
Réintégrer les malades de longue durée, mission impossible?
En Belgique, plus d’un demi million de personnes sont déclarées inaptes à travailler et ce chiffre ne cesse de gonfler. Comment résoudre ce casse-tête médical, social et budgétaire?
A la fin de 2023, le pays comptait 526.507 malades de longue durée, jugés inaptes à travailler par des médecins depuis plus d’un an. En 2014, ils étaient 320.000 dans le cas. Que se passe-t-il en Belgique? Parmi ces personnes en incapacité de travailler, un tiers (166.100) souffre de troubles musculo-squelettiques (TMS). Un autre tiers (197.800) connaît des troubles mentaux, dont une majorité de dépressions ou de burnouts dont le nombre a augmenté de 46% ces cinq dernières années. Dans le rapport 2023 de l’Inami, l’Institut national d’assurance maladie-invalidité, on peut lire: «Il existe un lien entre le stress, les conditions de travail, le manque d’intérêt pour la fonction et l’invalidité.»
Bien sûr, si la population augmente –ce qui est le cas– le nombre malades croît en proportion. Par ailleurs, six malades de longue durée sur dix sont des femmes: elles sont surreprésentées dans les secteurs comme les titres-services ou les soins de santé, hauts lieux d’absentéisme pour cause de maladie. Elles le sont aussi dans les contrats précaires, propices aux problèmes de santé, auxquels s’ajoute la charge mentale avérée de la gestion familiale.
Autre chiffre parlant: plus de trois quarts des malades de longue durée ont plus de 45 ans. Jusqu’il y a quelques années, la sortie du marché du travail pour les personnes au bout du rouleau, physiquement ou mentalement, pouvait s’opérer en douceur grâce à des formules de prépension. Celles-ci ont peu à peu été supprimées par les gouvernements successifs, tandis que l’âge officiel de la retraite passait à 67 ans. «De facto, cela fait augmenter le nombre de malades de longue durée, selon le principe des vases communicants, analyse Thierry Bodson, président de la FGTB. L’incapacité de travail est, pour certains, la dernière porte de sortie possible, même si ce n’est pas leur choix.» Selon l’accord du nouveau gouvernement fédéral, à partir de 2027, un travailleur pourra partir à la pension à 60 ans sous strictes conditions mais aucune modalité particulière n’est prévue pour les métiers pénibles, les plus générateurs de problèmes de santé.
Formulé autrement, de 350.000 à 400.000 personnes tombent malades chaque année, dont 70.000 le resteront plus de 365 jours. Mais 70% reprendront le travail dans un délai de quatre mois. «A vrai dire, on n’observe pas une explosion du nombre d’entrées en maladie mais bien des maladies de plus en plus longues», fait remarquer un expert. Comment ne pas s’interroger sur l’évolution des conditions de travail dans le secteur des services, entre autres avec la digitalisation généralisée, ou dans les hôpitaux et les maisons de repos? «Chez le personnel infirmier, les absences pour maladie ont été multipliées par cinq entre les années 1990 et aujourd’hui, rappelle Pierre Gillet, professeur émérite de santé publique à l’ULiège. La mauvaise organisation du travail et la numérisation à marche forcée font en sorte que l’on perd le sens du travail.»
«Avec les malades de longue durée, on a un vrai problème», soupire un expert du secteur. Même si la plupart des pays proches de la Belgique sont confrontés à la même situation. Le souci est humain et économique: il est aussi budgétaire. Quelque neuf milliards d’euros sont consacrés chaque année au paiement des allocations versées aux malades de longue durée. Et, selon le Bureau du Plan, on atteindra le seuil des 600.000 d’ici à 2035 si rien n’est fait.
289.397personnes, jugées inaptes au travail par l’Inami, sont reconnues en incapacité jusqu’à leur pension.
Responsabiliser tout le monde
«Jusqu’à présent, embraie l’Absym, l’Association belge des syndicats médicaux, les propositions gouvernementales ne traduisent pas suffisamment ce que les personnes malades veulent et peuvent faire et ne prévoient pas assez de possibilités pour un trajet adapté à la maladie.» Le nouveau gouvernement fédéral a donc décidé de se saisir du problème en responsabilisant tout le monde: travailleurs, employeurs, médecins traitants, médecins du travail, médecins-conseils et mutualités. «Il faut changer de mentalité, estime Kris De Meester, premier conseiller bien-être à la Fédération des entreprises de Belgique(FEB): il y a une différence entre l’état de santé initial, qui justifie une incapacité de travail, et les capacités restantes, quelques mois plus tard par exemple, pour travailler encore. Il arrive souvent qu’après un certain temps, l’incapacité de travailler d’une personne ne s’explique plus du tout par des raisons de santé mais par d’autres facteurs comme la peur de ne plus être à jour, par exemple. Certains médecins signent des certificats non pour des raisons médicales mais sociales ou familiales.»
Pour autant, le projet gouvernemental ne doit pas uniquement être lu dans un esprit de chasse à la fraude. Plutôt dans une approche impliquant tous les acteurs de la chaîne pour agir mieux et surtout plus vite. Plus longtemps dure l’invalidité et moins le travailleur a des chances de reprendre un jour le travail: selon le Conseil supérieur de l’emploi, 80% des personnes en maladie depuis un an le sont encore un an plus tard, et 91% après deux ans.
«Avec ce projet, tous les efforts ne reposent pas sur les seules épaules des assurés sociaux, remarque Vanessa De Greef, professeure de droit social à l’ULB. Jusqu’à présent, le patient qui souhaitait retravailler était souvent très seul. Le but, ici, est d’impliquer davantage d’acteurs dans son trajet d’accompagnement.»
A l’avenir, donc, il sera demandé aux médecins traitants d’évaluer ce que la personne malade est encore capable de faire et pour quel type de poste. «Ce n’est pas leur rôle; ils ne sont pas formés à cela et ne connaissent pas les postes de travail ni leurs exigences», réplique Sofie Merckx, députée PTB et médecin. L’Absym serait plutôt favorable à ce que le suivi des patients soit assuré, par exemple jusqu’au troisième mois, par le médecin traitant. Ensuite, les médecins du travail et experts en orientation de réinsertion détermineraient les compétences de chaque patient. «Cela ne se passe pas assez souvent aujourd’hui, observe l’Absym. Les personnes en incapacité devraient aussi être encouragées à suivre ce trajet et à s’orienter vers une fonction qui leur soit ajustée.» La collaboration, renforcée, entre les médecins traitants, médecins du travail et les 300 médecins-conseils des mutualités, trop peu en nombre, est donc une bonne chose.
«Les médecins ne donnent pas des certificats à la légère. Il n’y a rien d’excessif dans leurs prescriptions.»
A la légère?
Maniant également le bâton, le gouvernement annonce que les médecins qui signent trop de certificats de longue durée pourraient être sanctionnés. «Les médecins ne donnent pas des certificats à la légère, rappelle un expert. Il n’y a rien d’excessif dans leurs prescriptions.» Le risque existe aussi que ceux qui attestent beaucoup de maladies de longue durée excluent des patients en raison des sanctions possibles annoncées par le gouvernement.
De leur côté, les travailleurs qui ne s’investissent pas suffisamment dans leur parcours de réintégration, par exemple en ne se rendant pas aux rendez-vous fixés par le professionnel de santé, pourront perdre une partie ou toutes leurs indemnités. Le gouvernement attend aussi des mutualités qu’elles réintègrent davantage d’ex-malades sur le marché du travail, avec l’aide du Forem, d’Actiris et du VDAB. Sans quoi, tous ces organismes perdront une partie de leurs subventions. «De la sorte, on veut pousser les travailleurs à accepter n’importe quel poste», pointe Laurent Lorthioir, conseiller au service Entreprises de la CSC. Les mutuelles ne semblent pas craindre cette annonce: une partie de leurs recettes dépendent déjà de leurs prestations et les cas de dossiers qui ne sont pas à jour par rapport aux objectifs fixés sont très minoritaires. En 2024, selon une enquête du quotidien De Tijd, les médecins-conseils des mutualités chrétiennes ont annulé 5,5% des certificats médicaux délivrés (sur 150.000), Solidaris en a invalidé 12,3% et les Mutualités libres, 10% environ.
Les employeurs seront aussi financièrement responsabilisés. Alors qu’auparavant, ils cessaient de payer le salaire garanti à leur personnel absent pour maladie après quinze jours pour les ouvriers et après un mois pour les employés, ils devront à l’avenir payer 30% de ces indemnités de maladie pendant les deux premiers mois d’incapacité. «C’est très peu par rapport à ce qu’on observe dans d’autres pays, souligne Vanessa De Greef. Aux Pays-Bas, les employeurs doivent assumer le coût de leur personnel malade pendant deux ans.» Résultat: le taux d’invalidité y est en net recul. «En Belgique, les outils juridiques existent en matière de prévention mais beaucoup d’obligations ne sont pas respectées ni contrôlées», ajoute-t-elle. Sans doute faudrait-il aussi mieux former les cadres au bien-être au travail.
Auparavant, seules les entreprises de plus de 50 travailleurs qui affichaient un taux anormalement élevé de malades de longue durée, soit 156 en 2023, étaient financièrement sanctionnées. Au total, elles avaient ainsi versé 5,5 millions d’euros à l’ONSS. «Faire payer les employeurs ne les encouragera pas à faire de la prévention mais à se séparer des travailleurs les plus faibles», pronostique Laurent Lorthioir. C’est là une politique de très court terme, même si j’admets que la prévention des risques psychosociaux est une chose compliquée.»
Légalement, les employeurs sont tenus d’effectuer une analyse des risques psychosociaux et d’élaborer des plans de prévention et de réintégration pour les malades de longue durée. Mais selon un sondage du service externe de prévention et de protection au travail Mensura, 93% des entreprises ne disposent pas d’une telle politique de réintégration…
Aujourd’hui, donc, après six semaines d’absence d’un travailleur, l’employeur doit se préoccuper de son retour soit chez lui, soit dans une autre entreprise. Ses capacités devront être évaluées et un poste à sa mesure, même à temps partiel, devra idéalement lui être proposé. «C’est ce qui manque dans le projet gouvernemental, analyse Vanessa De Greef. Il n’y a pas beaucoup d’incitants proposés aux employeurs pour qu’ils (ré)engagent du personnel sortant de maladie de longue durée. Les adaptations de poste de travail restent exceptionnelles.»
En 2023, sur les 22.800 salariés malades depuis plus d’un an appelés à reprendre le travail au même poste qu’auparavant ou à un autre poste, 18% ont officiellement entamé un parcours de réintégration avec l’aide d’un service externe. Selon le SPF Emploi, 82% ont été licenciés pour force majeure médicale et, dans sept cas sur dix, à la demande de l’employeur. Dans cette situation, aucune indemnité de licenciement n’est octroyée. Les retours au travail négociés sans recourir à un service externe débouchent souvent sur une réintégration réussie.
«Les outils juridiques existent en matière de prévention mais beaucoup d’obligations ne sont pas respectées par les entreprises, ni contrôlées.»
Prévenir
L’idéal, dans tous les cas, serait d’agir en amont pour éviter qu’autant de personnes tombent malades au travail et s’en absentent aussi longtemps. «Que fait-on pour rendre les emplois supportables?, questionne Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). On ne s’interroge pas trop sur la qualité du travail ni sur la pression exercée. Avec les mesures du nouveau gouvernement, il y aura de la casse humaine.»
«Responsabiliser les médecins et les travailleurs ne sera pas très efficace, pronostique Pierre Gillet. Parce qu’on s’attaque aux conséquences plutôt qu’à la cause. Or, on ne tombe pas malade par hasard.» Tandis que le gouvernement souhaite réduire le nombre de malades de longue durée, il opte pour davantage de flexibilité sur le marché du travail avec les flexi-jobs et assouplit le travail de nuit. «En matière de prévention, c’est incohérent», tranche Thierry Bodson.
Les anciens patients jugés aptes à reprendre le travail mais licenciés par leur employeur pourraient aussi se retrouver demandeurs d’emploi. Sans poste décroché dans les deux ans, ils en seront exclus et se retrouveront au CPAS. «Autrement dit, résume Laurent Lorthioir, les dépenses de la sécurité sociale diminueront mais celles des communes et des CPAS augmenteront.»
Dans une estimation qu’il juge prudente, le ministre Frank Vandenbroucke mise sur 248 millions d’euros épargnés grâce à la remise au travail de quelque 4.000 personnes par an et ce, via les indemnités qui ne doivent plus être payées, les cotisations dues sur les salaires et les revenus fiscaux perçus sur ceux-ci. «Ces gens ont peut-être aujourd’hui une perspective de retour à l’emploi parce que la science médicale, l’accessibilité des emplois et les aides disponibles ont évolué», justifie-t-il. Depuis le 1er octobre 2024, l’Inami réévalue d’ailleurs 1.840 dossiers de personnes de moins de 40 ans souffrant de troubles psychiques. Le résultat de cette réévaluation est attendu pour l’été.
Sur les 526.507 malades de longue durée répertoriés, 289.397 (55%) étaient reconnus inaptes à travailler jusqu’à l’âge de la retraite en raison d’une absence d’amélioration possible de leur état de santé. A demi-mot, on laisse entendre qu’ils sont quasi impossibles à réintégrer sur le marché de l’emploi. Autant se concentrer sur les autres, avec l’objectif, affirme-t-on du côté de la FEB, de réduire leur nombre de 150.000 unités.
Si l’on additionne les demandeurs d’emploi aux malades de longue durée, quelque 800.000 personnes sont hors du marché du travail actuellement. Et le pays compte 175.000 emplois vacants.
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