Le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle. Si on ne le voit pas, l'autre perd son identité et devient anonyme, analyse David Le Breton. © GETTY IMAGES

« Le port du masque détériore les relations sociales »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Puisque nous devons vivre masqués, autant en mesurer les conséquences. Sociologue spécialiste de la représentation du corps humain, David Le Breton redoute un accroissement de la fragmentation sociale.

Quelle importance a la vue du visage dans les relations interpersonnelles ?

Le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle. A travers lui, nous sommes nommés, affiliés à un sexe, à un âge, voire à une ethnicité. Il est aussi un régulateur des échanges. En regardant le visage de l’autre, nous suivons la résonance de nos paroles sur lui. Nous allons nuancer tel propos, revenir en arrière, ou, au contraire, accentuer une autre parole parce que nous avons mesuré sur son visage l’impact de ce que nous lui avons dit. Sur un plan anthropologique, le visage est une nécessité de la vie courante.

Le port du masque dans l’espace public va-t-il dès lors modifier le lien social ?

Il faut d’abord poser que le port du masque est légitime dans le contexte de crise sanitaire que nous connaissons. Mais il y a, en quelque sorte, un prix à payer. Quand on regarde le visage de l’autre, on est dans une relation d’attention et de reconnaissance. On va peut-être être davantage précautionneux à l’égard de quelqu’un dont on sent la fragilité. Mais si nos visages sont dissimulés, l’autre perd son identité et nous-mêmes, nous n’avons plus d’identité de laquelle nous puissions répondre. Je cite volontiers cette idée courante de la langue française :  » Si je faisais cela, je ne pourrais plus me regarder en face.  » Aujourd’hui, notre face a disparu. Cela crée une énorme turbulence et détériore nos relations sociales puisque nous devenons anonymes et, d’une certaine manière, uniformes. Nous avons moins le sens des responsabilités envers des masques qu’envers des visages. Là où le visage peut arrêter une action agressive, une insulte, etc., son absence peut faciliter les réactions brutales. Il m’a semblé voir, ces dernières semaines, beaucoup d’incivilités dans les files d’attente ou autres lieux. Les gens n’ont pas peur de se retourner les uns contre les autres, de reprocher à l’un ou l’autre de se rapprocher d’eux… Comme la personne devant soi est devenue anonyme, on se sent plus autorisé à agir agressivement.

Chacun transporte son univers privé dans l’espace public et revendique son territoire.

Est-ce en vertu de ce constat que vous affirmez que le masque ajoute au brouillage social et à la fragmentation de la société ?

Ce n’est pas seulement le masque, mais aussi la distance physique de l’un à l’autre, souvent avec des personnes qui développent une paranoïa ordinaire et qui ont peur que l’on soit à quelques centimètres en deçà de la distance officiellement requise. Chacun transporte son univers privé dans l’espace public et revendique en quelque sorte son territoire, ce qui brouille énormément le lien social. On avait l’habitude d’être plus proches les uns des autres. Quand on parle avec des collègues, la distance d’interaction est plutôt de soixante à septante centimètres. Rester à un mètre ou à un mètre cinquante de distance crée un sentiment d’étrangeté. Notre bulle ambulante devient en quelque sorte une barricade. Donc la fragmentation sociale, qui était déjà assez importante dans nos sociétés, ne peut qu’être accentuée, en tout cas provisoirement.

David Le Breton
David Le Breton© PHILIPPE MATSAS/BELGAIMAGE

Sommes-nous entrés dans une ère de méfiance envers l’autre ?

J’en ai peur. J’ai l’impression d’une paranoïa ordinaire dans l’espace public. Ce n’est évidemment pas uniquement un fantasme. Le coronavirus a fait des ravages même s’il est en train, progressivement, de se retirer. Les gestes barrières ont mis en exergue le fait que le corps, particulièrement celui des autres, était le lieu de tous les dangers. Dans le même temps, on nous a rappelé que nous pouvions nous-mêmes contaminer nos proches puisque nous pouvions être asymptomatiques et constituer un risque pour les autres. Cette invisibilité de la menace ajoute encore à la méfiance alors que, déjà, la confiance dans le lien social a été particulièrement entamée ces dernières années en raison de la montée des inégalités et des injustices sociales. Cette paranoïa ordinaire peut contribuer à tendre encore les relations entre les gens.

Une fois l’épidémie surmontée, pensez-vous que le masque va rester un outil de prévention et d’hygiène dans nos sociétés ?

Quand la menace du coronavirus aura disparu, on tombera le masque parce qu’il est trop incommode dans les relations sociales et crée trop de malentendus. Mais comme on en aura pris l’habitude, les gens qui sont malades ou qui ont peur de le devenir vont sans doute continuer à l’utiliser dans les transports publics, dans les lieux où la proximité est grande, et peut-être dans les rues. Le paradoxe est que, très souvent, on réajuste nos masques et on touche notre visage, ce qui en fait un outil à double tranchant. Car si on le manipule sans arrêt, il devient dangereux, sauf à se laver à chaque fois les mains.

La poignée de main survivra à la crise sanitaire, mais peut-être pas la bise, estimez-vous. Est-ce grave ?

Non, parce que la bise posait déjà un certain nombre de problèmes dans les interactions courantes. S’embrasse- t-on une fois, deux fois, trois fois, quatre dans certaines régions ? Pose-t-on les lèvres sur la joue de la personne ou se tient-on à un centimètre ? L’accompagne-t-on d’une accolade ou pas ? De nombreuses femmes sont d’ailleurs embarrassées par cette pratique. Beaucoup au sein de mon université disent que l’on peut très bien se saluer par un sourire, par une inclinaison de la tête, ou par une poignée de main. Dans nos sociétés qui sont tout de même assez peu tactiles, la bise est un peu une anomalie. Peut-être les circonstances sont-elles propices à ce qu’elle tombe en désuétude tout en persistant bien sûr dans des contextes amoureux ou familiaux. Cela éliminera un certain nombre de malentendus. Par contre, la poignée de main retrouvera très vite son usage quand la pandémie sera derrière nous.

L'épidémie a créé une
L’épidémie a créé une  » paranoïa ordinaire  » dans l’espace public, accentuée par le port du masque et la distanciation physique, estime David Le Breton.© GETTY IMAGES

Le confinement a stimulé le recours à la mobilité douce, le vélo ou la marche, à laquelle vous avez consacré plusieurs livres dont le dernier, Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (1). Cette tendance est-elle durable ?

C’était déjà le cas dans les mois qui ont précédé l’émergence de l’épidémie. C’est de plus en plus dans l’air du temps. On voit combien les voitures sont dangereuses, occupent un espace gigantesque dans les villes, et brisent la convivialité que nous devrions y avoir. Dans les métropoles qui ont rendu un certain nombre de rues au piéton, tout le monde jubile de pouvoir profiter de leur beauté et circuler sans crainte de se faire accidenter. Je pense que, dans les années à venir, le vélo va prendre une importance grandissante. Il est l’art même de la ville. La marche aussi, mais le piéton et le cycliste ne sont pas dans les mêmes attentes par rapport à la ville. On y marche plutôt quand on est dans une situation de flânerie, de détente, de découverte. Le vélo est plus fonctionnel, il permet de gagner du temps, d’être tranquille, de rejoindre aisément son lieu de travail sans devoir perdre de longues minutes à chercher une place de parking. Le monde entier est en train de démontrer de manière croissante que l’avenir est au vélo et au piéton. Le confinement a encore accéléré le mouvement parce qu’on s’est rendu compte que nos vies étaient beaucoup plus heureuses, sûres et silencieuses sans le trafic des voitures. Une étude de l’organisme indépendant Centre de recherche sur l’énergie et l’air pur, basé en Finlande, a démontré que 11 000 personnes avaient eu la vie sauve au mois d’avril grâce à la diminution du trafic routier et à la baisse de production d’énergie dans les centrales à charbon. Sans compter les milliers d’enfants qui n’ont pas eu de crise d’asthme et les milliers de vies qui ont été sauvées parce qu’il y a eu une chute vertigineuse des accidents de voitures et de la mortalité routière. C’est le paradoxe du coronavirus : il a tué énormément de gens et il en a sauvé aussi pas mal. La différence est que l’on ne saura pas qui d’entre nous a été sauvé par le confinement.

La société peut-elle se réinventer après cette crise sanitaire ?

Ce que l’on a vécu ces deux derniers mois est une mise à genoux du néolibéralisme dans toute sa splendeur. D’innombrables entreprises ont été arrêtées. Paradoxalement, l’Etat a dû intervenir de manière massive pour préserver le lien social, protéger les plus vulnérables, donner des primes à ceux qui acceptaient de travailler dans des conditions plus dangereuses. C’est-à-dire des politiques qu’on associait plus volontiers à la gauche et à une philosophie qui, depuis quelque temps, tendait à devenir de plus en plus ana-chronique. Car, à l’opposé de ces mesures, on était entré ces derniers mois dans un monde de cynisme absolu, avec des riches dont l’arrogance était devenue insupportable à tout le monde et des Etats contraints sur un plan économique de suivre le mouvement. Or, là, on a assisté à un basculement assez fascinant vers davantage de solidarité, de prise en compte des personnes les plus vulnérables… Qu’en sera-t-il dans les mois à venir quand on aura retrouvé des assises plus ordinaires ? Il est très difficile de le pronostiquer. Mais je me disais depuis un certain temps qu’il n’était pas possible que le capitalisme triomphant et cynique qui régissait nos sociétés puisse continuer à se développer de la sorte sans explosions sociales partout. Les plus riches doivent aussi prendre conscience qu’ils n’emmèneront pas leur fortune au paradis. A un moment donné, il faudra arriver à un compromis comme celui qu’on avait trouvé pendant les Trente Glorieuses (NDLR : entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1970), à l’époque où énormément de gens s’enrichissaient et où, en même temps, personne ne s’appauvrissait. Depuis les années 1980 – 1990, le fossé social ne cesse de s’accentuer et le lien social a été énormément mis à mal. Là, nous avons reçu une leçon extrêmement douloureuse de la part de la pandémie. Nos gouvernants, les grands chefs d’entreprise vont-ils prendre acte du fait que nous vivons ensemble et qu’il y a une nécessité du partage ? J’ose passionnément y croire. Mais en même temps, je n’en suis vraiment pas sûr.

(1) Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur, par David Le Breton, Métailié, 168 p.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire