Anxiété, morosité, dépression: comment le moral des Belges plombe le pays
Anxieux, déprimé, découragé: le Belge a le moral à zéro. Un spleen qui dure et qui commence à peser sur le fonctionnement de la société. Gare à l’effet domino.
Le Belge broie du noir. Il a toujours été un peu plus mélancolique, un peu plus suicidaire que ses voisins, mais là c’est autre chose… Morosité, pessimisme, amertume? On ne sait pas précisément de quoi il souffre, mais les résultats des check-up sont préoccupants.
Dernière en date à avoir pris la température, Solidaris livrait début octobre une objectivation de l’évolution de l’état psychique des citoyens au cours des dix dernières années: fin 2012, les angoissés et les dépressifs représentaient déjà 10% des francophones. On en compte 25% de plus aujourd’hui. Parmi les concernés, 13% souffrent de dépression modérément sévère à sévère, contre 5% en 2012. Ce qui, pour la mutualité socialiste, atteste d’une forte dégradation de la santé mentale de la population.
Un précédent scanner, réalisé en juin 2022 par Sciensano, avait déjà montré des signes de morosité persistante. Alors que la stabilisation de la pandémie aurait pu être de nature à rebooster le moral des Belges, le taux d’anxiété – qui a certes diminué de 22% en décembre 2020 à 15% en juin 2022 –, reste supérieur à la situation antérieure à la crise sanitaire (11% en 2018). Celui de la dépression, quant à lui, est passé de 9% en 2018 à 21% en pleine crise Covid avant de redescendre à 13% en juin dernier.
Le Covid a aussi mis en évidence le manque de données permettant d’objectiver l’influence de la santé mentale sur la société, la plupart des études étant basées sur l’autoévaluation plutôt que sur le diagnostic médical. Cette incidence est pourtant indéniable: en février dernier, le Conseil supérieur de la santé (CSS) faisait part de son inquiétude à ce sujet: «La santé mentale, si elle n’est pas prise en charge correctement, est une bombe à retardement pour l’Etat et son fonctionnement.» Pour l’organe d’avis scientifique, le risque d’aggravation des inégalités et les conséquences sur les populations les plus vulnérables – les jeunes, les professionnels de la santé, les enseignants, les travailleurs du secteur de la culture, les personnes en situation de pauvreté ou de précarité économique, les demandeurs d’asile et les malades chroniques – sont loin d’être négligeables.
Alors que la stabilisation de la pandémie aurait pu rebooster le moral des Belges, le taux d’anxiété et de dépression reste supérieur à la situation antérieure.
Si tant de Belges ont perdu le sourire, c’est en partie en raison du contexte de «permacrise» qui les empêche de rebondir: pandémie plus crise environnementale plus conflit ukrainien plus crises économique et énergétique… Le climat est franchement pesant, même pour les plus résilients. Les professionnels de la santé identifient aussi d’autres causes, davantage liées à l’évolution de la société ou à l’époque dans laquelle nous vivons: le sentiment de solitude qui découle de la dissolution du lien social, l’individualisme ou encore la perte de sens.
14,3% des sondés dans le baromètre Solidaris ont bénéficié d’une prise en charge psy. 13% se sont vu prescrire des antidépresseurs ou des antipsychotiques.
Dans un récent rapport, la mutualité chrétienne rappelle la multiplicité de facteurs qui agissent sur l’état psychique: l’environnement familial, le contexte économique ou politique, le critère biomédical. Un déséquilibre entre facteurs de risque et facteurs protecteurs peut entraîner une baisse ou, au contraire, l’amélioration de la santé mentale. Or, comme le dépeignait le philosophe, sociologue et ethnologue Bruno Latour, décédé le 9 octobre dernier : «La situation dans laquelle nous sommes, politique et écologique, est extraordinairement dure. Nous sommes affectés par ces transformations dont on nous parle tous les jours dans les journaux, la problématique du climat, de ces réunions internationales pour essayer de contrôler la biodiversité, la question même de ce qu’est le progrès, l’abondance…»
Faut-il craindre que cette peur et cette morosité ambiante ne finissent par gripper la mécanique institutionnelle, comme le redoute le CSS? A vrai dire, les premiers stigmates sont déjà observables.
Soins de santé hypertendus
Le baromètre Solidaris indique qu’en 2021, 14,3% des affiliés ont bénéficié d’une prise en charge psy et 13% se sont vu prescrire des antidépresseurs ou des antipsychotiques. Près de 4% ont eu un contact avec un psychologue ou un psychiatre et 1% ont été hospitalisés pour divers troubles. Mais alors que les besoins ont fortement augmenté au cours des dix dernières années, la consommation de soins remboursés par l’assurance obligatoire est restée globalement stable. En résulte donc une explosion de cas de personnes en souffrance mais qui ne reçoivent (ou ne cherchent) pas le soutien médical dont elles ont besoin.
Une situation à laquelle la réforme des soins psychologiques doit en principe remédier. Entrée en vigueur le 1er janvier 2022, la nouvelle convention Inami s’applique aux soins de première ligne et spécialisés pour les enfants, les adolescents et les adultes, et prévoit une intervention majorée de 11 euros pour les bénéficiaires ordinaires et de 4 euros pour les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM). S’il s’adresse à un psychologue non conventionné, le patient devra s’acquitter d’un montant de 60 euros, en moyenne. Un plan psy ambitieux qui a un prix: de 39 millions d’euros, le budget passe à 152 millions. C’est beaucoup et pourtant, il n’est pas certain que ce soit suffisant.
Les données collectées lors de la crise du Covid montrent, en effet, une hausse importante d’un sentiment subjectif de mal-être. Bien que la corrélation entre ce sentiment et l’augmentation de la consommation de soins de santé mentale ne soit pas scientifiquement établie, il est communément admis que la crise sanitaire a servi de catalyseur à une série de tendances, dont la consommation de soins de santé. De tels effets peuvent se faire sentir jusqu’à plusieurs années après la fin de la période troublée, comme ce fut le cas lors de la crise économique de 2008. Une partie des anxieux d’aujourd’hui pourraient devenir les dépressifs de demain.
Chef du service des urgences psychiatriques aux cliniques universitaires Saint-Luc, Gérald Deschietere attire l’attention sur un autre lien, celui entre la dégradation de la situation socioéconomique et la consommation de soins.
«Les problèmes psychiatriques, les troubles mentaux usuels comme ceux dont souffrent les maniacodépressifs ou les psychotiques, n’augmentent pas de manière significative. Par contre, on voit apparaître une vague de personnes anxieuses, car le socle social est brisé. Certains, par exemple, éprouvent des difficultés à obtenir un statut BIM alors que d’autres, qui gagnent autant qu’eux, en bénéficient. Cet écart qui se creuse entre les individus a aussi une conséquence sur la santé mentale. Cela occasionne une hypersensibilisation de leur vie étant donné que les conditions d’une bonne santé mentale ne dépendent pas que d’eux mais aussi de facteurs socioéconomiques sur lesquels ils n’ont aucune prise. Or, si on psychiatrise trop la santé mentale, au lieu de renforcer le socle social, on risque de ne plus avoir assez de moyens à l’avenir pour soigner les gens qui souffrent de problèmes plus graves. Les délais d’attente pour un rendez-vous en psychiatrie sont déjà de plus en plus longs.»
Injecter de l’argent dans les consultations, c’est bien. Faire en sorte que les individus n’éprouvent pas le besoin d’aller chez le psy, c’est mieux. C’est aussi la position que défend Olivier Luminet, psychologue de la santé à l’UCLouvain. «L’ Etat est généreux sur le plan financier mais la société a besoin d’une politique à long terme de prévention de la santé mentale. De nouveau, on est en train d’attendre, de voir ce qui se passera alors qu’il est grand temps d’agir. Nous sommes arrivés à sensibiliser les politiques mais la réponse n’est pas assez rapide, pas assez efficace.»
En mars 2021, la moitié des 18 à 25 ans étaient déprimés ou anxieux.
A tel point qu’aujourd’hui, c’est pour la santé mentale de ses confrères que le professeur s’inquiète. Contagieuse, la déprime? «Oui, on peut dire que c’est contagieux. Du moins, c’est un vecteur de fragilisation. Les psychologues cliniciens doivent aujourd’hui enchaîner les consultations jusqu’en soirée ou le samedi. A un moment donné, eux aussi commenceront à décompenser. On se retrouvera alors avec des psychologues et des psychiatres qui, soumis à une telle pression ou une telle demande, entreront en burnout.»
«Que les psys craquent est vraiment inquiétant, abonde Gérald Deschietere. Soigner fait partie de la liste des métiers impossibles établie par Freud, tout comme gouverner et éduquer. Il est indispensable, pour le bien commun, que ces métiers restent en dehors d’une logique commerciale. Mettre la pression sur les infirmiers, les psychologues et les autres intervenants de première ligne participe à la marchandisation du soin. Une mise sous tension qui n’est pas sans effet sur l’état d’esprit des patients qui en viennent à culpabiliser de demander de l’aide, alors qu’on ne cesse de leur faire comprendre qu’ils sont responsables de leur santé mentale.» Lors d’une autre enquête menée par Sciensano, en mars 2021, près d’un quart des soignants sondés affirmaient souffrir de troubles anxieux généralisés. Or, met en garde l’institut de santé publique, leur vulnérabilité risque de provoquer des effets en cascade sur la santé de la population.
Économie sclérosée
C’est l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui met le doigt dessus: les services psychiatriques ont longtemps été négligés et sous-financés, et les besoins de soins non satisfaits restent très élevés. Un problème de société et un gouffre financier: les coûts économiques associés aux troubles mentaux représentent plus de 4,2% du PIB des Etats membres. Si certaines dépenses découlent directement des traitements, plus d’un tiers sont liées à des taux d’emploi plus faibles et à une perte de productivité. Faire de la santé mentale une politique prioritaire améliorerait non seulement la vie de la population mais aurait des effets sociaux et économiques positifs, encourage l’OCDE.
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«A ce stade, parler d’Etat déprimé pour la Belgique me paraît un peu dystopique mais il est clair que la situation est problématique», analyse Lieven Annemans. Ce professeur en Economie de la Santé au sein de la faculté de médecine de l’UGent, ex-président du Conseil flamand de la Santé et président de l’ Association internationale de pharmaco- économie (Ispor), a coordonné une enquête nationale en 2021 qui montre que l’indice de bonheur au sein de la population a fortement diminué pendant la crise et, qu’en plus, l’anxiété et la dépression se sont durablement installées.
Un Belge sur cinq a peur. Ce n’est pas sans conséquences pour notre économie.
«Nous travaillons sur une actualisation de l’enquête mais nous nous attendons à une aggravation de la situation. A l’heure actuelle, un Belge sur cinq a peur. Jusqu’il y a peu, c’était du virus, mais de plus en plus, c’est pour son avenir. Cette frilosité n’est pas sans conséquences pour la santé de notre économie, comme en témoigne l’érosion de la confiance des chefs d’entreprise.» Le baromètre du mois d’octobre de la Banque nationale le confirme: l’optimisme des patrons n’a fait que chuter ces trois derniers mois dans l’industrie pour atteindre son niveau le plus bas, celui de juin 2020, en pleine crise sanitaire. Un mouvement de repli dans un contexte de crise permanente, surtout économique, qui touche aussi le secteur de la construction, quoique plus modérément.
Consommation grippée
Etre anxieux ou déprimé empêche-t-il de consommer? A en croire la Banque Nationale, l’indicateur de confiance des consommateurs est resté au même niveau que celui du mois de septembre, soit le plus bas observé depuis 1985. Les inquiétudes des ménages restent très vives, même si ceux-ci se sont montrés un peu moins pessimistes en ce qui concerne les perspectives économiques en Belgique pour les douze prochains mois.
Sur le plan personnel, les prévisions des consommateurs quant à leur situation financière demeurent à un niveau plancher. Et sur le plan de l’épargne, les projections ne sont guère plus réjouissantes, signale la BNB. L’inflation et la flambée des prix des énergies sont les principales causes de cette frilosité. Mais ce ne sont pas les seules. Lieven Annemans identifie une crise de confiance dans les politiques mises en place. Les études ne démontrent pas formellement la corrélation entre la confiance d’une population envers ses leaders politiques et l’indice de confiance des consommateurs, développe-t-il, mais les deux évoluent souvent de pair.
«Il est urgent que de nouvelles dispositions, notamment pour mettre fin aux avantages fiscaux indus dont bénéficient plusieurs multinationales, soient effectives pour atteindre une société plus juste. Si on annonce à la population qu’on a compris où se situe le problème et comment on va y remédier, il est possible qu’elle se remette à consommer. Ce qu’il faut par contre éviter, c’est de tomber dans une sorte de fatalisme en disant aux citoyens qu’on vivra encore plusieurs hivers difficiles (NDLR: comme l’a fait le Premier ministre Alexander De Croo)». Ce qui est positif, ponctue-t-il, c’est que «des solutions existent. Pour les dégager, il faut faire preuve de lucidité et tirer les enseignements de la gestion des crises précédentes.»
Le facteur portefeuille n’est donc pas le seul à déterminer les comportements d’achat ou les habitudes de consommation. L’humeur et l’état d’esprit guident également les choix, comme l’explique le Pr Deschietere. «Il faut être en bonne santé mentale et sociale pour pouvoir vivre en société, voir des amis, sortir, aller au restaurant… Les personnes légèrement déprimées ou qui souffre de dysthymie (NDLR: dépression légère et chronique) peuvent très bien continuer à travailler et à consommer, même davantage en ce qui concerne les divertissements ou certaines substances comme l’alcool. Par contre, en cas d’épisode dépressif majeur, les capacités psychiques de ces personnes sont ralenties, ce qui peut affecter leur vie sociale.»
Travail exsangue
Ces fêlures se constatent depuis un petit moment déjà dans le monde du travail. Entre 2016 et 2020, le nombre de personnes en incapacité de travail de longue durée pour cause de dépression a augmenté de 41,5%, celles pour causes de burnout de 32,53%. Cumulés, les deux troubles mentaux représentent 24% de la totalité des incapacités de travail de longue durée des salariés et demandeurs d’emploi. En 2016, le coût de l’invalidité pour cette catégorie se chiffrait à 1 milliard d’euros, en 2019, il atteignait déjà le milliard et demi, soit une hausse de 33%.
41,5% : entre 2016 et 2020, les incapacités de travail pour cause de dépression ont augmenté de 41,5%, celles pour causes de burnout de 32,53%.
Chez Securex, on s’inquiète naturellement de la hausse de l’absentéisme de longue durée. «Ces absences durent au minimum trois mois, dont un est à charge de l’employeur, expose son porte-parole Steven De Vliegher. L’ autre souci, c’est que les entreprises ne trouvent pas toujours de personnes qualifiées sur le marché de l’intérim.» D’autant, ajoute-t-il, que de plus en plus de jeunes se situent dans une phase critique. «Ils sont en zone orange et, s’ils ne sont pas correctement accompagnés, ils peuvent rapidement tomber en zone rouge, ou bien revenir au travail pour retomber aussitôt en zone orange.»
A contrario, le travail protège-t-il notre santé mentale? Les analyses de l’ Agence intermutualiste (AIM) indiquent que les individus appartenant à la classe la plus faible présentent un surrisque d’hospitalisation psychiatrique et de recours aux antidépresseurs et antipsychotiques. Mais des études montrent par ailleurs qu’avoir un job ne protège pas forcément de la dépression.
Jeunesse désorientée
A l’absentéisme s’ajoute une autre préoccupation largement évoquée depuis la crise du Covid: la perte de sens. On ne compte plus les démissions et les reconversions basées sur cet argument choc. Surtout chez les jeunes qui, pour la plupart, ne sont plus prêts à sacrifier leur vie privée ou leur bien-être pour un boulot. «En mars 2021, nous avons réalisé une enquête sur les jeunes âgés de 18 à 25 ans. La moitié étaient déprimés ou anxieux. Certains pourront s’en remettre mais ceux qui sont vraiment affectés auront besoin d’un certain temps pour en sortir», expose Olivier Luminet.
«Les jeunes sortent de deux années très brutales. Or, c’est à l’adolescence et au début de l’âge adulte que l’identité sociale se construit. Raison pour laquelle il faut porter une attention particulière aux écoles primaires et secondaires, non seulement pour la détection précoce des symptômes psychotiques ou anxieux mais aussi pour renforcer la cohésion sociale», confirme Gérald Deschietere. Le psychiatre n’entrevoit pas pour autant d’issue négative à cette période d’instabilité. Il va même plus loin: l’anxiété, lorsqu’elle est modérée, peut s’avérer bénéfique. «Ces crises susciteront des prises de conscience. Les jeunes seront probablement mieux informés sur ce qu’est une bonne santé mentale et sur les mesures de prévention.»
Investir plus massivement dans la santé mentale garantirait une société du mieux-vivre.
«On ignore encore quel sera l’impact de ces événements sur les enfants et les ados mais on sait déjà que les jeunes adultes recherchent davantage un emploi qui a du sens, qu’ils ont du mal à s’installer dans l’existence, que nombre d’entre eux vivent seuls et sont tracassés par le futur, en lien avec le changement climatique ou l’insécurité financière, complète Chantal Vandoorne, experte à l’ULiège en promotion de la santé et santé publique. On sait aussi que la quête de sens est un moyen que les individus utilisent pour lutter contre l’insécurité du climat social. C’est d’ailleurs l’un des leviers fréquemment utilisés en promotion de la santé pour tenter de diminuer l’anxiété due aux crises, notamment par des interventions collectives au plus proche des lieux et des communautés de vie.»
«On se dirige vers une société dans laquelle les niveaux d’absentéisme exploseront et les démissions professionnelles se multiplieront, dans laquelle les jeunes décrochent parce qu’ils ne trouvent plus de signification à ce qu’ils sont en train de faire. Alors que si on investissait plus massivement dans la santé mentale, on se garantirait une société du mieux-vivre dans laquelle les gens se sentiraient plus épanouis. Mais aussi une société qui, à tous niveaux, fonctionnerait mieux», conclut Olivier Luminet. On créerait alors un deuxième effet domino, en sens inverse.
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