourd’hui, c’est parce que son odorat a été actif et qu’il lui a notamment permis d’éviter tout ce qui était feu, incendie… Tous les animaux vivant sur Terre sont capables de détecter le brûlé et de fuir les incendies. Même le nouveau-né a une réaction innée extrêmement forte au brûlé. La détection des odeurs nous évite aussi des intoxications alimentaires. Nous savons que nous devons absolument éviter tout élément soufré, azoté, provenant de la dégradation bactérielle. A contrario, on peut se rendre compte de l’importance de ces détections en observant ce que vivent les personnes anosmiques. Les personnes atteintes du Covid nous l’ont montré. Elles étaient incapables de détecter un début de feu dans la cuisine ou un aliment avarié. Par conséquent, elles se retrouvaient aux urgences à cause d’une intoxication alimentaire. Pour la survie et la santé, sans l’odorat, cela ne fonctionne pas. Il faut donc assurer cette base permise par l’odorat. Et au-delà, il y a le plaisir. Les anosmiques constituent la population la plus à risque de développer une dépression parce qu’ils ont perdu le plaisir, alimentaire, sexuel, le plaisir de vivre même. C’est ce qu’ils nous disent: «J’en ai marre de manger du carton; marre de cette vie qui n’a aucune couleur», alors que ce sont des odeurs qu’ils veulent parler. Le «goût de vivre» disparaît quand on perd l’odorat. Il est fondamental à la qualité de vie des êtres humains.

© DR

Lire plus de:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire