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Pourquoi faire confiance à son corps (plutôt qu’aux antidépresseurs)

Si nous avons tous besoin de séances de pleine conscience ou d’antidépresseurs pour faire face au stress et aux difficultés de la vie, c’est que quelque chose ne tourne pas rond, soutient Stephan Claes, psychiatre et chercheur sur le stress à la KU Leuven. Pour lui, il faut d’abord réapprendre à écouter son corps.

De plus en plus de personnes dans les pays occidentaux souffrent de problèmes de santé liés au stress. Les listes d’attente chez les spécialistes de la santé mentale ne cessent de s’allonger. Et les chiffres font froid dans le dos: plus de deux millions de Belges prennent des tranquillisants et des somnifères, plus d’un million ingurgitent des antidépresseurs, alors que la moitié seulement en a besoin. A côté de cela, l’épuisement professionnel et les troubles qui en découlent sont aujourd’hui les principales causes d’invalidité en Belgique. Et d’ici à 2035, pas moins de 600 000 Belges seront atteints d’une maladie de longue durée.

Dans son livre De gestreste samenleving. Waarom we alles hebben en toch ziek worden (La société stressée. Pourquoi nous avons tout et tombons malade, Lannoo, 198 p.), le psychiatre Stephan Claes, de la KU Leuven, s’étonne de ce phénomène social face auquel les médecins se sentent dépourvus. «Que tant de personnes prennent des pilules juste pour faire face aux pressions de la vie sans forcément souffrir d’une pathologie justifiant une prescription, me semble paradoxal. En effet, comment une personne qui, à première vue, a tout pour aller bien, présente malgré tout des symptômes physiques et psychologiques indéterminés tels que la fatigue, la douleur ou l’anxiété?», s’interroge-t-il.

Si nous avons tous besoin de médicaments ou de pleine conscience pour faire face à la vie, quelque chose ne va pas.

La médecine semblent avoir peu de réponses face aux plaintes de patients liées au stress. D’ailleurs, le burnout, pourtant communément diagnostiqué, n’est même pas officiellement décrit dans la littérature scientifique. Comment l’expliquez-vous?

Un diagnostic nécessite un tableau clinique précis dans lequel la cause, les symptômes cliniques, le traitement et le pronostic sont connus. Pour le burnout, non seulement les symptômes ne sont pas clairement définis mais la cause n’est pas claire. Dire que le burnout est lié au travail est, en ce sens, une vision simpliste. On le retrouve tant chez les étudiants, les chômeurs que les retraités. Il n’y a pas de consensus sur le traitement adéquat. Certains patients prennent des antidépresseurs ou des sédatifs, d’autres trouvent du réconfort dans le sport ou dans des séances de méditation de pleine conscience. Le pronostic varie également. Certains patients seront sur la touche durant quelques semaines, d’autres pendant de nombreux mois.

Beaucoup de symptômes incompris sont regroupés sous des appellations différentes: burnout, fatigue chronique (SFC), dépression, fibromyalgie, syndrome de l’intestin irritable. Vous préférez le vocable «syndrome d’épuisement». Pourquoi?

Parce qu’il décrit mieux ce dont il s’agit : une perturbation du système de réponse au stress et du système immunitaire de l’organisme, en partie à cause d’un stress prolongé. En fonction des sensibilités personnelles, cela se traduit par des symptômes différents chez chacun. Par ailleurs, le terme «syndrome du côlon irritable» suggère que la cause première du problème se trouve dans les intestins, ce qui n’est pas le cas! Chez les personnes atteintes de fibromyalgie, la perturbation se manifeste par des douleurs musculaires inexpliquées. D’autres ressentent une fatigue prononcée ou un dérèglement émotionnel. Selon moi, il s’agit de syndromes similaires qui s’expriment de manière différente. Tout cela est très déroutant. Et certains patients reçoivent ces diagnostics l’un après l’autre, voire simultanément.

Le Covid long est-il aussi une forme du syndrome d’épuisement?

Les preuves se multiplient et le Covid long finira par se retrouver dans le groupe des syndromes présentant des symptômes de fatigue inexpliqués à long terme. Chez les personnes avec des prédispositions, un défi immunologique tel qu’une infection par le coronavirus ou le virus d’Epstein-Barr (NDLR : à l’origine, entre autres, de la mononucléose infectieuse) peut être la goutte d’eau qui fait déborder le vase et conduire à des plaintes physiques inexpliquées à long terme. Toutefois, le virus est-il la cause ou déclenche-t-il un problème sous-jacent? On peut débattre de cette question à l’infini. Je soupçonne le Covid long de toucher des personnes qui étaient déjà en équilibre sur le fil du rasoir depuis un certain temps : elles faisaient face, mais le virus leur a donné le coup de grâce. Mais pour l’instant, nous n’en savons pas assez. Des recherches complémentaires sont nécessaires.

Les patients atteints de Covid long et de SFC se voient souvent dire que leurs symptômes se situent dans leur tête, qu’ils sont imaginaires, ce qui les frustre énormément. A juste titre?

Ce n’est pas parce qu’un test technique ne peut confirmer quelque chose que c’est imaginaire. Le corps est bel et bien malade, cela ne fait aucun doute. En revanche, de nombreux patients pensent que leur maladie est exclusivement un problème physique et immunologique. Ce n’est pas toujours le cas. En général, plusieurs facteurs sont à l’œuvre, comme une surcharge du système de réponse au stress et du système immunitaire. D’ailleurs, nous observons des troubles immunitaires dans des cas de burnout et de dépression. En ce sens, je ne suis pas convaincu que les causes et les anomalies physique de la fatigue chronique et du burnout soient si différents.

Qu’en est-il de la «haute sensibilité», du trouble du déficit de l’attention (TDAH) et de l’autisme? Doivent-ils également être remis en question ?

Le TDAH et l’autisme ne sont pas des pathologies déclenchées par le stress chronique. Ce sont des maladies reconnues et clairement définies en psychiatrie, même s’il existe de nombreuses formes intermédiaires, comme le «trouble du spectre autistique». La haute sensibilité est par contre controversée. La plupart des psychiatres et des psychologues n’acceptent pas le diagnostic. Cela ne signifie pas que les gens ne peuvent pas être plus sensibles aux stimuli. Mais cela n’en fait pas un syndrome à part entière, plutôt un trait de personnalité ou une caractéristique du corps.

Notre corps est le premier indicateur de notre état de santé.

Toutes ces classifications dans le domaine de la santé mentale nous aident-elles à aller de l’avant? Le fait de «souffrir de la vie» ne fait-il pas partie de la condition humaine?

Il n’y a pas de débat sur certains syndromes, comme la maniaco-dépression, appelé aussi trouble bipolaire. Il ne s’agit pas d’une souffrance de la vie, mais d’une maladie psychiatrique largement génétique dans laquelle des anomalies neurobiologiques sont clairement visibles. Il en va de même pour la schizophrénie et les personnes atteintes de troubles compulsifs graves. En revanche, il est discutable d’étiqueter des personnes qui succombent au stress chronique sans souffrir d’une maladie psychiatrique. Tout comme les traitements psychothérapeutiques et médicamenteux qui y sont associés.

Pour notre bien-être mental, nous devrions, dites-vous, nous fier un peu plus à notre corps, qui sait mieux que quiconque ce que veut l’esprit. Pourquoi recourons-nous dès lors constamment à des analgésiques, des somnifères et des anxiolytiques?

Depuis René Descartes, la pensée occidentale nous enseigne que notre corps ne fait pas partie de ce que nous sommes. Nous nous considérons comme des êtres pensants qui veulent réaliser toutes sortes de choses, avec des ambitions et des désirs. Le corps est une machine qui nous aide à y parvenir. Lorsque la machine s’emballe, le modèle médical classique dit qu’il faut la réparer. Mais le corps – c’est-à-dire nous-même – signale que ce qu’on essaie de faire ne nous convient peut-être pas et que nous devrions faire autre chose. L’Erreur de Descartes (Odile Jacob, 2010), du neurologue américain Antonio Damasio, est un ouvrage novateur à cet égard. Pour prendre de bonnes décisions dans des contextes sociaux complexes, nous avons besoin d’un apport corporel. En effet, le corps a emmagasiné des souvenirs de la façon dont les choses se sont déroulées dans certaines circonstances par le passé, et il est important de tenir compte de ces informations. Le célèbre psychologue et philosophe William James a fait référence, dès 1890 dans l’ouvrage The Principles of Psychology (Les principes de la psychologie), au fait que les émotions se trouvent dans le corps. Notre corps est le premier indicateur de notre état de santé. Le fait que tant de personnes se tournent vers le yoga et la pleine conscience montre qu’elles trouvent agréable et surprenant de se connecter à leur corps d’une manière douce et sans jugement. Il suffit de rester immobile et de sentir ce qui est là, même si vous avez mal et que votre corps ne fait pas ce que vous voulez. Ce n’est pas grave. D’un autre côté, si nous avons tous besoin de la pleine conscience pour faire face à la vie, c’est que quelque chose ne va pas du tout.

Existe-t-il des signaux de stress que nous pourrions détecter plus tôt, avant même de nous retrouver dans le fond du trou?

Le système de réponse au stress doit pouvoir réagir et pousser à la détente, la nuit comme le jour. Si ces moments de détente ne sont pas présents, le corps parlera. Le sommeil sera moins bon. Toutes sortes de pensées se bousculeront dans la tête. Le système gastro-intestinal ne fonctionnera plus correctement. Des douleurs apparaîtront. Une personne qui a besoin d’analgésiques et de tranquillisants pour remettre son corps en marche doit se poser des questions. Bien sûr, un stress passager avant un examen ou une présentation est acceptable. Mais si ce sentiment perdure pendant des semaines ou des mois, le corps s’essouffle.

Les jeunes semblent davantage souffrir de la pression aujourd’hui. Les attentes étaient pourtant déjà élevées dans les années 1980 et 1990 pour les jeunes de cette époque. Quelle est la différence?

Aujourd’hui, plus rien n’est assez bon. Les jeunes sont de plus en plus perfectionnistes. Ils ne sont pas satisfaits de leurs réalisations, de leur apparence et de leurs loisirs. Lorsque des étudiants me demandent des somnifères et des inhibiteurs d’anxiété pendant la période des examens, je leur demande s’il ne vaudrait pas mieux les décaler. Apparemment, ce n’est pas une option. La session, c’est maintenant. Et le corps doit suivre. Le perfectionnisme est aussi un mal social. Si un étudiant veut décrocher un stage à l’étranger, il ne peut plus se contenter d’excellentes notes. Il doit démontrer qu’il excelle dans un hobby, qu’il a des compétences en gestion et qu’il excelle dans toutes sortes d’autres domaines. Qui peut faire cela? En outre, l’indétermination des jeunes d’aujourd’hui est également plus grande qu’il y a trente ans. Les choix sont tellement gigantesques que certains d’entre eux succombent. Les jeunes reçoivent un message merveilleux mais complexe: «Le monde est ouvert et grand, il suffit de faire quelque chose et de s’assurer d’être heureux.» Mais qu’est-ce que devenir heureux? Il faut tout avoir, tout réussir, viser la perfection, exceller, dessiner son propre avenir, créer des liens avec les autres tout en se montrant plus original que les autres sur les médias sociaux. C’est très bien, mais c’est beaucoup.

Les jeunes doivent apprendre à apprendre à faire des erreurs, tomber, et à se relever.

La consultation chez un psychologue sera gratuite pour tous les jeunes jusqu’à 23 ans à partir du 1er février. Est-ce une bonne chose?

C’est une bonne chose que les consultations psychologiques soient accessibles et peu coûteuses. Mais je vous garantis d’ores et déjà qu’on dira que ce n’est pas suffisant. Ce ne sera jamais assez. Les listes d’attente chez les psychologues de première ligne sont déjà interminables. Il faut d’autres solutions, plus fondamentales, pour réduire la pression sur les jeunes.

Les générations plus âgées affirment que les jeunes se laissent trop aller, qu’ils manquent d’audace, d’énergie. Etes-vous d’accord?

Les jeunes ne sont pas plus pusillanimes ou complaisants qu’avant. En revanche, ils sont peut-être moins résistants face aux difficultés de la vie. Ils doivent apprendre à faire des erreurs, tomber, et à se relever. Les enfants sont très protégés à l’heure actuelle. Leurs échecs sont souvent attribués à des facteurs extérieurs, comme l’enseignant ou l’entraîneur de football. Or, l’entraîneur a peut-être raison de ne pas sélectionner tel enfant pour un match parce qu’il manque de talent. Il faut oser en parler avec son enfant. Car ce n’est pas parce qu’on a échoué une fois qu’on est un raté. Tu as échoué dans tes études? Peut-être n’étaient-elles pas faites pour toi et devrais-tu essayer autre chose?

C’est ce qu’on appelle aujourd’hui «être doux avec soi-même»…

C’est en effet très populaire en psychothérapie. Je pense que la douceur et la compassion sont très importantes, mais le danger de ne prôner que la douceur est qu’elle devienne une forme plutôt égoïste d’autosatisfaction et de complaisance sans faire face à ses échecs. Etre doux et patient avec soi signifie également accepter ses limites et agir en conséquence. Cela est inextricablement lié à une autre compétence: se connaître soi-même. Certains appelleraient cela de l’«humilité», mais c’est un terme très chargé dans notre culture. Même si nous vivons dans un monde ouvert et libre où tout est possible, les limites nous obligent parfois à renoncer à des rêves et à des désirs de longue date. Sinon, la pression ne disparaît jamais.

Le succès d’une société ne repose-t-il pas en partie sur les personnes qui se transcendent malgré tout?

Bien sûr, il ne faut pas dire à tous ceux qui échouent qu’ils feraient mieux d’arrêter. Tout dépend de l’individu. Parfois, cela vaut la peine de continuer et de réussir. Chez certaines personnes qui travaillent seize heures par jour, le corps ne lutte jamais. Elles devraient continuer à le faire, c’est ce qu’elles sont.

Changement climatique, perte de biodiversité, guerres, inégalités, migration, démocratie menacée, consumérisme forcené: tout cela n’aide pas…

En effet. Mais je ne suis pas d’accord avec les analyses qui imputent entièrement le problème à la société, comme celle du psychanalyste Paul Verhaeghe, qui met le malaise sur le compte d’un néolibéralisme excessif. Je cherche plutôt l’explication dans les choix et les opportunités débridés qui nous sont offerts, et dans une surstimulation permanente. Mais honnêtement, voudrions-nous qu’il en soit autrement? Voulons-nous revenir à une société où notre parcours de vie est déterminé par l’autorité et non par nos propres choix? L’endroit où nous vivons connaît la paix depuis quatre-vingts ans. C’est un fait unique dans l’histoire du monde. Pourtant, c’est précisément ici que les gens succombent à la pression. N’est-ce pas étrange?

Toute forme de pensée catastrophiste vous est manifestement étrangère.

Nous devons nous méfier du pessimisme collectif. La crise climatique est un défi majeur. Nous devons y travailler. Mais notre société a aussi beaucoup de bons côtés. En moyenne, nous sommes plus riches que les générations précédentes, les personnes vulnérables n’ont jamais fait l’objet d’autant d’attention que dans l’Europe du XXIe siècle et nous sommes plus libres que jamais. C’est un monde où il fait bon grandir. Pour une raison ou une autre, ce message n’est pas très sexy. Dans les médias, l’accent est mis sur les nouvelles négatives. J’entends régulièrement des collègues dire que les jeunes seront moins bien lotis plus tard, qu’ils ne pourront pas acheter une grande et belle maison, par exemple. Est-ce si grave? Une maison de cinq chambres avec piscine vous rendra-t-elle heureux? Il est plus important que les jeunes aient une image positive de l’avenir, qu’ils soient bien entourés, qu’il y ait un filet de sécurité sociale et qu’ils puissent faire leurs propres choix en sachant ce qui leur convient. Pour ce faire, nous devons remettre l’accent sur certaines compétences, telles que la compassion, la connaissance de soi, le pardon et la gratitude. Pour des raisons tout à fait compréhensibles, nous nous sommes détournés des institutions qui nous ont inculqué ces valeurs par le passé, d’une manière qui n’était pas toujours appropriée. Mais cela ne signifie pas que nous devrions jeter le bébé avec l’eau du bain. Ces qualités profondément humaines se retrouvent dans de nombreuses traditions spirituelles et restent très importantes d’un point de vue psychologique.

Quels sont vos conseils pour trouver le bonheur en 2024?

C’est simple: écoutez attentivement votre corps et accordez-lui le repos et la détente nécessaires. Il vous dira ce qui vous convient.

Mais pas via un cours de pleine conscience?

Je n’ai rien contre les cours de méditation de pleine conscience. Si une personne aime et que ça lui convient, je ne l’en détournerai pas. Mais je souhaite qu’elle n’en ait pas besoin et que sa vie lui permette d’alterner le travail et les loisirs, la détente et un sommeil revigorant. La vie devrait être pleine d’esprit par nature.

Stephan Claes
1967
Naissance, à Wilrijk.
1985
Etudes de médecine à l’UAntwerpen et à la KU Leuven.
1992
Etudes de psychiatrie à la KU Leuven.
1999
Chercheur à l’Institut flamand de biotechnologie et psychiatre de l’UZ Antwerpen.
2005
Psychiatre au Centre psychiatrique universitaire de l’UZ Leuven.
2008
Professeur de psychiatrie à la KU Leuven.
2022
Chef du groupe de recherche en psychiatrie au sein du département de neurosciences de la KU Leuven.
2023
Publie De gestreste samenleving. Waarom we alles hebben en toch ziek worden.

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