Malgré les promesses, le personnel soignant n’a encore rien reçu: « On ne nous aura pas deux fois »
Au pire de la crise sanitaire, le gouvernement lui a promis monts et merveilles. Pourtant, le personnel soignant n’a encore rien reçu. Et se décourage face à une deuxième vague.
Infirmières, médecins, aide-soignants… Durant les semaines critiques de la pandémie, on les a applaudis chaque soir. Un remerciement bruyant auquel les politiques ont réagi par des engagements envers le personnel soignant : prime Covid, revalorisation salariale, meilleures conditions de travail, défiscalisation des heures supplémentaires prestées d’avril à juin, etc. Mais, jusqu’ici, ceux qui se sont épuisés au chevet des malades de la Covid sont comme soeur Anne : ils ne voient rien venir… » Le pire, témoigne une infirmière urgentiste, c’est que, vu les annonces faites par les responsables politiques, la plupart des gens sont persuadés que nous avons reçu une prime de 1 450 euros et que nos heures sup’ ont été défiscalisées, bref qu’il n’y a plus de raison de se plaindre. »
L’enveloppe de 1,2 milliard et la norme de croissance sont deux choses différentes.
Les heures sup’
Effet d’annonce ? Faisons le point. Pour les heures sup’, un arrêté de pouvoirs spéciaux a bien été adopté et publié cet été. Il prévoit que, pour les secteurs critiques, les heures supplémentaires prestées entre le 1er avril et le 30 juin seront bien défiscalisées, à hauteur de 120 heures maximum. Mais, sur le terrain, ce n’est pas si évident. Quels soignants sont concernés ? Comment calcule-t-on ces heures supplémentaires avec des horaires variés ? Nous avons contacté plusieurs établissements privés et publics qui ont fait face à une charge de travail importante durant la crise : Saint-Luc, Saint-Pierre, Erasme et l’hôpital d’Etterbeek-Ixelles à Bruxelles, Ambroise Paré à Mons, le CHU de Charleroi et le CHR de Liège.
Dans bon nombre d’entre eux, on s’est arrangé pour qu’il n’y ait pas d’heures supplémentaires prestées, afin d’éviter d’alourdir des dépenses déjà impactées par la Covid en achat de matériel (masques, respirateurs…). Le CHU de Charleroi a fonctionné avec le système de cohorte, comme en Italie : des équipes de 12 heures, 7 jours d’affilée puis 7 jours de récup. Idem à l’hôpital Ambroise Paré : » Tout le monde est passé à un horaire de 12 heures avec autant de jours de récup que de jours de travail « , explique sa porte-parole. Au CHR de Liège, on a aussi privilégié les jours de récup : » La crise Covid est très compliquée sur le plan financier et il fallait surtout que le personnel se repose « , nous dit Antoine Gosselin, responsable communication. A Ixelles, pas d’heures sup’ non plus : les équipes ont été renforcées grâce à des aides venant d’autres services non opérationnels durant la Covid.
Les autres hôpitaux n’ont pas été en mesure de nous répondre officiellement, bien qu’on sache que des heures supplémentaires y ont été prestées d’avril à juin. A Saint-Pierre, la porte- parole nous a signifié qu’on ne communiquait pas sur ce sujet compliqué. Des infirmiers des soins intensifs et des urgences de cet hôpital public nous ont cependant expliqué que, pour éviter de payer des heures sup’, les temps partiels étaient passés en temps plein et que les temps plein ayant multiplié les heures supplémentaires étaient mis en récupération » plic ploc « , dès qu’il y avait une personne de trop dans le service. Résultat : la défiscalisation de » l’effort de guerre » fourni par les infirmiers et infirmières semble être un cadeau en toc.
Prime oubliée, mais…
Quant à la prime Covid de 1 450 euros, évoquée en avril, elle est tombée aux oubliettes. De toute façon, les syndicats n’en voulaient pas. « Nous craignions que ce bonus « sucette » dispense, à bon compte, les autorités de prendre des mesures « structurelles », commente Yves Hellendorff, secrétaire national de la CNE. Ils ont sans doute eu raison, car un paquet de trois enveloppes totalisant 1,2 milliard d’euros devrait permettre d’alléger le travail des soignants. Tout d’abord, le fonds blouses blanches de 402 millions d’euros, adopté par la Chambre en juin dernier, sera essentiellement affecté au renforcement de l’emploi dans les hôpitaux. Ensuite, début juillet, un accord a été négocié au fédéral, avec les partenaires sociaux, pour consacrer 600 millions à la revalorisation des salaires et à l’amélioration des conditions de travail dans le secteur de la santé et 200 millions dans celui de la santé mentale. « Le matériel de protection, comme les masques, fait aussi partie de l’accord, complète Jan Piet Bauwens, du Setca. Un stock stratégique revu à la hausse et chiffré est prévu. C’est inédit. »
Tout cela semble acquis. Mais rien n’est simple au pays du gouvernement en affaires courantes. Le futur exécutif respectera-t-il l’accord de juillet ? Surtout, » les dépenses programmées de 1,2 milliard ne risquent-elles pas d’être financées en tout ou en partie par les moyens dégagés par la norme de croissance du budget santé ? « , s’interroge l’économiste Philippe Defeyt. C’est encore flou, mais cela ressemblerait, en effet, à une tromperie. Car la norme de croissance des dépenses de santé que le Bureau du plan a fixée à 2,5 % – elle est aujourd’hui de 1,5 % -, est liée aux facteurs sociodémographiques (population, vieillissement) et à l’amélioration des traitements, des technologies médicales, etc. Rien à voir avec les conditions de travail ou le salaire.
Un chèque consommation
En ces temps de négociations gouvernementales délicates, difficile de trouver un parlementaire pour évoquer les promesses avancées et le risque de noyer l’enveloppe destinée à revaloriser la profession dans la » norme de croissance » devant être revue à la hausse. Sous couvert de l’anonymat, une élue d’un parti » qui en est » nous confie tout de même que ce serait très injuste, qu’il ne faudrait pas, par ailleurs, réduire la hausse prévue de la norme de croissance à cause de l’enveloppe : » Ce sont deux choses bien différentes « . En attendant, les femmes et les hommes applaudis à 20 heures pendant des semaines n’ont rien reçu. Juste, pour certains, un chèque consommation de 300 euros. Pas de quoi fouetter un virus !
A l’heure où les hospitalisations repartent à la hausse, le sentiment de frustration est grand chez les soignants. » On nous a eu une fois, pas deux, confie un médecin du CHR de Liège. On ne va plus s’épuiser pour rien, pour des promesses en l’air. » L’état d’esprit est le même chez de nombreux infirmiers, d’autant que l’accalmie du coronavirus a été trop courte. Au CHU Saint-Pierre, depuis un mois, un quart de l’équipe des urgences, en moyenne, est en arrêt maladie. Et les hôpitaux du réseau Iris Sud seront en grève en novembre.
Norme de croissance, quelle norme ?
Les dépenses de santé augmentent chaque année. En 2020, elles sont estimées, par l’INAMI, à 27,7 milliards d’euros, soit environ 10 % du PIB. Ce montant ne tient pas compte du refinancement structurel (revalorisation, emploi) de 1,2 milliard évoqué plus haut ni de l’impact budgétaire du covid. Cela permet de comparer avec les années précédentes où ce budget s’établissait à 26,5 milliards (2019), 23,1 milliards (2015) ou encore 21,5 milliards (2012). Cette augmentation des dépenses est, pour beaucoup, liée à l’indice des prix, aux facteurs socio-démographiques (taille de la population et effet du vieillissement) mais aussi techniques (nouvelles technologies médicales, amélioration des traitements).
D’où l’importance de définir une « norme » de croissance budgétaire pour ces dépenses, laquelle n’a cessé de diminuer ces dernières années : elle était de 4,5 %, puis 2 % sous Verhofstadt, de 2 à 3 % sous Di Rupo et de 1,5 % sous Michel. Pourtant le Bureau du Plan conseillait de fixer cette fameuse norme à 2,5 % pour la période 2017-2022. Le prochain gouvernement devrait donc revoir la norme à la hausse, indépendamment du 1,2 milliard négocié cet été avec les syndicats du personnel soignant.
Pour Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour un développement durable, cette norme, pour être plus juste, devrait être calculée en distinguant les facteurs socio-démographiques (dont on ne tient pas assez compte) des autres critères. Or, si rien ne change dans nos comportements dans les années à venir, il faudrait une norme de croissance annuelle de 1%, jusqu’en 2030, rien que pour absorber l’augmentation des dépenses liées à la croissance de la population, à l’impact du vieillissement, etc. Difficile dès lors de tabler sur une norme moins élevée que celle préconisée par le Bureau du plan et/ou de financer l’enveloppe de 1,2 milliard via les moyens dégagés par cette norme. En avril dernier déjà, l’économiste a envoyé un mail à plusieurs parlementaires de différents partis pour leur faire part de son analyse. Il n’a pas reçu de réponse jusqu’ici.
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