Ilaria Gaspari : «Les émotions désagréables ont des vertus insoupçonnables» (entretien)
Philosophe italienne férue de Spinoza et de sa théorie des affects, Ilaria Gaspari publie un tonitruant Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs, dans lequel elle réhabilite les émotions en donnant à voir leurs inépuisables vertus.
Il paraît qu’elle est émotive. Une grande émotive même, de son propre aveu. Elle n’en fait d’ailleurs pas mystère dans son dernier livre où elle met son cœur à nu. «J’ai été une petite fille émotive, une adolescente émotive et, sans surprise, me voilà aujourd’hui une femme émotive», confesse-t-elle au lecteur, sans honte ni fierté. Autant dire que nous ne sommes pas allés à sa rencontre sans quelques appréhensions, qu’elle a réussi à dissiper dès l’instant où elle est apparue: dans l’arrière-cour joliment ornée de fleurs printanières d’un hôtel niché dans le XIVe arrondissement de Paris, Ilaria Gaspari surgit joyeuse, sourire gracieux, souveraine dans ses gestes, maîtresse de ses paroles.
Nous sommes responsables de notre comportement et non de nos émotions. Etre conscient de ses émotions aide à se comporter plus librement.
Pour tenir en respect ses émotions, la philosophe italienne semble avoir assimilé la leçon de son maître à penser (et ressentir), le philosophe marrane Baruch Spinoza, auquel elle a consacré sa thèse en philosophie à la Sorbonne: plutôt que de les réprimer, les mépriser, ou de s’obstiner à les refouler, il convient de comprendre ses émois et leurs origines, pour vivre en harmonie avec elles. «Ils ne sont ni mauvais ni bons en soi», clame la philosophe, fustigeant l’ «analphabétisme émotionnel» ambiant et appelant de ses vœux une éducation aux émotions pour les générations futures, en ces temps déstabilisants. Son Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs (1), elle le dédie « à tous les paumés, les assoiffés, les agités, les imparfaits ». Sans doute tout le monde.
Comment la philosophe que vous êtes en est-elle venue à s’intéresser aux émotions? Quelle est la genèse de votre dernier livre?
Je me suis toujours intéressée aux émotions, probablement parce qu’elles ont marqué mon enfance puis mon adolescence, et que c’est le cas aujourd’hui encore. Les émotions m’intéressent également lorsque je les observe chez les autres, qu’il s’agisse de personnes réelles ou de personnages de fiction. A un moment, j’avais envisagé de m’inscrire en faculté de psychologie, pour devenir psychanalyste. Finalement, j’ai opté pour la philosophie. Néanmoins, mon intérêt pour les émotions m’a amenée à travailler sur la «théorie des affects» de Spinoza. Ma thèse de doctorat était consacrée aux différents paradigmes d’étude des passions au XVIIe siècle, celui qui a vu naître le roman moderne. Ce livre est né de ce travail, mais surtout de ce profond intérêt.
«Aucune émotion n’est bonne ou mauvaise dans l’absolu», écrivez-vous. Toutes se valent-elles?
Toutes doivent avoir droit de cité, même celles qui sont désagréables. Spinoza, philosophe révolutionnaire, nous a libérés de l’idée que nous devons juger moralement ce que nous ressentons. Mais ce n’est pas une façon de se déresponsabiliser. Quand nous nous gardons de juger moralement nos émotions, nous évitons de les réprimer et donc de les refouler, avec le risque qu’elles se transforment en colère susceptible de conditionner notre comportement. Car nous sommes responsables de notre comportement et non de nos émotions. Etre conscient de ses émotions aide à se comporter plus librement.
Vous soutenez donc qu’il ne faut pas chercher à réprimer ses émotions mais plutôt à composer avec elles.
Oui, je pense que réprimer ses émotions ou les nier peut avoir des conséquences nocives. Nous ne pouvons pas vivre sans émotions: c’est ainsi que nous avons été «modelés» par l’évolution. Notre visage est composé de muscles qui servent spécifiquement à nous donner une mimique émotionnelle. C’est dire à quel point les émotions sont importantes, notamment pour la survie de l’espèce ; alors mettons nos cœurs en paix: vivre sans celles-ci est impossible – quand bien même, à mon avis, cela serait désagréable. En réalité, les émotions refoulées se transforment en colère et en peur, souvent incontrôlables, précisément à cause du refoulement. Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de profiter de notre vie émotionnelle: être honnête sur ce que nous ressentons. Cela nous aide également à comprendre et à vivre en harmonie avec les autres.
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Dans votre discours général, et dans votre Manuel, vous portez l’accent sur les émotions traversées par l’affect de tristesse (l’angoisse, le regret, la nostalgie, la jalousie, etc.). Or, il existe des émotions de joie. Pourquoi ne pas les mettre en avant?
Au départ, je voulais écrire un abécédaire des émotions. Dans ce format initial, j’avais prévu de me pencher sur un certain nombre d’émotions joyeuses. Dans la version abrégée qu’a finalement pris le livre, j’ai décidé de ne garder que les émotions proches de la tristesse car j’ai constaté que nos sociétés présentent une tendance à l’algophobie (NDLR: une peur excessive de la douleur). On essaie à tout prix d’éviter la douleur, la tristesse, bref, ces émotions considérées comme négatives mais qui en réalité ne le sont pas. J’ai donc mis l’accent sur elles pour, d’une certaine manière, les réhabiliter. Parfois, on peut être confronté à des situations qui ne sont pas agréables à éprouver. Pourtant ô combien sont-elles utiles et nous font-elles, indirectement, du bien car elles nous permettent de comprendre et de faire une expérience de la vie. Les émotions désagréables recèlent des vertus insoupçonnables. Sans elles, nous n’aurions qu’une expérience incomplète, amputée, de la vie. C’est d’ailleurs l’une des erreurs que les parents commettent souvent dans l’éducation de leurs enfants: ils veulent à tout prix les préserver de la douleur et cherchent par tous les moyens à leur offrir un cadre totalement rassurant. Il faut être en mesure d’assumer ce côté rude de la condition humaine. La pandémie nous l’a d’ailleurs rappelé en partie, par exemple en nous exposant à notre nature mortelle. Inutile de s’obstiner à mettre sous le tapis les aspects tragiques et durs de l’existence.
On associe généralement les émotions à l’âme. Vous entendez pourtant démontrer qu’elles concernent en priorité le corps. Est-ce une manière de réhabiliter celui-ci, honni pendant des siècles dans notre civilisation?
Une vieille idée reçue voudrait que quand on est affecté par une émotion, le corps est actif tandis que la raison devient passive. Il s’agit d’une forme de diabolisation du corps: quand celui-ci agit, la raison pâtit. Cela suggère que notre corps est un obstacle qui empêche la connaissance, le savoir, l’émancipation, etc. Sauf que nous sommes notre corps ; nous ne vivons pas dedans. Chose qu’on a tendance à oublier et on peut aisément deviner pourquoi, car on cherche des moyens de survivre à notre vie terrestre mortelle, mais avant cela, il convient d’être conscient que c’est le corps qui traverse l’expérience de la vie. Cette idée n’est pas facile à faire accepter parce que, depuis des siècles, on entretient nombre de préjugés sur le corps. En ce sens, je pense qu’on doit mener un travail pédagogique. J’ai essayé, à travers ce livre, d’y contribuer. Les émotions engagent notre corps en premier lieu: c’est lui est qui est affecté quand on éprouve une émotion – le cœur bat plus fort, le visage rougit, etc.
Selon vous, cette dichotomie émotions-raison n’est donc pas pertinente?
Je pense qu’elle est dépassée. Là encore, Spinoza nous a appris que, par la connaissance de notre affectivité, nous enrichissons notre raison. On ne peut pas vaincre une émotion par la raison ; on ne vainc une émotion que par une autre émotion, plus puissante. Plus puissante veut dire plus proche de la raison, mieux cernée par la raison. L’ opposition entre raison et émotions n’aide pas à mieux gouverner ces dernières. C’est quelque chose qu’on ressent tous, spontanément et intuitivement. Mais ce n’est pas facile à mettre en œuvre pratiquement car, parfois, nous disons des choses mais agissons différemment, et on essaye ainsi vainement d’étouffer nos émotions par le raisonnement.
La jeune génération évolue dans un monde de crises, de perte de repères. Une éducation aux émotions pourrait leur être d’une aide précieuse.
Votre réflexion porte sur les émotions d’un point de vue individuel, sur la manière dont on les éprouve. Peut-on penser les émotions à une échelle collective?
Aborder les émotions d’un point de vue collectif appelle des compétences en sociologie que je n’ai pas forcément. Mais il est vrai qu’il y a une dimension de communication et de partage dans ce qu’on éprouve. Ainsi, la nostalgie peut être ressentie individuellement mais il existe par ailleurs une nostalgie générationnelle, éprouvée collectivement. Pour ma génération, par exemple, je pense aux dessins animés japonais, aux avancées technologiques (le fameux Nokia 3310, le Motorola à clapet, etc.). Aucune émotion n’est strictement individuelle, ni totalement collective. Notre histoire personnelle ajoute une nuance à chaque émotion. Si, par exemple, je dis angoisse, cette émotion évoque pour moi une chose, pour vous une autre, et pourtant on se comprend.
Dans votre livre, vous fustigez ce que vous appelez l’ «analphabétisme émotionnel». En quoi une éducation aux émotions est-elle nécessaire?
L’importance et l’intérêt d’une éducation aux émotions sont évidents aujourd’hui. Il y a un discours et une pédagogie à bâtir en ce sens. C’est nécessaire, à mon sens, parce que la jeune génération évolue dans un contexte de crises, de perte de repères. Une éducation aux émotions pourrait leur être d’une aide précieuse. Elle permettrait de fournir les outils pour lire et décrypter le monde et avoir des rapports authentiques avec les autres, en tenant compte des ressentis de chacun.
Existe-t-il est une dimension politique aux émotions?
La politique est indissociable des émotions, qui les sollicite de manières diverses. Certains leaders en tirent parti: je pense entre autres aux mouvements populistes ou antivax qui ont proliféré durant la pandémie. On assiste dans ce genre de situations à une exploitation dangereuse de passions tristes. On constate par ailleurs une instrumentalisation des émotions dans la communication politique, qui fonctionne parfois selon les codes de la publicité. Cette instrumentalisation m’exaspère, elle est aux antipodes de la politique au sens noble du terme. La politique ne doit pas s’aligner sur les humeurs et affects des gens mais plutôt apporter des réponses à des questions qui sont, elles aussi, et c’est légitime et humain, posées par les émotions. Je pense que ce mélange est dangereux: il faut œuvrer à une rationalité politique qui résulte d’une analyse et d’une compréhension des émotions. Par exemple: répondre à la colère populaire en élucidant ses raisons et ses causes afin de lui donner des réponses susceptibles de la canaliser, ou du moins de la tempérer, plutôt que de surfer dessus pour l’attiser.
Dans leurs écrits, les philosophes se réfugient souvent derrière un «on» ou un «nous». Dans ce livre, vous vous mettez en avant et vous racontez votre propre rapport aux émotions avec un «je» assumé. Pourquoi ce choix?
Je suis fascinée par l’écriture subjective. Au niveau stylistique, elle me séduit. Même quand j’écris des romans, j’emploie le «je». Dans mes romans, il s’agit d’une première personne du singulier fictive. Dans ce livre, c’est un «je» authentique. Il m’a semblé en effet un peu hypocrite de dicter aux lecteurs quelle attitude adopter à l’égard des émotions en me dissimulant derrière un «nous» ou un «on». Je n’apprécie pas les livres qui donnent des leçons, qui posent ou imposent des normes. Ce que j’aime dans l’exercice d’écriture, c’est voir comment elle me transforme. J’ai donc estimé qu’il fallait que je m’appuie sur ma propre vie, que j’en fasse une sorte de terrain expérimental.
Un choix difficile?
Je dirais même que c’est l’aspect le plus difficile du livre. Car j’avais un peu «honte» de me mettre en avant. C’était une sorte de défi à ma honte. J’ai néanmoins jugé incontournable d’offrir au lecteur mon expérience comme une sorte de miroir ; un miroir où il ne devrait pas forcément se reconnaître identiquement, mais un miroir qui pourrait à tout le moins lui permettre d’avoir le sentiment de n’être pas seul. J’ai été très contente des retours de lecteurs qui se sont retrouvés dans mon rapport aux émotions car, souvent, on pense être les seuls à les vivre de telle ou telle manière. Au contraire, les émotions nous placent sur le même plan que les autres. Chacun à sa façon, certes, mais, en dernière instance, nous sommes pareils. Quand je raconte mon expérience, ce n’est pas pour mettre en avant ma singularité ; au contraire, c’est un moyen de montrer aux lecteurs que nous sommes dans le même bateau, que nous traversons la même tempête émotionnelle.
C’est donc un «je» universel …
Absolument. Aussi, en tant que lectrice, les ouvrages de philosophie écrits de manière impersonnelle m’ ennuient un peu. J’aime lire Montaigne parce qu’il dit «je». Ce n’est pas un «je» qui rejette ou exclut mais un «je» généreux qui accueille le lecteur.
Comment expliquez-vous le regain d’intérêt pour les émotions, qui font désormais l’objet de nombreux travaux en sciences sociales?
Je pense que cette attention croissante s’explique par deux aspects. D’abord, les nouvelles découvertes en neurosciences ont ouvert des perspectives inespérées. Les recherches ont permis de mettre en évidence le rôle des neurones miroirs dans la communication des émotions. Sur un plan technologique, les algorithmes tels qu’ils sont utilisés «savent» des choses intimes sur nous et nos ressentis… L’ autre raison de cet intérêt s’explique par le tournant postreligieux de nos sociétés. Les gens sont de moins en moins croyants, ce à quoi il faut ajouter la fin des grands récits et idéologies qui ont structuré la pensée et la vie politique du XXe siècle. Dans cette nouvelle donne, il fallait bien inventer de nouvelles éthiques. Pour ce faire, il était impératif de partir de nos émotions, les comprendre, les analyser. De plus, cette perte de sens a pris une dimension de crise générale avec l’urgence climatique et la crise démocratique. Dans les moments de crise, on interroge naturellement nos émotions.
Bio express
1986
Naissance, le 30 septembre, à Milan.
2011
Diplômée en philosophie à l’Ecole normale supérieure de Pise.
2012
Commence une thèse de doctorat en philosophie à la Sorbonne.
2017
Son premier roman, L’Ethique de l’aquarium (éd. de Grenelle), est traduit en français.
2020
Publie son premier ouvrage à succès,Leçons de bonheur (PUF).
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