L’ibuprofène, une molécule loin d’être sans danger
Complications pulmonaires, infections sévères, troubles digestifs… Les effets indésirables de cet anti-inflammatoire accessible sans ordonnance imposent la prudence.
Qui n’a pas d’ibuprofène dans sa pharmacie? Figurant parmi les AINS (anti- inflammatoires non stéroïdiens), c’est l’un des médicaments les plus utilisés en automédication comme antalgique (contre la douleur) ou comme antipyrétique (contre la fièvre). Un geste potentiellement dangereux dans certains cas. En 2016, déjà, l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) alertait sur les risques de ce produit. Comme ses homologues européens, elle retapait sur le clou, en 2020, puis, à nouveau, en 2023, en appelant à la prudence: «Le prendre à la plus faible dose efficace pendant la durée la plus courte, c’est-à-dire pas plus de trois jours en cas de fièvre et de cinq jours en cas de douleur.» En effet, cette molécule, «très utile à des pathologies adaptées», est loin d’être sans danger. La liste des effets secondaires n’a d’ailleurs cessé de s’allonger ces dernières années.
Pris durant une courte période, en cas d’infection (rhino-pharyngite, angine, otite…), l’ibuprofène réduit l’action du système immunitaire et risque alors d’aggraver l’état du malade. Comment un médicament qui soulage la douleur d’un côté peut-il exacerber une infection de l’autre? Puisque cet anti-inflammatoire masque les symptômes et leur évolution, en faisant diminuer la fièvre, il conduit à reporter la prise en charge de l’infection qui, elle, continue de se développer. Les chercheurs pensent d’ailleurs que la substance retarde l’arrivée des cellules du système immunitaire au niveau des sites infectés.
Inflammation bloquée
Ce phénomène est intrinsèquement lié à son mode d’action. Contrairement au paracétamol, l’ibuprofène est un anti-inflammatoire non stéroïdien. Ce qui signifie qu’il agit en bloquant l’inflammation. Cette réaction du système immunitaire indispensable pour combattre virus, bactéries ou champignons peut provoquer des douleurs. Par exemple, le mal dû à un abcès dentaire sera bien atténué par l’ibuprofène, mais, dans le même temps, les micro-organismes pathogènes auront tout le loisir de se multiplier, en l’absence de réaction inflammatoire.
Ce n’est pas la seule explication. Certains AINS auraient une action directe sur les germes à l’origine de l’infection. Ainsi des études menées chez l’animal ont montré que l’ibuprofène favorisait la croissance de certaines bactéries, même en présence d’antibiotiques. L’antalgique, selon les chercheurs, modifierait une protéine, la vimentine, qui intervient dans la prolifération de ces bactéries. Un phénomène qui serait spécifique aux infections à streptocoques et à pneumocoques.
L’anti-inflammatoire expose également à des troubles digestifs. Ici encore, ils sont le résultat de son mécanisme de lutte contre la douleur. L’ibuprofène agit en inhibant une enzyme appelée cyclooxygénase (COX) impliquée dans certains rhumatismes, mais cette enzyme est aussi garante de l’intégrité de la muqueuse de l’estomac. Cela devient alors un cercle vicieux: en augmentant l’acidité, il favorise les maux de ventre, allant du simple inconfort jusqu’à l’ulcère. Enfin, pris pendant de longues périodes, les anti-inflammatoires augmentent également les risques d’insuffisance rénale.
La fin du libre accès?
De tout cela, concluent les agences des médicaments européennes, le paracétamol est à privilégier en première intention, car la liste des effets indésirables des AINS ne s’arrête pas là. Assez rapidement, l’ibuprofène a été soupçonné d’accroître, certes légèrement, le risque de problèmes cardiovasculaires, comme l’infarctus et l’accident vasculaire cérébral, à des doses élevées (au moins 2 400 mg, soit la dose maximale autorisée, double de la dose habituellement utilisée).
Pour limiter les risques, l’Agence française de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a mis fin au libre accès en pharmacie de ces familles de médicaments. Depuis janvier 2020, ce sont les pharmaciens, au comptoir, qui délivrent ces produits aux personnes souhaitant les acheter sans ordonnance, l’objectif étant de débanaliser leur utilisation. Le paracétamol et l’aspirine ont subi le même sort.
En Belgique, des experts, à l’instar de Jean-Michel Dogné, directeur du département de pharmacie à l’UNamur et membre de l’Agence européenne des médicaments (EMA), demandent que la même mesure soit appliquée dans notre pays, estimant que les risques, lors d’une utilisation inadéquate, demeurent sous-estimés, particulièrement parmi le grand public. En vain.
La molécule en chiffres
Niveau 1
L’ibuprofène est vendu en pharmacie sous ce nom ainsi que sous ceux de Nurofen, Spidifen, Brufen… Délivré sans prescription pour les doses en dessous de 400 mg, il se classe parmi les antalgiques de niveau 1 et est destiné aux douleurs légères à modérées.
Troisième «coupable»
Dans de nombreux pays, le paracétamol ou l’ibuprofène dominent la liste des agents impliqués dans les intoxications (involontaires ou volontaires). Une étude menée au Royaume-Uni, en 2018, a confirmé que les analgésiques en vente libre étaient la première cause des intoxications potentiellement mortelles chez les jeunes de 10 à 24 ans. En premier lieu, le paracétamol (40%), connu pour sa toxicité hépatique, devant l’alcool (33%) et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (11,6%).
7% des futures mères absorbent de l’ibuprofène dangereux pour le fœtus et 30% l’ignorent, selon une enquête des Mutualités libres. Déjà «formellement contre-indiqué» à partir du sixième mois de la grossesse, car susceptible de causer des atteintes cardiaques et rénales potentiellement fatales chez le fœtus ou le nouveau-né, l’anti-inflammatoire serait également nocif dès le premier trimestre pour le futur appareil génital et reproducteur de l’enfant de sexe masculin. L’ibuprofène ne doit pas être confondu avec la cortisone, également un anti-inflammatoire mais plus puissant. Il est employé dans les traitements de certaines formes de rhumatisme et d’arthrose, des tendinites, des lombalgies, des sciatiques ou encore des règles douloureuses.
Sportifs, pas d’excès!
Hormis les traitements médicaux à long terme, notamment pour soigner l’arthrite, c’est surtout dans le milieu du sport, professionnel ou amateur, que la consommation d’ibuprofène est la plus forte, voire excessive. Dans certaines disciplines, près de la moitié des athlètes en prennent régulièrement, dans l’espoir d’atténuer la douleur ou d’augmenter leurs performances. Mais la molécule pourrait nuire aux testicules. Une recherche franco-danoise réalisée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) auprès d’une trentaine de sportifs âgés de 18 à 35 ans a montré qu’après à peine trois semaines de prise d’ibuprofène (1 200 mg), les sujets présentaient un déficit de testostérone – hormone doublement importante pour la production de spermatozoïdes et pour la bonne santé des muscles, des os et de l’équilibre mental. Pour compenser, l’hypophyse «pompe». Trop. Soumise à ce surrégime, elle risque fort de provoquer le burnout, entraînant un effondrement du niveau de testostérone et des problèmes musculaires, osseux (comme de l’ostéoporose), voire psychologiques (perte de libido, déprime…). Cependant, selon les chercheurs eux-mêmes, de nombreuses inconnues demeurent: les résultats seraient-ils identiques si la quantité était réduite? Quels sont les effets chez les sportifs qui prennent de faibles doses mais durant de longues années? Quelles sont les conditions de réversibilité? L’Inserm mène actuellement une étude similaire sur les femmes.
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