Retour sur le Lancet Gate

Caroline Lallemand Journaliste

On l’appelle le « Lancet Gate », le scandale qui entoure la revue médicale de renommée internationale The Lancet. La revue américaine a publié une étude disqualifiant le recours à la chloroquine, médicament pour lutter contre le coronavirus déjà au coeur de polémiques scientifiques, avant de se rétracter. Retour sur ce cafouillage dans une situation de crise sanitaire inédite qui bouleverse les codes du milieu.

Le 22 mai, la revue médicale de renommée internationale The Lancet a publié une étude qui a révélé que l’hydroxychloroquine était associée à un taux de mortalité plus élevé chez les patients atteints de Covid-19 et à une augmentation des problèmes cardiaques. L’étude cite le chirurgien vasculaire respecté Mandeep Mehra comme auteur principal et Sapan Desai, fondateur de la société qui a fourni les données sur lesquelles se sont basés les auteurs de l’article scientifique, comme co-auteur.

Suite à cette publication, l’Organisation mondiale de la santé et un certain nombre d’Etats en sont venus à modifier leurs politiques et traitements du coronavirus. De nombreux essais cliniques avec l’hydroxychloroquine ont été interrompus.

La revue médicale The Lancet a annoncé ce mercredi avoir pris ses distances avec l’étude très critiquée qu’elle a publiée sur l’hydroxychloroquine, en reconnaissant dans un avertissement formel que « d’importantes questions » planaient à son sujet. Le New England Journal of Medicine a publié un avis similaire.

L’étude a également été attaquée avec virulence par les défenseurs de l’hydroxychloroquine, au premier rang desquels le chercheur français Didier Raoult.

Les principaux soucis rencontrés concernent Surgisphere, la société qui a fourni les bases de données à l’origine des études sur l’hydroxychloroquine menées par les deux publications scientifiques. L’étude du Lancet prétend avoir analysé les données de Surgisphere recueillies auprès de 15 000 patients atteints de Covid-19, admis dans 1 200 hôpitaux du monde, qui ont reçu de l’hydroxychloroquine seule ou en combinaison avec des antibiotiques.

Les questions relatives à Surgisphere se sont multipliées au sein de la communauté médicale ces dernières semaines. Une enquête menée par le quotidien anglais The Guardian révèle que l’entreprise américaine Surgisphere n’a pas réussi jusqu’à présent à expliquer de manière adéquate ses données ou sa méthodologie.

Voici ce que le Guardian a pu révéler suite à son enquête approfondie sur l’étude polémique :

– Une recherche dans les documents accessibles au public suggère que plusieurs employés de Surgisphere n’ont pas ou peu de données ou de formation scientifique. Un employé répertorié comme rédacteur scientifique semble être un auteur de science-fiction et un artiste de fantasy. Un autre employé répertorié comme responsable marketing est un mannequin et une hôtesse d’événements.

– La page LinkedIn de l’entreprise compte moins de 100 adeptes et, la semaine dernière, elle n’a répertorié que six employés. Depuis mercredi, ce chiffre est passé à trois employés.

– Alors que Surgisphere prétend gérer l’une des bases de données hospitalières les plus importantes et à la croissance la plus rapide au monde, elle n’a pratiquement aucune présence en ligne. Son compte Twitter compte moins de 170 adeptes, et aucun message n’a été publié entre octobre 2017 et mars 2020.

– Jusqu’à lundi, le lien « get in touch » sur la page d’accueil de Surgisphere redirigeait vers un modèle WordPress de site web de cryptocommunication, ce qui a soulevé des questions sur la manière dont les hôpitaux pouvaient facilement contacter la société pour rejoindre sa base de données.

– Sapan Desai, son fondateur, a été cité dans trois procès pour faute professionnelle médicale, sans rapport avec la base de données de Surgisphere. Dans une interview avec le Scientifique, Desai a précédemment décrit les allégations comme « non fondées ».

– En 2008, Desai a lancé une campagne de financement sur le site web indiegogo pour promouvoir un « appareil d’augmentation humaine de nouvelle génération qui peut vous aider à réaliser ce que vous ne pensiez pas possible ». L’appareil n’a jamais vu le jour.

La page Wikipédia de Desai a été supprimée suite à des questions sur Surgisphere et son histoire.

La chloroquine, un antipaludique que certains scientifiques préconisent dans la lutte contre le coronavirus
La chloroquine, un antipaludique que certains scientifiques préconisent dans la lutte contre le coronavirus© Getty Images

La version australienne du Guardian a aussi révélé des erreurs flagrantes dans les données australiennes incluses dans l’étude. Selon l’étude, les chercheurs ont eu accès, via Surgisphere, aux données de cinq hôpitaux, enregistrant 600 patients australiens atteints de Covid-19 et 73 décès australiens au 21 avril. Or, les données de l’Université Johns Hopkins montrent que seuls 67 décès dus au Covid-19 avaient été enregistrés en Australie au 21 avril. Ce nombre n’est passé à 73 que le 23 avril. Selon Desai, un hôpital asiatique a été accidentellement inclus dans les données australiennes, ce qui a entraîné une surestimation des cas dans ce pays, rapporte The Guardian.

Le Guardian a contacté cinq hôpitaux à Melbourne et deux à Sydney, dont la coopération aurait été essentielle pour atteindre les numéros de patients australiens figurant dans la base de données. Tous ont nié tout rôle dans une telle base de données, et ont déclaré n’avoir jamais entendu parler de Surgisphere. Desai n’a pas répondu aux demandes de commentaires sur leurs déclarations.

L’une des questions qui a le plus déconcerté la communauté scientifique est de savoir comment Surgisphere, créée par Desai en 2008 en tant que société d’enseignement médical publiant des manuels scolaires, est devenue propriétaire d’une puissante base de données internationale. Cette base de données, bien qu’elle n’ait été annoncée que récemment par Surgisphere, se targue d’avoir accès aux données de 96.000 patients dans 1.200 hôpitaux à travers le monde.

La recherche sur la chloroquine est en cours.
La recherche sur la chloroquine est en cours.© Nicolas VALLAURI/Belgaimage

Desai a expliqué au quotidien anglais: « Surgisphere est en activité depuis 2008. Nos services d’analyse de données sur les soins de santé ont commencé à peu près au même moment et ont continué à se développer depuis lors. Nous utilisons beaucoup d’intelligence artificielle et d’apprentissage machine pour automatiser ce processus autant que possible, ce qui est la seule façon pour qu’une tâche comme celle-ci soit possible ».

La méthodologie des études qui ont utilisé les données de Surgisphere, ou le site web de Surgisphere lui-même, ne permettent pas de savoir comment la société a pu mettre en place des accords de partage de données provenant d’un si grand nombre d’hôpitaux dans le monde, y compris ceux dont la technologie est limitée, et concilier des langues et des systèmes de codage différents, tout en respectant les règles réglementaires, de protection des données et d’éthique de chaque pays.

Un audit indépendant de la provenance et de la validité des données a maintenant été commandé par les auteurs non affiliés à Surgisphere en raison des « inquiétudes qui ont été soulevées quant à la fiabilité de la base de données ». L’étude du Lancet est maintenant contestée par 120 médecins.

L’intégrité des études remise en question

Ces révélations remettent en question l’intégrité d’études clés publiées dans des revues médicales les plus prestigieuses du monde. Le nombre d’études scientifiques a explosé et le rythme des publications s’est accéléré ces dernières semaines en pleine crise sanitaire mondiale. Logique quand « la circulation rapide de connaissances scientifiques est d’une importance cruciale, » relève Serge Horbach, de l’université Radboud (Pays-Bas), dans une étude consacrée aux publications sur le coronavirus. Le chercheur recensait mi-avril pas moins de 2.102 « preprints » liés au Covid-19, apparu à peine quatre mois plus tôt, soit des études publiées en ligne sans passage par le filtre des comités de lecture des revues scientifiques classiques.

Accélération du processus de publication

De leur côté, ces revues ont « considérablement accéléré » le processus de publication pour les études consacrées à la pandémie, avec un délai réduit « de 49%, ou 57 jours en moyenne ». Certains titres affichent même « une baisse du temps de publication de plus de 80% comparé à la période pré-crise ». « On peut se demander si plus vite est toujours (synonyme de) mieux », s’interroge l’auteur, craignant un « troc entre rapidité et qualité ».

« Ça fait des années que les journaux promettent des relectures par les pairs de plus en plus rapides ». Et en période de crise « il est compréhensible que les scientifiques travaillent très vite, que les papiers soient publiés plus rapidement. Ce n’est pas un mal en soi, mais nous devons comprendre qu’il y aura plus d’erreurs ».

Autre explication du foisonnement, la compétition pour les crédits de recherche. « Il y a un énorme enjeu de publication pour le financement des équipes », rappelle Anne-Marie Duguet, spécialiste en éthique médicale et droit de la santé à l’Université Paul Sabatier de Toulouse, co-auteure début avril d’un papier « Essai clinique et traitement: quelle éthique en cas d’urgence sanitaire? », consacré notamment aux études controversées du professeur français Eric Raoult. « Qu’il y ait plus d’études n’est pas gênant, les seules choses vraiment importantes sont la rigueur scientifique et l’éthique », poursuit-elle. Et d’appeler, elle aussi, à « se poser des questions » avant de répercuter le moindre résultat présenté comme prometteur.

(Avec AFP)

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