Pourquoi sommes-nous superstitieux ?
Craindre de passer sous une échelle, de briser un miroir, des vendredis 13… Pourquoi donc nombre d’entre nous sont-ils superstitieux ?
Le phénomène superstitieux est indissociable de la volonté de renforcer son sentiment de contrôle sur les événements, afin de s’attirer la chance ou d’éloigner la malchance. Des traits de personnalité y contribuent. Notamment le neuroticisme, cette propension à s’inquiéter sans cesse dans la vie, l’instabilité émotionnelle ou la tendance au pessimisme. Un autre élément prédisposant est de posséder ce que les psychologues appellent un « locus of contrôle externe », c’est-à-dire avoir la conviction que les événements se produisant dans notre vie dépendent principalement de facteurs hors de notre portée : hasard, chance, personnes influentes, institutions…
« Les travaux scientifiques suggèrent que, chez le sujet normal, la personnalité n’est cependant pas la clé de voûte du phénomène superstitieux », précise Emmanuèle Gardair, maître de conférence en psychologie sociale de la communication à l’université de Reims et coauteur d’un ouvrage récent intitulé La superstition aujourd’hui*. Le poids de contextes anxiogènes est généralement un facteur explicatif plus important. C’est pourquoi on a observé une recrudescence des pratiques superstitieuses durant les crises économiques ou les guerres.
Ce n’est donc pas un hasard si certaines professions où l’insécurité est forte sont particulièrement touchées. Les marins sont réputés les plus superstitieux. Le baptême d’un bateau a pour but d’en éloigner le mauvais sort. Aussi n’a-t-il pas échappé aux professionnels de la mer que le magnum de champagne lancé contre la coque du Costa Concordia le 7 juillet 2006 ne s’était pas brisé. Et que le paquebot avait appareillé un vendredi 13 avant son naufrage.
Dans certaines activités où les notions de chance et de malchance sont jugées déterminantes pour la performance, la superstition se voit également offrir un terreau fertile à son expression. Songeons aux sportifs de haut niveau, aux acteurs, aux traders…
Sur du sable
La plupart du temps, l’individu superstitieux ignore quel est le fondement des croyances auxquelles il adhère. Par exemple, selon une superstition traditionnelle, croiser ses couverts à table amènerait le malheur dans la maison. Mais qui connaît encore aujourd’hui l’origine de cette croyance ? Qui sait que c’est parce qu’on considérait jadis qu’agir ainsi faisait offense à Dieu, Jésus étant mort sur la croix ? Bref, dans la plupart des superstitions, la relation de cause à effet, certes irréelle, échappe totalement à l’individu superstitieux. Sa croyance repose donc sur du sable et pourtant, reste d’airain. « Il y a plusieurs dimensions dans une croyance, souligne Emmanuèle Gardair. À côté des éléments de connaissance cohabite une part importante d’affectivité sur laquelle les arguments rationnels n’ont pas de prise. La pensée scientifique, par exemple, ne rassure pas nécessairement, ne gomme pas forcément les angoisses. De ce fait, la pensée magique fonctionne souvent en parallèle avec elle, plus ou moins latente, plus ou moins affirmée selon les circonstances. »
Les intellectuels aussi
Voilà sans doute qui contribue grandement à expliquer pourquoi un niveau élevé d’éducation ne met pas à l’abri du recours à des pratiques superstitieuses, mais module surtout le type de croyances : la consultation des horoscopes est plus prisée par les personnes de bas niveau socio-économique ou sans diplôme du secondaire.
Les sociologues français Daniel Boy et Guy Michelat se sont intéressés aux croyances paranormales à travers le filtre du niveau d’études. D’après leurs travaux, elles touchent particulièrement les titulaires d’un diplôme du secondaire ou de l’enseignement supérieur non scientifique. Tout indique que dans ces populations de niveau culturel assez ou très élevé, dont se démarquent néanmoins les « spécialistes en sciences », plus les individus disposent de connaissances scientifiques, plus ils adhèrent aux parasciences. Pour les uns, la science ne peut tout expliquer ; pour d’autres des explications scientifiques nouvelles remettent en cause certaines théories existantes.
Les astres ont-ils vu juste ?
Un phénomène propice à entretenir les croyances superstitieuses est celui des « corrélations illusoires ». De quoi s’agit-il ? Dans leur livre, Emmanuèle Gardair et Nicolas Roussiau en donnent une éloquente illustration : « Si je pense que croiser un chat noir porte malheur et que je croise réellement un chat noir, le premier problème rencontré, quelle que soit sa nature, fera l’objet d’une association, si l’on considère qu’il fait partie de la catégorie ‘malheur’. À partir de là, le sujet superstitieux développera des comportements soit d’évitement, soit de conjuration. »
Un autre élément primordial dans le phénomène superstitieux est le « biais de confirmation ». Prenons le cas des croyances en lien avec l’astrologie ou la voyance. Il est bien démontré que le sujet superstitieux tend à ne retenir que les prédictions qui semblent s’être réalisées, fussent-elles très en deçà de ce qui avait été annoncé, et à occulter toutes les autres. Si son horoscope lui avait laissé augurer la fortune et l’amour et qu’il gagne 100 euros au casino, le sujet superstitieux se convaincra que les astres avaient vu juste.
Poussé à la faute…
Il y a plus interpellant. Dans le phénomène dit des prophéties auto-réalisatrices, l’individu modifie plus ou moins consciemment ses comportements de sorte que se réalise un présage auquel il croyait. Par exemple, si un voyant agite le spectre d’un accident de voiture, la personne qui l’a consulté, désormais emplie d’angoisse, risque de changer inopportunément son attitude au volant et de faire ainsi une collision ou une sortie de route. La superstition incarnée par la croyance dans les pouvoirs du voyant s’en trouvera renforcée. « Le simple fait de suggérer quelque chose peut le créer, insiste Emmanuèle Gardair. Les croyances superstitieuses peuvent donc avoir de graves conséquences. »
Par Philippe Lambert
* Emmanuèle Gardair et Nicolas Roussiau, La superstition aujourd’hui, Éditions De Boeck, 2014.
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