Le tramadol fait partie des cinq opioïdes dont l’usage a considérablement augmenté en Belgique au cours des dix dernières années. © belgaimage

L’inquiétant succès du tramadol: « Je ressentais un apaisement, un flottement »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Codéine, tramadol, oxycodone… sont tous des opioïdes hautement addictifs. Les prescriptions de ces antidouleurs ne cessent pourtant d’augmenter en Belgique.

Pour ce quadragénaire, la rencontre avec les médicaments opiacés eut lieu il y a cinq ans, après une rupture du tendon d’Achille. Il sort de l’hôpital avec deux boîtes de tramadol, un dérivé synthétique de l’opium, commercialisé sous plus de vingt noms différents. «J’avais mal, le chirurgien m’a prescrit du Contramal, se souvient Sébastien. Tout de suite, j’ai accroché. La douleur était nettement diminuée mais je ressentais aussi un apaisement, un flottement.» Après une semaine, il décide d’arrêter et les boîtes sont restées en excès dans sa pharmacie, favorisant l’automédication. «Si j’avais mal quelque part, ça me faisait du bien. J’en ai pris de façon épisodique, jusqu’à ce que toutes les boîtes soient vides.» Lui qui n’a jamais pris la moindre drogue affirme que «s’il n’avait pas eu une vie équilibrée, une compagne, des enfants, un boulot grisant», il aurait pu «devenir addict, comme dans l’histoire américaine».

Le tramadol a ceci de particulier qu’il agit à la fois comme un opioïde et un antidépresseur.

L’«histoire américaine», comme l’appelle Sébastien, c’est cette crise des opioïdes qui ravage les Etats-Unis depuis maintenant quinze ans. Avec des chiffres chaque année plus effrayants. En 2023, 120 000 personnes sont mortes d’overdose, dont les deux tiers décimées par des opioïdes (presque essentiellement de palier 3, lire l’encadré), prescrits par des médecins ou acquis sur le marché parallèle.

Trois paliers

L’Organisation mondiale de la santé classe les antalgiques par paliers. A l’origine, ces paliers ne concernaient que les patients atteints d’un cancer, ils ont été extrapolés aux autres pathologies.

Palier 1: en vente libre, pour les douleurs légères à modérées. Il s’agit de non-opiacés, comme le paracétamol et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (Dafalgan, Ibuprofène, Neurofen…).

Palier 2: délivrés sur ordonnance, pour les douleurs modérées à intenses. Ce sont des opiacés faibles, dérivés «allégés» de l’opium et de la morphine, comme la codéine (Codoliprane) ou le tramadol (Contramal, Ixprim, Zaldiar… Ces deux derniers associent paracetamol et tramadol).

Palier 3: sur ordonnance, pour les douleurs très intenses, voire rebelles. On parle ici d’opiacés forts, la morphine et ses dérivés (Skenan, Fentanyl, OxyContin…).

Si les chiffres de consommation belges n’atteignent pas ceux des Etats-Unis, en raison d’un accès contrôlé à ces médicaments et d’une interdiction de la publicité médicale, ils sont toutefois en forte hausse. L’Inami, alerté entre autres par l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS), pointe cinq opioïdes dont l’usage a considérablement augmenté au cours des dix dernières années: le tramadol, l’oxycodone, la tilidine (interdite en Belgique depuis trois ans), les patchs de fentanyl et le piritramide constituent à eux seuls 80% de la consommation d’opioïdes. C’est ainsi que de 638 939 patients consommateurs d’opioïdes en 2006, on est passé à 1 186 943 en 2016, soit 10% de la population. Des chiffres confirmés par Eurotox, l’observatoire socio- épidémique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles, qui s’appuie sur les données de Pharmanet, plateforme dénombrant les médicaments délivrés en pharmacie (hors codéine): 573 104 patients en 2005 à 1 100 519 en 2021, soit presque un doublement en quinze ans.

Tout en haut de la liste des coupables, le tramadol, l’antalgique le plus prescrit en Belgique (703 502 patients ont reçu une prescription en 2021), soulève le plus d’inquiétude. Il n’est pas le plus puissant mais le risque de dépendance existe, à l’instar de tous les opioïdes, même si elle est plus lente à s’installer. Le tramadol a ceci de particulier qu’il agit à la fois comme un opioïde et un antidépresseur. La molécule opère sur les mêmes récepteurs que la morphine, appelés «les récepteurs opiacés». Il existe donc un risque réel de dépendance et de surdose. Et, contrairement à la codéine et à la morphine, elle possède une deuxième fonction: agir également sur les systèmes de la sérotonine et de la noradrénaline, impliqués dans la gestion des humeurs. L’antidouleur a donc un effet anxiolytique, et augmente ici aussi le risque d’addiction. Ainsi, certains patients continuent d’en consommer pour soulager leur stress et leur anxiété, alors que leur douleur a disparu.

Très efficace, le tramadol est aussi l’antalgique opiacé avec le plus d’effets indésirables. Souvent anodins – constipation, nausée, vertige – mais parfois plus graves, comme des troubles du sommeil et un risque élevé d’accidents et de fractures. Lorsqu’il est pris de manière prolongée, une dépendance physique peut s’installer et contribuer à accroître une hyperalgésie, c’est-à-dire une augmentation de la sensibilité à la douleur induite par la prise d’opioïdes. Après avoir développé une tolérance (le corps s’habitue), le patient est contraint d’augmenter les doses pour ressentir les mêmes effets, favorisant ainsi l’accoutumance.

Il s’expose alors à un surdosage, avec un risque de décès par dépression respiratoire. Peu de chiffres sont disponibles en Belgique sur les overdoses par opioïdes. La dernière enquête, menée par de l’institut de santé publique Sciensano, en 2014, comptabilisait 140 overdoses dont une septantaine seraient dues aux opioïdes. Mais ce ne serait là que de la partie émergée de l’iceberg, puisqu’il n’existe aucun registre spécifique. Les chiffres sont donc sous-estimés à cause de la sous-déclaration. Nombre de cas d’overdose sont classés morts naturelles, parce qu’ils ne sont pas toujours bien identifiés par les médecins ou tout simplement non déclarés.

Culture de la prescription

Plus que les chiffres bruts, ce sont les tendances qui préoccupent les experts. «Il existe clairement une surprescription d’opioïdes dans ces chiffres, essentiellement de tramadol, mais l’ampleur du problème est sans comparaison avec les Etats-Unis, où les opiacés forts de classe 3 sont à l’origine de la crise, tempère Bart Morlion, anesthésiste, directeur du Centre de la douleur à l’hôpital universitaire de Louvain et professeur à la KU Leuven. Ces molécules peuvent soulager certaines douleurs sévères, provoquées par des maladies comme le cancer, ainsi que les douleurs aiguës, par exemple après une fracture ou en contexte postopératoire et en soins palliatifs. Elles sont donc très utiles.»

Plusieurs facteurs expliquent cette croissance importante: le vieillissement de la population, la prévalence des maladies chroniques et l’augmentation des cancers. «Le taux de survie après un cancer s’améliore globalement. Or, des études, menées notamment dans notre centre, montrent qu’après une guérison, près de la moitié des patients souffrent de douleurs chroniques. Ils se retrouvent donc dans un mécanisme de douleurs non cancéreuses», poursuit Bart Morlion.

Mais ce n’est pas tout. Depuis quinze ans, la prescription des opioïdes ne se limite plus aux patients atteints d’un cancer ; les médicaments dérivés de la morphine ont tendance à se généraliser pour soigner d’autres pathologies non cancéreuses comme des maux de dos, de tête, des douleurs articulaires ou des fibromyalgies, par exemple. C’est cette généralisation qui demeure problématique. D’autant qu’à l’heure actuelle, les preuves scientifiques concernant leur valeur ajoutée sur le contrôle de la douleur chronique et sur la fonction physique, en cas de traitement de longue durée (plus de trois mois), sont limitées. Au contraire, de plus en plus de données scientifiques montrent une perte de leur effet antalgique à long terme en raison d’une tolérance. «A leur sortie d’hôpital, les patients reçoivent une prescription de tramadol, puis renouvelée par les médecins généralistes, parfois sous la pression de patients dépendants. Personne ne fait l’évaluation, ne réévalue la douleur», déplore Bart Morlion, qui reçoit régulièrement des patients sous opioïdes depuis des années, dont «la majorité n’en ont pas besoin».

Face à cette augmentation, les autorités sanitaires répondent tant bien que mal. Depuis deux ans, l’Inami a développé un plan d’action. Campagnes, conférences et diffusion de bonnes pratiques à destination des médecins généralistes, premiers prescripteurs d’opioïdes. Les spécialistes de la douleur et les addictologues travaillent ensemble pour remédier à ces dérives et aider les généralistes dans le sevrage de leurs patients. D’autres avancent d’autres pistes pour limiter les risques de dépendance et de surdosage. Ainsi, en janvier 2019, le Service d’évaluation et de contrôle médicaux (SECM), organe opérationnel de l’Inami, a proposé de classer le tramadol parmi les stupéfiants et les psychotropes, afin qu’il soit réglementé par une législation spécifique et plus contraignante. Autre recommandation mise en avant, notamment par les mutualités: restreindre, sur le marché, les grands conditionnements d’opioïdes.

Surveiller les dérapages tout en soulageant la douleur. Ne pas diaboliser, donc, des produits que la Belgique a longtemps rejetés, laissant souffrir des patients atteints d’un cancer, de douleurs postopératoires. «Les pays de culture protestante, les pays du Nord ont une approche beaucoup plus pragmatique de la souffrance. En Méditerranée, en Espagne et en Italie, on recourt beaucoup moins aux opioïdes, souligne Bart Morlion. En Belgique, l’usage des opioïdes est plus important dans le sud que dans le nord, même s’il augmente en Flandre. Il existe sans doute une différence de la culture de l’ordonnance. Je constate, chez mes patients francophones, que la qualité d’un médecin repose sur la quantité de prescriptions.»

Lui et d’autres experts notent, en tout cas, une évolution positive dans la prise en charge des patients sous opioïdes et, chaque année, une baisse, certes faible, de la consommation. Ils mettent en garde, cependant, sur un report vers les anti- dépresseurs et les somnifères, ces médicaments à base de benzodiazépine exposent les patients à des risques d’addiction. Une autre «crise sanitaire» ; si, en 2021, 10% de la population a reçu une prescription d’opioïdes, en 2022, un Belge sur quatre a consommé des psychotropes.

40%

L’augmentation de la consommation de tramadol depuis 2010.

– de 50 ans

Selon l’Inami, 20% des patients qui ont un usage élevé et chronique d’opioïdes sont âgés de moins de 50 ans.

3e

La place occupée par la Belgique, derrière l’Allemagne et l’Autriche, dans le classement des pays européens dont la consommation journalière d’opioïdes par million d’habitants est la plus élevée, selon l’OMS.

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