« Nous sommes confrontés à une vague de comportements sexuels inappropriés entre jeunes dès l’âge de 13 ans »
Peter Adriaenssens, le pédopsychiatre le plus célèbre de Flandre, prend sa retraite. Et Bruno Vanobbergen a cessé d’être commissaire aux droits de l’enfant. Depuis le 1er mars, il est directeur général de la nouvelle agence flamande Opgroeien (Grandir). Notre confrère de Knack a parlé aux deux experts de la douleur qui accompagne l’éducation.
Tout enfant a droit au respect de son intégrité morale, physique, mentale et sexuelle, selon l’article 22bis de notre Constitution. Ce droit est-il suffisamment garanti ?
Peter Adriaenssens : J’ai parfois l’impression que beaucoup de citoyens pensent que nous obtenons peu ou pas de résultats. Ce n’est pas vrai. Il y a trente ans, par exemple, on voyait régulièrement des enfants roués de coups dans nos services d’urgence. Aujourd’hui, on n’en voit presque plus. Le simple fait que les parents posent des questions au sujet des « tapes pédagogiques » montre que c’est clair pour la plupart des gens : les raclées sont inacceptables.
Bruno Vanobbergen : De nombreux secteurs travaillent sur les droits de l’enfant. Les écoles y prêtent de plus en plus attention. Il en va de même dans les clubs sportifs, les hôpitaux et dans la magistrature. Dans le domaine de l’Aide à la jeunesse, un décret sur le statut juridique des mineurs a opéré un revirement. Mais nous n’y sommes pas encore, absolument pas.
Il y a vingt ans, presque toutes les semaines, un cas de violence sexuelle contre des enfants faisait la une des journaux. Ce phénomène semble avoir disparu des médias belges : est-ce un reflet de la réalité ?
Adriaenssens: Le nombre de cas d’inceste a chuté considérablement depuis que j’ai commencé il y a 30 ans au Centre de confiance. Aujourd’hui, la génération de pères sait très bien qu’on ne touche pas à ses enfants. Peut-on parler de réussite totale ? Non. Rien n’a changé au niveau de la maltraitance internationale des enfants. Les pères ne s’en prennent plus à leurs propres enfants, mais aux enfants à l’étranger, en vacances. Dans notre pratique, nous sommes également confrontés à un phénomène totalement nouveau : une vague de comportements sexuels inappropriés entre jeunes. Elle survient dès l’âge de 13 ou 14 ans. Nous ne l’avions pas vu venir.
Vanobbergen : Il y a quelques années, la Commission des droits de l’enfant a mené une enquête auprès de près de deux mille enfants et jeunes de 10 à 18 ans, et nous avons été très surpris par le nombre élevé de jeunes indiquant qu’ils sont régulièrement victimes de violences sexuelles de la part de leurs congénères. J’entends des histoires semblables de la part de l’Aide à la jeunesse, où les établissements s’inquiètent souvent de la sécurité sexuelle de leurs jeunes.
Comment expliquez-vous ce phénomène?
Adriaenssens: C’est difficile à expliquer. Je vois des liens avec la percée des médias numériques, la popularisation de la pornographie et les limites vagues qu’elle comporte. D’un côté, on a l’impulsivité parfaitement normale d’un adolescent amoureux qui demande à sa petite amie de lui envoyer une photo de ses seins. D’autre part, nous devons attirer l’attention de ces enfants sur les risques qu’ils prennent lorsqu’ils envoient de telles photos sous forme numérique. On me demande parfois: qui aimeriez-vous interviewer ? Je répondrais immédiatement : Mark Zuckerberg de Facebook, qui montre son bébé partout. Je lui demanderais de faire quelque chose contre le cyberharcèlement sur sa plateforme. J’ai lu que les services de renseignement américains sont capables de lire des millions de courriels, pour voir s’ils comportent le mot « terrorisme ». Alors pourquoi ne pourrait-on pas développer un outil pour empêcher les jeunes de s’envoyer des photos d’eux nu ou des messages grossiers? Oui, cela me fâche. Cela détruit trop de jeunes vies.
Faisons-nous assez pour protéger nos enfants?
Adriaenssens: Non, on n’en fait jamais assez. Des parents viennent nous demander ce que la loi dit ou quelles sont les règles. Je vois les droits de l’enfant plus largement que les lois ou les règles. Regarder le monde, l’école, la famille du point de vue de l’enfant : cela devrait être un élément important de notre culture. Mais on ne le fait pas. On regarde « les petits » de haut.
Nos politiciens en font-ils assez pour les enfants?
Adriaenssens: Je n’ai jamais constaté de manque d’intérêt de la part des politiciens, au contraire. Je remarque toutefois que les responsables politiques se sentent rarement récompensés pour leurs efforts. Les ministres sont constamment à la recherche de fonds supplémentaires ou lancent une nouvelle initiative, mais il en résulte habituellement une nouvelle liste d’attente – ce qui, bien sûr, entraîne des reproches à leur égard.
Le seuil dans l’Aide à la jeunesse traditionnelle est-il trop élevé?
Vanobbergen : Les jeunes ont du mal à demander de l’aide lorsqu’ils vont mal. Ils pensent qu’ils doivent résoudre eux-mêmes leurs problèmes. S’ils n’y parviennent pas, ils en parleront d’abord à un ami ou ils chercheront une solution sur Internet.
Adriaenssens : Je dirige un service de psychiatrie pour enfants à l’UZ Leuven. Je reçois maximum deux coups de téléphone par an de jeunes qui me demandent s’ils peuvent passer – sur un total de deux cents à deux cent cinquante admissions. Nous avons une jeunesse émancipée qui sèche pour le climat, mais qui ne trouve pas d’issue à ses pensées suicidaires. Nous devons bâtir des phares pour ces jeunes afin qu’ils trouvent plus rapidement le chemin vers l’aide.
Vanobbergen : Les soins de base ne sont pas suffisamment accessibles lorsque les besoins des jeunes sont les plus importants. Lisez le rapport annuel d’Awel, l’ancien téléphone pour les enfants en Flandre: ils reçoivent souvent des appels entre 21h et 22h. Et tous ceux qui travaillent dans les pensionnats et les institutions pour jeunes le confirmeront : les moments de crise surviennent souvent le vendredi soir, le week-end et les jours fériés, alors que la plupart des services sont fermés.
Le nombre de jeunes atteints de troubles psychiques augmente-t-il?
Adriaenssens: C’est une question difficile. La recherche scientifique sur les jeunes atteints de troubles graves du comportement nous apprend qu’il n’y a pas d’augmentation. En même temps, les enseignants se plaignent plus souvent de jeunes de 14 et 15 ans « difficiles ». Il s’agit de jeunes qui ont des problèmes de comportement. Ils vivent dans un environnement qui les bombarde de possibilités et d’attentes, d’un mélange de prévenances et de stress, et trop peu de gens leur disent clairement où est la limite. Il n’y a plus le grand respect pour » l’adulte » ou pour l’enseignant qui contrôlait toute une classe d’un claquement de doigts. Encore une fois : regardez les élèves qui manifestent et qui ont une relation très différente de celle qu’avaient autrefois les élèves avec leurs enseignants. Ils n’ont pas peur de sécher les cours. Et parfois, je pense que les adultes en particulier – parents, enseignants – ont du mal à s’y faire. Ils ne savent pas comment réagir. Ils n’ont plus besoin de pouvoir, mais d’autorité.
Vanobbergen: Dans une enquête menée par le Conseil flamand de la jeunesse, plus de 30% des jeunes indiquent ne pas se sentir bien dans leur peau. C’est inquiétant. Pourtant, il ne faut pas penser directement à un problème de santé mentale. Je vois beaucoup de jeunes coincés dans des questions existentielles, liées au sens de la vie, à leur famille, à l’école, etc. Je me garde de dire que les centres de santé mentale n’ont qu’à résoudre tout cela.
Éduquer un enfant est-il plus difficile qu’avant?
Adriaenssens: Je ne suis pas d’accord avec ce romantisme fade qui dit que c’était mieux avant. Par contre, l’éducation était plus reconnaissable. On appliquait à peu près les mêmes principes que ceux avec lesquels on avait été élevé. Ce que nous avons oublié c’est que dans l’enseignement secondaire, par exemple, on commençait avec cinq, six classes et qu’en fin du parcours, il en restait deux ou trois. Personne ne se demandait alors : où étaient tous les autres jeunes ? Aujourd’hui, nous voulons atteindre la ligne d’arrivée avec autant de jeunes que possible.
Récemment, j’ai lu un article sur une expérience dans une école d’Anvers. Là, pendant une journée, ils ont enseigné comme il y a cinquante ans : de manière stricte et répressive. Tous les élèves devaient se lever quand le maître entrait. En fin de compte, les élèves et les enseignants ont admis que ce n’était certainement pas mieux dans le passé, qu’ils préféraient communiquer entre eux. Super.
Vanobbergen: De nos jours, les parents font face à la concurrence d’un grand nombre de nouveaux « éducateurs », comme YouTube. Ils laissent tous leur marque sur la vie des jeunes. En tant que père ou mère, il faut être plus fort pour signifier quelque chose dans cette multitude.
« Nous devons empêcher certaines personnes, au moins temporairement, d’avoir des enfants « , déclarait John Crombez, président du sp.a, plus tôt cette année. Il faisait notamment référence à des personnes souffrant d’une grave dépendance aux drogues. Croyez-vous en cette solution ?
Adriaenssens: Non.
Et que pensez-vous de l’idée de retirer des enfants de leur famille dans des cas extrêmes ?
Vanobbergen: Nous devons éviter de monter les enfants contre leurs parents. Fin de l’année dernière, on a publié un beau livre: Voor altijd mijn kind (Mon enfant pour toujours) (de Nancy Leysen, NDLR). Il rassemble une quinzaine de témoignages de parents dont les enfants sont placés en famille d’accueil depuis longtemps. Ces histoires illustrent à quel point il est difficile pour ces personnes d’être reconnues dans leur rôle de parent.
En même temps, nous voyons régulièrement des situations où des enfants ont dû attendre beaucoup trop longtemps avant de bénéficier d’une aide parce que leurs parents ne voulaient pas coopérer.
Adriaenssens: Nous sommes souvent confrontés à des enfants dont les parents ont de graves problèmes psychiatriques, sont dépendants de l’alcool et/ou des drogues, sont impliqués dans des violences physiques, etc. Ces personnes refusent souvent toute forme d’aide. Dans ces situations, on pourrait dire : obligez les parents à se faire soigner au lieu de retirer un enfant d’une famille. Parce qu’il y a rarement une bonne raison à cela.
Vanobbergen : En effet. Je constate que beaucoup de jeunes, après avoir été placés pendant quelques années, retournent frustrés dans leurs familles. Ils se sentent souvent doublement punis : « Nous avons vécu cette crise chez nous. Nous avons dû partir, et nos parents n’ont rien dû faire. »
Adriaenssens : Je crois aussi aux expériences où toute une famille est accueillie obligatoirement en institution résidentielle. Ce système existe déjà aux Pays-Bas. Les parents y sont formés en permanence à leur rôle de parent. Je préfère cette piste à la stérilisation.
Pour terminer sur une note positive : jeudi après jeudi, les brosseurs continuent d’impressionner avec leurs démonstrations climatiques. Les jeunes prennent-ils la relève de leurs parents ?
Adriaenssens: Vous souvenez-vous de l’étude, peu avant les élections d’octobre dernier, qui montrait que près de la moitié des jeunes adultes ne voteraient pas si ce n’était pas obligatoire ? Si vous regardez ce qui se passe maintenant, vous ne pouvez que conclure : les jeunes veulent bel et bien participer.
Vanobbergen: C’est également ce qui ressort de la discussion sur le droit de vote à partir de l’âge de 16 ans. Beaucoup d’adultes ne pensent pas que c’est nécessaire, parce que » les jeunes ne veulent de toute façon pas s’impliquer « . Cet argument n’est pas valable. Maintenant, le droit de vote seul ne suffira pas. La pleine participation, c’est de cela qu’il s’agit.
Eh oui, bien sûr, tous ces jeunes ne sont pas des saints. Bien sûr, ils feront toujours des citytrips avec Ryanair. Mais vous ne pouvez pas leur en vouloir pour ça. Ce ne sont pas nécessairement les saints qui apportent les changements.
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