Laurie Laufer
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Laurie Laufer: «La psychanalyse doit renouer avec son côté subversif»

La psychanalyse est-elle dépassée? Laurie Laufer s’emploie à la dépoussiérer et à rappeler son potentiel subversif, loin des stéréotypes qui la discréditent. Elle la restitue comme une méthode vivante, en prise avec les bouleversements du monde contemporain.

L’inconscient n’a jamais été aussi invisible. A l’ère de la transparence et du développement personnel, où tout doit être mis en lumière, optimisé, maîtrisé, la psychanalyse semble reléguée au rang de vestige d’un autre temps. Mais l’inconscient, lui, résiste. Il surgit dans les rêves, les lapsus, les symptômes, insaisissable et pourtant omniprésent. C’est cette présence que Laurie Laufer, psychanalyste et professeure à l’université Paris Cité, explore dans L’Inconscient. Deux ou trois choses que l’on entend de lui (1).

La psychanalyste s’emploie à dépoussiérer la psychanalyse et à rappeler son potentiel subversif. Loin des stéréotypes qui la figent en un savoir élitiste et dépassé, elle la restitue comme une méthode vivante, en prise avec les bouleversements du monde contemporain. Qu’il s’agisse de la médicalisation des émotions, de la quête d’identité ou des tensions politiques actuelles, l’inconscient freudien éclaire encore notre époque. Face à une société obsédée par le contrôle et la performance, la psychanalyse rappelle que l’humain est, par essence, traversé par du non maîtrisable.

Pourquoi avoir choisi, aujourd’hui, d’écrire un livre sur l’inconscient?

Ce livre a été construit à partir d’un podcast interactif diffusé sur France Inter et intitulé L’Inconscient. Je l’ai produit pendant plus d’un an, avec des thèmes différents comme le deuil, le transfert, le genre, le rire en analyse… Lorsqu’il a pris fin, Henri Trubert, le directeur des éditions Les Liens qui Libèrent, m’a proposé d’en faire un livre; j’ai immédiatement accepté. Je crois en effet que la psychanalyse, sa pratique, sa théorie et sa méthode ont besoin de sortir de certains stéréotypes et clichés qui la discréditent. Je ne veux pas sauver la psychanalyse (qui dépend toute entière de ce qu’en font les psychanalystes) mais revenir seulement à ce qui en a fait ses fondements et sa subversivité au temps de Freud puis de Lacan.

Vous proposez un livre sur l’inconscient. Mais l’inconscient freudien a-t-il encore sa place dans une époque où l’on privilégie des approches plus «positives» comme le développement personnel?

L’inconscient est un terme plus ancien que l’usage qu’en fait Freud. On le rencontre chez Nietzsche ou Schopenhauer, par exemple. Mais l’invention freudienne en fait une méthode thérapeutique. Pour Freud, la division du psychique en un psychique conscient et un psychique inconscient constitue les prémices fondamentales de la psychanalyse. Freud le définit ainsi: «Le moi n’est pas maître en la demeure.» L’inconscient est ce qui échappe à notre volonté, notamment par les rêves, les lapsus, les actes manqués, les oublis. C’est pourquoi l’inconscient sous toutes ses formes s’exprime aussi dans la vie quotidienne.

Le développement personnel s’inscrit à l’opposé de cette conception…

Il part de l’idée que lorsqu’on veut, on peut faire les choses. Je résume, et peut-être suis-je caricaturale. La psychanalyse insiste sur le fait que parfois on peut vouloir quelque chose et ne pas pouvoir le faire: une volonté affronte une contre-volonté. Paradoxalement, je peux vouloir guérir mais désirer rester malade. C’est pourquoi je pense que dans les temps qui sont les nôtres, de volontarisme, de contrôle de soi, de performance, l’inconscient est ce qui nous échappe, ce qui se dérobe à notre volonté et ce qui nous rend aussi vivants parce qu’il nous surprend et nous apprend sur nous-même.

Dans votre pratique de psychanalyste, vous parlez de «bricolage psychique». Qu’entendez-vous par là?

L’expérience d’une analyse nous enseigne que chacun fait comme il peut avec ses symptômes. Parfois, un symptôme est nécessaire à l’équilibre du sujet, s’il n’est pas trop envahissant, empêchant ou inhibant. Une personne est fabriquée d’une multiplicité de pièces de tissus différents, comme l’habit d’un arlequin; ces morceaux cousus sont son histoire mais aussi les trous dans celle-ci, ses souvenirs, leur construction, ses identifications conscientes et inconscientes, ses idéaux, ses angoisses, ses affects, etc. Avec tout cela, on bricole, on raffistole. C’est ainsi que Lacan définit le moi lorsqu’il dit« le moi est la somme des identifications du sujet… Le moi est comme la superposition des différents manteaux empruntés à ce que j’appellerai le bric-à-brac de son magasin d’accessoires.» C’est ainsi que notre construction psychique est un bricolage que chacun fait avec ce bric-à-brac d’accessoires.

Comment cette approche se distingue-t-elle de l’idée de «réparation» ou de «guérison» souvent associée à la thérapie psychanalytique?

La question de la guérison est une question difficile, car de quoi le patient est-il malade? Bien sûr, il vient avec des symptômes parfois invalidants. Peut-on guérir de son histoire? De ses deuils? De ses séparations? De ses douleurs? On peut en faire quelque chose, les intégrer dans le récit de sa vie, en faire une force, parfois. Ce qui est intéressant dans une analyse, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une aventure de connaissance de soi ou d’adaptation sociale, mais aussi d’une expérience qui nous permet de rencontrer nos propres ressources, nos capacités d’agir, nos forces de vie. Je ne sais pas si cela s’appelle «guérison», je préfère le mot «transformation» ou «invention de soi».

«Si la psychanalyse a perdu de son hégémonie intellectuelle, je pense qu’on continue d’adorer la détester.»

A l’échelle collective, que peut nous apprendre l’inconscient sur les tensions politiques actuelles, notamment les divisions identitaires ou les revendications de souveraineté individuelle?

Faire l’expérience de l’inconscient lors d’une analyse permet, selon moi, de se rendre compte que toute construction identitaire est une question et non une réponse. Le philosophe américain David Halperin permet de penser un point de tension que je trouve essentiel lorsqu’il dit que l’identité gay –mais on peut penser à toute identité minorisée– est «politiquement nécessaire et politiquement catastrophique». Elle est politiquement nécessaire parce qu’il faut la revendiquer et la visibiliser pour obtenir la reconnaissance politique et l’égalité des droits. Et elle est politiquement catastrophique parce qu’à partir du moment où elle se fige, elle se cristallise, il n’y a plus de désidentification possible, au plan analytique. Or, pour que l’identité puisse devenir une question, il faut qu’elle se défasse. D’autre part, Freud a inventé cette notion de «narcissisme des petites différences». Il s’étonne de la haine et de l’agressivité entre personnes qui se ressemblent et vivent à proximité et cette haine parfois meurtrière se déchaîne pour des détails. Il analyse des sentiments hostiles à l’égard de ce qui est étranger. Il explique qu’il faut toujours un bouc émissaire pour renforcer les illusions identitaires. Haïr l’autre, rejeter l’étranger, peut servir à la cohésion d’une communauté. C’est pourquoi lorsqu’elle a cette fonction d’hostilité, l’identité peut être interrogée et déconstruite dans le cadre d’une analyse, car elle peut enfermer le sujet dans un lieu purement imaginaire.

Plus largement, peut-on encore penser des phénomènes collectifs, comme les crises sociales ou les mouvements politiques, à travers les concepts de la psychanalyse?

Freud a écrit en 1929 un texte que je trouve essentiel –Malaise dans la civilisationdans lequel il développe un certain nombre de concepts encore utiles aujourd’hui: la pulsion d’agressivité, de destructivité, la pulsion de mort, le surmoi social, etc. Il analyse les choses ainsi: «La question du destin de l’humanité me semble être de savoir si, et dans quelle mesure, le développement de sa civilisation pourra enrayer les perturbations de la vie en commun dues à l’agressivité humaine –et à la pulsion d’autodestruction. L’époque actuelle est peut-être particulièrement intéressante à cet égard. De nos jours, les hommes ont été si loin dans la maîtrise de la nature qu’il leur est facile, avec son aide, de s’entretuer jusqu’au dernier.» Ces quelques lignes me semblent encore d’une très grande actualité.

Les concepts psychanalytiques comme le transfert ou la pulsion de vie peuvent-ils être réinvestis pour penser les dynamiques de mobilisation sociale, les mouvements de solidarité ou encore les formes contemporaines de résistance face aux crises politiques et climatiques?

Il est difficile de parler de transfert hors du cadre analytique et d’en faire un phénomène collectif. Le transfert est ce sur quoi se fonde l’expérience analytique, singulière. C’est l’ensemble des affects que rencontre le patient lors de cette expérience: angoisse, amour, etc. C’est avec ces affects que le patient peut accéder à un certain savoir de son inconscient, de son désir, de ses ressources de vie. C’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas attendre de ces concepts qu’ils expliquent des mouvements collectifs. L’analyse est une expérience singulière, une expérience de liberté. Et la liberté concerne tout le monde.

A l’époque actuelle, marquée par une explosion des diagnostics de troubles mentaux (bipolarité, anxiété, etc.), comment la psychanalyse peut-elle offrir une alternative?

Un diagnostic peut aider à mettre des mots sur une souffrance: «on m’a dit que j’étais bipolaire», «je suis dépressive»… Cela peut donner un premier repère face à l’angoisse. Mais en psychanalyse, l’idée n’est pas de s’arrêter à une étiquette. On part de ce diagnostic, de ce mot qui résume une histoire personnelle, pour permettre au patient d’explorer d’autres récits possibles sur lui-même. C’est tout l’enjeu de l’analyse: retrouver une liberté de parole. Or, cette liberté n’est pas évidente. Si l’analyste applique des grilles trop rigides, ou s’il enferme son patient dans un cadre figé, alors il empêche justement ce travail de réappropriation. L’important, c’est d’ouvrir l’espace du dialogue, sans réduire une personne à un simple diagnostic.

Le succès de la série En thérapie prouve qu’il existe toujours une curiosité pour la pratique analytique, estime la psychanalyste. © ARTE TV

La psychanalyse est parfois perçue comme élitiste voire dépassée. Quels sont ses apports uniques dans le monde contemporain?

En France, dans les années 1970-1980, il y a eu un moment d’hégémonie de la psychanalyse, notamment avec Jacques Lacan. Tous les intellectuels de l’époque assistaient au séminaire de Lacan. Cela pouvait paraître de l’entre-soi intellectuel et on pensait tout pouvoir expliquer avec la psychanalyse, ce qui lui donnait un caractère arrogant. De plus, le langage de la psychanalyse, du moins lacanienne, n’est pas toujours accessible. Pourtant, le vocabulaire freudien a irrigué le langage commun: refoulement, surmoi, pulsion, acte manqué, lapsus, etc. Aujourd’hui, si la psychanalyse a perdu de son hégémonie intellectuelle, je pense qu’on continue d’adorer la détester.

La série En thérapie a toutefois beaucoup touché le grand public. Faut-il y voir le signe d’un intérêt renouvelé pour la psychanalyse?

Je pense qu’il existe toujours une curiosité pour la pratique analytique. Comment ça fonctionne? Comment l’écoute et la parole peuvent-elles avoir un effet thérapeutique? Je crois aussi que la fonction de l’analyste est toujours un peu mystérieuse. Le personnage du docteur Dayan montre très bien, je trouve, les effets de transfert qu’il y a dans une analyse: les affects qui se jouent et se rejouent dans le rapport à l’analyste. Et puis, ce sont des histoires de vie.

«La psychanalyse peut être une forme de résistance à des discours de pouvoirs autoritaires.»

Aux Etats-Unis, la psychanalyse semble avoir été supplantée par les neurosciences et les thérapies cognitivo-comportementales. Comment analysez-vous ce déclin?

On accorde aujourd’hui beaucoup de crédit à toutes les explications qui viendraient de l’exploration du cerveau. Les neurosciences sont importantes, mais je pense que la psychanalyse a encore un avenir, précisément dans les temps qui sont les nôtres de sciences du comportement, de science du cerveau. Plus il y a d’équations, de grilles, de cadres explicatifs, plus l’individu aura besoin de parler de ce qui échappe à toutes les sciences du comportement. Cela dit, la psychanalyse n’est pas «évaluable» de la même façon que les thérapies cognitivo-comportementales. C’est pourquoi dans nos systèmes tournés vers la rentabilité, l’efficacité, la gestion et la productivité, elle peut paraître en déclin, surtout dans les institutions hospitalières ou à l’université.

Cette tendance pourrait-elle aussi concerner l’Europe?

Elle concerne déjà l’enseignement de la psychanalyse à l’université. Même s’il existe des foyers de résistance universitaire, notamment à l’université Paris Cité, dans la formation des psychologue. Mais le champ se réduit un peu.

Dans le contexte des débats sur le genre et les identités, quel rôle peut jouer la psychanalyse pour accompagner les subjectivités nouvelles?

L’un des intérêts des études de genre est d’avoir politisé la question de la sexualité, en remettant en perspective l’importance d’une dénaturalisation d’une «nature humaine» (la femme ou l’homme). Historiciser les identités figées, tel est ce que permet le genre. Les questions de constructions sociales montrent que les identités ont une histoire, y compris les identités sexuelles. Lesdites minorités sexuelles ont été particulièrement stigmatisées par des dérives théorico-autoritaires de certains psychanalystes qui mêlaient à la domination des discours sur la discrimination des subjectivités et des sexualités. La question est donc «comment faire avec ces discours»? Comment y résister pour qu’ils deviennent une capacité et une puissance d’agir pour le sujet? Qu’est-ce que je fais avec ce que l’on a fait de moi? Et sur toutes ces questions, il me semble que l’analyste doit travailler sur ses propres préjugés.

A vous entendre, la psychanalyse doit faire son propre examen et évoluer. Cela rejoint ce pour quoi vous plaidiez dans votre précédent ouvrage, Vers une psychanalyse émancipée (La Découverte, 2022)…

J’ai voulu travailler sur une psychanalyse qui serait émancipée de sa disposition à dicter des normes sociale et sexuelle. Emancipée de sa tendance à s’ériger en autorité morale, et à transformer cette loi morale en loi scientifique. Emancipée de l’idée qu’elle se fait de son propre universalisme et de l’intemporalité de ses concepts, comme le complexe d’Œdipe, la féminité ou la différence des sexes, qui continuent à être assénés de façon canonique, dogmatique, sans être ni historicisés ni contextualisés. Ce qui m’a toujours frappée, c’est le décalage entre, d’un côté, cette extrême fixité théorique de la psychanalyse, prisonnière de ses querelles de chapelles et ses dogmes, et, de l’autre, la plasticité de la pratique analytique, évoluant dans son temps face à des personnes vivant elles-mêmes dans leur époque. Il me paraît important que la psychanalyse, sans se dénaturer, prenne en compte ces évolutions sociétales et qu’elle se laisse instruire par ces nouvelles expériences.

Dans la médecine moderne, on assiste à la médicalisation des émotions comme la timidité ou la mélancolie. Est-elle une menace pour la richesse de la vie psychique?

Christopher Lane a écrit un ouvrage formidable: Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (Flammarion, 2009). Il analyse, entre autres, comment la «timidité» est devenue une maladie mentale, un trouble de «phobie sociale». Il écrit: «La notion de comportement sain s’est tellement restreinte que nos bizarreries et nos excentricités sont devenues des problèmes que nous craignons et dont nous remettons la solution aux médicaments.» Son analyse est lumineuse. Effectivement, comment aujourd’hui, vu l’état du monde, peut-on ne pas être déprimé, angoissé?  Et il ne faut pas omettre l’intérêt économique derrière cette médicalisation. L’industrie pharmaceutique, comme le dit Lane, est un immense empire économique et a une emprise sur tous les diagnostics.

Freud et Lacan ont souvent été interprétés dans une perspective subversive. Pensez-vous que la psychanalyse a, aujourd’hui encore, un rôle politique?

Pour résumer l’œuvre de Freud, Lacan dit: «Il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle.» On le voit aujourd’hui, dès qu’un pouvoir autoritaire, voire totalitaire, se met en place dans un pays, les premières personnes auxquelles on enlève les droits sont les femmes et les minorités sexuelles. C’est pourquoi je continue de penser que la psychanalyse, si elle garde son côté subversif, peut être une forme de résistance à des discours de pouvoirs autoritaires. La question est celle de la liberté, et la liberté est subversive aujourd’hui.

Vous évoquez l’importance des récits littéraires dans votre pratique. Votre essai est parsemé de références littéraires. Quelle est la place de la culture et de l’art dans l’exploration de l’inconscient?

Freud a une formation de neurologue. Mais pour lui, une formation d’analyste devait surtout se pencher vers la littérature, la mythologie et l’histoire des civilisations. Même si Freud était un scientifique nourri des lumières rationalistes européennes, il reste un inventeur inspiré par le romantisme allemand, par la littérature, la poésie et les arts. Il puise dans les œuvres d’art et la poésie l’inspiration nécessaire à l’exercice même de la psychanalyse, à sa pratique et à la fabrique de sa théorisation. «Les poètes et les romanciers sont de précieux alliés et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre terre et ciel, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver», écrit-il. Je suis en accord total avec cette perspective. La poésie, la littérature sont des sources inépuisables pour entendre les mouvements de l’inconscient.

(1) L’Inconscient. Deux ou trois choses que l’on entend de lui, par Laurie Laufer, Les Liens qui libèrent, 256 p.

Bio express

1964
Naissance, à Paris.
2004
Soutient une thèse en psychopathologie et psychanalyse.
2005
Devient maîtresse de conférences à l’université Paris Diderot (aujourd’hui université Paris Cité).
2006
Publie L’Enigme du deuil (PUF).
2012
Nommée professeure des universités en psychanalyse.
2016-2022
Dirige le Centre de recherche en psychanalyse, médecine et société (CRPMS).
2022
Dirige l’Institut des humanités sciences et sociétés (IHSS) de l’université Paris Cité.

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