Carte blanche
Le système de santé le plus efficace face au coronavirus est celui qui fait de la prévention la priorité
La prévention doit être un aspect central de notre réponse sanitaire à la pandémie de coronavirus, tant pour enrayer la propagation du virus, que pour faire face aux conséquences sociales de la crise. Si de nombreux pays ne sont pas à la hauteur, c’est principalement la conséquence de l’organisation des soins de santé. Cela démontre l’importance d’un système de soins de santé public fort.
« Vous êtes quand même des hommes et femmes à tout faire hein, vous autres. » C’est la réaction d’une patiente de 88 ans, lorsqu’elle a reçu un coup de téléphone d’un de nos collaborateurs ou bénévoles de Médecine pour le Peuple (MPLP) à la mi-mars. Au début de l’épidémie de coronavirus dans notre pays, les 11 maisons médicales de MPLP ont décidé ensemble d’accorder une attention particulière aux patients âgés. Ces derniers seraient en effet les plus vulnérables dans cette crise. 3 367 patients ont donc été sélectionnés sur base des données de leur dossier médical, dans le but qu’ils soient tous appelés de manière proactive. Il a fallu pas mal d’énergie pour mettre ce travail en place, justement dans la période où toutes les maisons médicales ont dû complètement se réorganiser, face à la vague soudaine de coronavirus. Mais cela en valait la peine, car, en plus de beaucoup de gratitude, nous avons reçu beaucoup d’informations sur les besoins de ce groupe vulnérable.
Beaucoup étaient anxieux, et parfois légèrement paniqués, d’autres n’étaient pas encore pleinement conscients du danger et des précautions recommandées. De nombreuses personnes âgées vivant seules étaient confrontées à des problèmes pratiques qu’elles ne pouvaient résoudre. Tout cela a été cartographié et suivi par un groupe de téléphonistes. Les questions médicales ont été transmises aux médecins pour qu’ils y répondent, et les questions sociales au coordinateur des bénévoles, pour trouver des solutions. Depuis lors, quelques dizaines de patients reçoivent depuis plusieurs semaines l’aide de bénévoles du quartier pour faire leurs courses, par exemple.
Une patiente a écrit une petite lettre de remerciement à notre équipe après un de ces appels téléphoniques : « Votre intérêt pour la solitude des personnes âgées vivant seules m’a vraiment touchée. Des bons soins de santé sont plus que jamais essentiels aujourd’hui. » Cette crise du coronavirus fait prendre conscience à beaucoup de gens à quel point la façon de travailler est importante si on veut être prêt en cas de menaces sanitaires à grande échelle. Des projets tels que celui d’appeler les personnes âgées montrent à quel point ces initiatives de prévention proactive sont cruciales pour combattre une épidémie. D’une part, vous pouvez atteindre des personnes encore insuffisamment informées, ce qui vous permet d’accroître le suivi des recommandations. D’autre part, vous pouvez également détecter des besoins supplémentaires, qui peuvent ensuite être pris en charge, car la santé ne se limite pas à l’absence de virus, même en pleine crise du coronavirus. Il y a aussi le bien-être mental, l’autonomie… Malheureusement, de telles initiatives sont trop rares dans notre pays.
L’approche préventive des autorités est insuffisante
En téléphonant à des patients âgés, nous avons vite compris qu’il fallait s’inquiéter de la situation dans les maisons de repos. Nous avions partout les mêmes retours : il n’y avait pas suffisamment de matériel de protection, les directives n’étaient pas claires, et les directions n’avaient pas de plan d’action. Le mardi 7 avril, une équipe de MPLP est allée dépister une première maison de repos à Zelzate (Flandre-Orientale). Le mercredi, 85 autres maisons de repos ont enfin reçu de la part des autorités les kits de dépistage tant attendus. Mais que s’est-il passé ? Deux jours plus tard, en raison d’un manque de personnel formé et de manuels incorrects, il s’est avéré que certaines personnes avaient été testées de la mauvaise manière. Une erreur qui fait mal. La virologue Erika Vlieghe, membre du groupe d’experts du coronavirus, a déclaré le lendemain matin sur Radio 1 (VRT) que les experts avaient déjà plaidé il y a deux mois pour la création d’équipes mobiles de dépistage qui se rendraient dans les maisons de repos. On ne les avait pas écoutés. Maintenant que les autorités doivent rectifier cela dans la précipitation, elles doivent même faire appel à l’armée et à Médecins Sans Frontières pour faire le travail. Si quelqu’un avait dit qu’une telle situation se produirait il y a trois mois, il aurait été pris pour un fou. Entre le début du confinement des maisons de repos, le 11 mars, et les premiers rapports témoignant d’une certaine inquiétude au début du mois d’avril, près de trois semaines se sont écoulées. Trois semaines pendant lesquelles les autorités n’ont pas réussi à limiter la propagation du virus parmi notre population la plus vulnérable. Presque toute l’attention s’est portée sur la préparation des hôpitaux. La dure leçon à tirer aujourd’hui est qu’on a priorisé l’aspect curatif par rapport à l’aspect préventif pour combattre l’épidémie.
Bien sûr, il y a les mesures de confinement. Il s’agit de la plus grande intervention préventive que nos autorités aient jamais réalisée. Mais, même sur ce plan, la plupart des pays occidentaux ne sont pas à la hauteur. On ne peut endiguer l’épidémie si on va aussi rechercher de manière pro-active le virus. En février déjà, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) écrivait : « Il est fondamental de faire preuve d’une vigilance extrêmement proactive pour détecter les cas le plus rapidement possible, de diagnostiquer très rapidement et d’isoler immédiatement les patients, ainsi que de rechercher rigoureusement les contacts proches. » (1) À Wuhan, au summum de l’épidémie, 1 800 équipes épidémiologiques totalisant 9000 personnes travaillaient à localiser ainsi des milliers de personnes chaque jour. C’est l’une des clés qui a permis au gouvernement chinois d’endiguer l’épidémie. Mais cette expérience n’est pas appliquée ici, dans notre pays.
Les médias évoquent le manque de matériel de dépistage, mais cela n’est pas nécessaire pour d’ores et déjà tracer et assurer le suivi des contacts. Le gouvernement a annoncé tardivement et timidement à démarrer ce suivi dans quelques semaines. On entend déjà que les ministres concernés cherchent surtout à développer une ou plusieurs applications, et pas tant à former suffisamment de personnel. Or, bien qu’une application puisse certainement apporter une aide, les experts avertissent que cela ne peut jamais remplacer le travail humain. (2)
Nous avons pourtant l’expertise nécessaire. Pour la tuberculose, une autre maladie dangereuse et très contagieuse, les équipes de la FARES (Fonds des Affections Respiratoires ) existent depuis 100 ans. Pour chaque nouveau cas, une équipe de prophylaxie cherche à contacter tous les contacts proches du patient. Tous ces contacts sont ensuite suivis et testés si nécessaire. C’est exactement le même principe que recommande l’OMS pour le coronavirus.
Système défaillant dans l’organisation de nos soins de santé
Qu’est-ce qui empêche Maggie De Block, Wouter Beke, Christie Morreale et Alain Maron de travailler avec davantage de personnes sur le terrain ? Des centaines de professionnels de la santé se sont inscrit sur les listes des bénévoles , mais beaucoup d’entre eux témoignent qu’ils n’ont toujours pas été appelés. Des centaines d’étudiants en médecine veulent également aider, mais attendent depuis des semaines des nouvelles concrètes. « Nous sommes prêts à aider. Maintenant », écrivent-ils dans une carte blanche publiée sur le site du Vif. (3) Ils correspondent parfaitement au profil requis pour constituer les équipes mobiles de dépistage dans les maisons de repos ou de suivi des contacts des personnes infectées.
Le fait que toutes ces mains volontaires ne sont pas suffisamment mises à contribution jusqu’à présent est un choix politique. Serait-ce le résultat d’une erreur de jugement politique? Difficile à croire avec autant de virologues et épidémiologues de renom dans notre pays.
La réalité est que notre système de soins de santé n’est pas en mesure de fournir un réponse rapide pour un tel travail de prévention. Les soins de santé dans notre pays sont particulièrement fragmentés. Pour la prévention, et donc pour lutter contre des épidémies à grande échelle, on a besoin d’un maillage de zones de soins reliés aux quartiers et bien connectés entre eux. En plus de cela les aspects curatifs et préventifs de la santé sont des compétences fragmentés et repartie entre nos 9 ministres de la santé des différents niveaux de pouvoirs. Cela traduit la douloureuse absence d’une vision globale de la santé, que nous payons chèrement aujourd’hui.
Trois piliers sont essentiels pour une approche préventive forte et une prise en main ferme des épidémies émergentes.
Tout d’abord, la première ligne doit être au centre du système de soins de santé. Aujourd’hui, en Belgique, elle ne reçoit seulement 5 % du budget total de l’Inami. C’est pourtant à ce niveau-là que se fait la majeure partie du travail pour enrayer l’épidémie. Dans un pays sans première ligne, comme les États-Unis, toute personne présentant des symptômes se rend actuellement directement aux urgences, mais cela se paye en une perte de qualité car pour bien soigner il faut pouvoir assurer le suivi des symptômes, informer sur la maladie, organiser l’encadrement, accorder une attention au bien-être mental… La première ligne travaille en intégrant les aspects curatifs et préventifs en prenant soin du patient dans sa globalité. Cela fonctionne de cette manière à la FARES pour la tuberculose, où la recherche des contacts est réalisée par le même service qui suit le diagnostic et le traitement.
Le système de financement est un deuxième pilier. Appliquer une approche globale est plus difficile si vous êtes rémunéré à la prestation. C’est grâce au système du forfait des maisons médicales que nous avons pu rapidement dégager des ressources dans nos maisons médicales de MPLP pour des projets de prévention, comme les appels proactifs aux personnes âgées. Ce système permet aux soignants d’être plus autonomes, cars ils ne sont pas financièrement dépendants du nombre de prestations qui sont effectuées. Dans des situations comme celle-ci, cela a permis de vite réorganiser le travail, par exemple pour passer aux consultations par téléphone, sans se préoccuper de la rémunération de ces prestations.
Enfin, il est important qu’une structure relie tous les professionnels de la santé. Actuellement, nos soins de santé sont fragmentés. Cela rend la coopération extrêmement difficile. Les maisons de repos ne savent pas vers qui se tourner en cas de problème. Les équipes de traçage des contacts n’ont personne à qui s’adresser pour commencer. Dans un système de santé publique comme celui de la Suède, par exemple, tout est construit à partir d’une structure centrale, de sorte que chacun sait clairement qui est responsable de quelle partie de la population. Chaque quartier a son propre centre de première ligne, où toutes les disciplines travaillent ensemble sous un même toit, et où tous les habitants du quartier peuvent se rendre pour poser toutes leurs questions en matière de santé.
Le coronavirus, point de départ d’un nouveau modèle de soins ?
« Il faut inverser la politique menée ces 40 dernières années. Les pouvoirs publics doivent jouer un rôle plus important dans l’économie. Ils ne doivent plus considérer les services publics et les services d’intérêt général comme des sources de dépenses, mais comme des investissements. » Cette citation est issue d’un article du journal financier Financial Times, du début du mois. (4) Cela vaut pour les systèmes de santé du monde entier. Les principes ci-dessus ne peuvent être appliqués que si un pouvoir public prend l’organisation des soins en main de manière centralisée. En 1978, l’OMS a lancé ce modèle universel de « la Santé pour tous » à Alma-Ata. (5) Il a cependant été immédiatement mis de côté lorsque, peu après, la doctrine néolibérale a commencé à dominer la politique partout. (6,7) Aujourd’hui, la gestion catastrophique de la crise du coronavirus aux États-Unis montre la faillite complète de ce modèle libéral.
Dans le passé, les grandes épidémies ont été des moments de l’histoire où des changements majeurs sont survenus à travers le monde, dans la façon dont nous considérons la santé. Le choléra a donné lieu à la mise en place des égoûts publics, et la grippe espagnole, aux premiers systèmes de soins de santé publics. Cette épidémie aujourd’hui pourrait être un autre moment de basculement de ce genre. Ces dernières semaines, il a été régulièrement question d’offrir une prime aux travailleurs et travailleuses des soins de santé après cette crise. Mais la discussion sur ce secteur ne se limite pas à l’augmentation des moyens. Aucun pays ne dépense plus que les États-Unis pour les soins de santé et, pourtant, le système de ce pays n’a pas de bons résultats.
À court terme, le gouvernement doit mettre en place des équipes socio-épidémiologiques. Ces équipes peuvent aider les maisons de repos et les institutions à endiguer l’épidémie, et commencer à tracer et assurer le suivi des contacts étroits pour chaque nouvelle infection. Il vaut mieux intégrer ces équipes dans les zones de première ligne existantes, de sorte que la connexion avec cette première ligne soit optimale. Le gouvernement vient d’annoncer son intention recruter 2.000 personnes pour cela. C’est un début, mais cela risque d’être too little, too late (trop peu et trop tard). A Wuhan, 9000 personnes au total étaient mobilisées pour 11 millions d’habitants. Or ici nous parlons d’un plan avec 2.000 personnes, et le SPF Santé publique prévient déjà qu’ils ne pourront pas se mettre au travail « avant au moins un mois » (8). Or vu l’ampleur et la longueur du défi il faut prendre des mesures rapides et ambitieuses dès maintenant. On devra engager du personnel mais on peut déjà commencer à chercher ces personnes dans la liste de réserve médicale, parmi les étudiants, dans les maisons médicales et dans les nombreuses structures de prévention et de promotion de la santé sur notre territoire et parmi les bénévoles locaux.
Après la crise, nous pourrions tirer les leçons de cette expérience, et voir dans quelle mesure nous pouvons conserver une partie de ces équipes, pour un travail préventif ultérieur. Un groupe important d’universitaires a déjà mis en garde par le passé quant au fait que le budget consacré à la prévention dans notre pays est bien trop faible. (9)
Cette crise ouvre le débat sur l’organisation de l’ensemble de notre système de soins de santé. Les besoins croissants en matière de soins nécessitent davantage de ressources, qui devraient être affectées en priorité à la première ligne. Réintégrons la prévention et l’assurance maladie dans une seule compétence centrale, et repensons l’organisation de nos soins de santé avec les acteurs existants, dans le cadre d’une vision globale publique, telle que le modèle nordique en Suède. L’augmentation du nombre de maisons médicales sera un facteur clé de ce plan. C’est la seule façon de mieux nous armer face à des épidémies futures.
Sofie Merckx, médecin à Médecine pour le Peuple et députée PTB, et Tim Joye, médecin à Médecine pour le Peuple et spécialiste santé du PTB
(1) WHO. Report of the WHO-China Joint Mission on Coronavirus Disease 2019 (COVID-19) Februari 2020.https://www.who.int/docs/default-source/coronaviruse/who-china-joint-mission-on-covid-19-final-report.pdf
(2) Wouter Arrazola de Oñate. Corona-app of niet, blijf afstand houden. De Standaard. 8 avril 2020. https://www.standaard.be/cnt/dmf20200407_04916210
(4) Virus lays bare the frailty of the social contract. Financial Times. https://www.ft.com/content/7eff769a-74dd-11ea-95fe-fcd274e920ca
(5) Priscilla Wald. The best way to prevent an outbreak like Coronavirus. The Charlotte Observer. 20 février 2020 https://www.charlotteobserver.com/opinion/opn-columns-blogs/article240430856.html
(6) Niklas Olsen & Daniel Zamora. Pandemics Show How the Free Market Fails Us. Jacobin. 26 mars 2020 https://jacobinmag.com/2020/3/coronavirus-covid-19-capitalism-free-market-crisis
(7) Ruud Goossens. Wie durft er nu nog te snijden in de sociale zekerheid? De Standaard. 28 mars 2020 Opinie sociale zekerheid https://www.standaard.be/cnt/dmf20200327_04904940
(8) Het Laaste Nieuws, 22 avril 2020
(9) Wouter Arrazola de Oñate & André Emmanuel. Een gezond land is een welvarend land, ook omgekeerd. De Standaard. 7 octobre 2019. https://www.standaard.be/cnt/dmf20191006_04648748
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