« Je pensais que j’étais foutue, pour toujours »: le plus beau marathon de Sophie Sine (récit)
Deux ans après son AVC, Sophie Sine revit presque normalement. Grâce à une force de caractère herculéenne, que la jeune femme expose quotidiennement à près de dix mille followers sur le réseau social X.
Heureusement, le 27 janvier 2022 n’était pas un samedi. Parce que personne ne se serait inquiété, et Sophie Sine ne serait probablement plus là aujourd’hui. Cette chance, la jeune femme s’y agrippe de toutes ses forces pour, à défaut d’explications sur ce qui l’a entraînée au fond du gouffre ce jour-là, conserver la détermination de s’en extirper.
Comme on remonte le courant, à la pagaie, pour empêcher que les rapides vous condamnent à la noyade. Ce 27 janvier d’il y a deux ans, donc, était un jeudi. La veille au soir, Sophie Sine, employée au service communication de AG Insurance, dans le centre de Bruxelles, avait terminé sa journée de télétravail puis, détaille-t-elle aujourd’hui à la façon de quelqu’un qui s’est repassé en boucle toutes ces heures-là depuis, s’était offert «un jogging, et un cinéma, En attendant Bojangles, avec Virginie Efira et Romain Duris.
« J’ai cru que c’était le Covid »
En rentrant, j’avais un peu mal à la tête, la nausée, j’ai pensé que c’était mes lentilles de contact, que je ne supportais plus, et je suis allée dormir en me disant que ça passerait.» Sauf que… «Pendant la nuit, je me suis sentie vraiment mal, avec vomissements et maux de tête de plus en plus violents. Puis le réveil a sonné, mais j’étais incapable du moindre geste. Je n’ai même pas pensé à rallumer mon téléphone pour avertir qui que ce soit, preuve que ma conscience était altérée. J’étais convaincue que c’était le Covid car je ne l’avais pas encore eu.»
J’ai dû tout réapprendre. A bouger, me lever, marcher, parler normalement, m’habiller…
Ce matin-là, elle doit tourner une vidéo, au bureau. L’équipe télé est arrivée mais pas de nouvelles de Sophie. Etrange. La licenciée en communication (UCLouvain), passée auparavant par la FEB, est très ponctuelle, n’habite pas loin, prévient systématiquement s’il y a un contretemps, est hyperconnectée et toujours joignable.
«Ils ont tout de suite compris: AVC»
Mais ce 27 janvier 2022, on a beau l’appeler et l’appeler, enchaîner les textos pour lui demander où elle est, ce qu’elle fait, parce que l’équipe télé attend, pas de réponse. «Les collègues ont commencé à paniquer. Ils ont contacté ma petite sœur, avec qui l’un d’eux avait travaillé auparavant. Elle était dans le train et leur a répondu qu’elle aussi avait tenté de me joindre, en vain. Elle a alors averti ma grande sœur, qui n’avait pas les clés de chez moi mais qui a convaincu les secours d’intervenir.»
Avec la police, ils enfoncent la porte, trouvent Sophie dans son lit, incapable de bouger, du mal à parler, une partie du visage affaissé. «Ils ont tout de suite compris: AVC.»
Au-delà de la douleur
Accident vasculaire cérébral. A 33 ans. Sans signes avant-coureurs, sans antécédents familiaux, malgré une excellente hygiène de vie – «Je courais quatre fois par semaine». «Au fond, je suis contente de ne pas m’en être rendu compte, sinon j’aurais attendu des heures et des heures paralysée dans mon lit en mode “je vais mourir toute seule, en pleurant”.»
Emmenée à l’hôpital Delta, elle est opérée en urgence: «Normalement, on thrombolyse, c’est-à-dire qu’on dissout le caillot qui obstrue l’artère cérébrale, mais pour moi c’était trop tard. Alors on m’a enlevé un morceau du crâne, qu’on a congelé pendant des mois, avant de me le regreffer, pour que le cerveau n’explose pas.» Une douleur insupportable, lors des deux interventions, mais la vie sauve. «C’était quitte ou double.»
La force de @SophieSine
Une deuxième vie qui commence, en réalité. «Avec tout le côté gauche paralysé et une héminégligence, soit tout l’espace visuel, à gauche aussi, complètement ignoré. J’ai dû tout réapprendre, d’autant que je suis gauchère. A bouger, me lever, marcher, parler normalement, m’habiller…»
Une rééducation toujours en cours aujourd’hui, que Sophie Sine décide, très vite à l’époque, «en fait dès que j’ai récupéré mon téléphone et réussi à taper de la main droite», de raconter presque au jour le jour sur Twitter, pas encore devenu X. «Parce que c’était la seule chose que je savais encore faire. Parce que communiquer, c’est ma nature et mon métier, ce que je fais de mieux. Parce que, aussi, j’avais besoin, de façon vitale, de verbaliser.»
La plume et l’humour
Ses followers apprennent donc l’accident par un tweet. Jusque-là, Sophie, très active sur le réseau, partageait ses passions (les Diables Rouges, Britney Spears, Jenifer, Ben Mazué, la monarchie, les beaux vêtements, ses semi-marathons), ses convictions (le féminisme, la justice sociale, l’inclusion), ses indignations (face aux extrémismes, aux antivax, aux violences envers les femmes) et son humour (sur sa famille, sa petite taille, les beaux mecs).
Avec orthographe impeccable, ponctuation fine, photos et émojis judicieux. Depuis début février 2022, et jusqu’à aujourd’hui, ils et elles – plus de 9 400 désormais – découvrent des messages racontant son état de santé, ses allers-retours entre détresse et espoir, ses progrès, ses plafonnements, ses victoires, son autodérision, sa détermination inouïe, les réflexions sur et de la part d’autres patients, son séjour à Delta, puis au centre hospitalier neurologique William Lennox, à Ottignies, du 10 février au 23 décembre («mon cadeau de Noël, de moi à moi»).
Le moral qui trinque
Des messages d’abord désordonnés, avec des lettres qui manquent, ou trop nombreuses, pas d’espaces, des mots parfois incompréhensibles. «A une seule main, pas la dominante, et en n’englobant pas visuellement tout l’espace du clavier et de l’écran, c’était terrible. Mais j’ai eu tellement de retours, de commentaires encourageants, de mots gentils que ça m’a aidée. J’ai eu l’impression que mes efforts étaient reconnus.»
D’autant que le moral a pris cher, évidemment. «Je parlais très lentement, le ton de ma voix n’était plus le même, c’est toujours le cas d’ailleurs, je devais réapprendre à m’habiller sous le regard de soignants, ce qui est très humiliant, je pensais que j’étais foutue, pour toujours, au bout de ma vie, comme ça, subitement…»
« Je vais pas rester en survêt »
Mais la force de caractère n’est pas atteinte. Alors même s’il y a les larmes, les feux de détresse, les vagues de désarroi, «la petite Sophie» se bat comme une géante. Ça passe entre autres par ses vêtements: «J’ai dit à l’ergothérapeute, “moi, handicapée, ok, mais je ne change pas mon style vestimentaire. C’est trop important pour moi, j’aime bien m’exprimer par mes vêtements, donc je vais pas rester en survêt”.
« Par mes habits, je retrouvais une certaine estime physique de moi, parce que je n’avais plus de cheveux – on m’avait rasé le crâne pour l’opération, c’était dur de se voir comme ça. En fait, à ce moment-là, on ne pense plus qu’on a sauvé sa peau, on pense juste qu’on n’a plus aucune perspective. Alors dès que je suis arrivée au centre de revalidation, je me suis fixé des objectifs ambitieux: d’abord rester assise sans tomber, puis remarcher, manger seule, cuisiner, faire mes courses… Au fond, vivre.»
Les larmes de Sophie Sine
Ça signifie, après plusieurs mois, sortir, avec l’ergothérapeute. «Et s’habituer au regard des gens, apprendre des techniques pour se débrouiller avec une main, manier une canne à roulette, où je la mets, comment je place mon sac dessus, comment je gère à la caisse avec tout ce qu’il faut emballer et aller vite sans bloquer tout le monde derrière…»
Là, Sophie Sine, même si elle remonte la pente petit à petit, éprouve de gros moments de doute. «A l’hôpital, je pleurais de tristesse ; à Lennox, durant les dix mois de mon séjour, je pleurais de désespoir. Le réapprentissage, de tout, était très très dur physiquement. »
Et moralement, « j’étais comme dans un home, il n’y avait que des personnes âgées autour de moi. L’âge moyen pour un AVC s’élève à 74 ans… J’ai pris des antidépresseurs pendant plus d’un an. Parce que selon l’équipe thérapeutique, je peux oublier mon bras gauche, je ne le récupérerai jamais. Ma jambe ne sera plus jamais pareille. D’ailleurs, à l’été 2022, on a coupé dans le nerf pour que mon pied gauche se remette droit, sinon c’était impossible de remarcher, il se relevait tout le temps.»
Shopping et retour au stade
Reste qu’aujourd’hui, deux ans après cet AVC arrivé sans crier gare, et même si sa rééducation se poursuit (aux cliniques Saint-Luc, trois jours par semaine), Sophie vit dans un nouvel appartement, à Auderghem, depuis février 2023. Seule. Elle prend le métro pour aller travailler (elle a recommencé à la mi-avril dernier, d’abord des demi-journées, désormais une journée complète par semaine). Seule.
«Les collègues savent que je ne veux pas être considérée comme l’handicapée de service, qu’ils doivent me laisser galérer et ne m’aider que si je le demande.» En vérité, elle ne demande «pas très souvent».
Elle a posté, le 9 décembre dernier, qu’elle était allée faire son «shopping de Noël à Namur, dans des rues bien remplies et pas mal de pavés», et que c’était «de la rééducation neurologique». Elle sort avec ses amis, même le soir. Elle est retournée au stade (Union-Anderlecht, l’été dernier, «et je suis restée debout tout le match»), au concert aussi (Clara Luciani, à Forest)…
Objectif 2025: les 20 km de Bruxelles
Bref, «ça va». Même si «ça dépend des jours. Il y a ceux où ça va vraiment bien, et ceux où mon pied se met mal, où je n’arrive pas à marcher. J’espère aussi toujours récupérer ma main gauche ; là, je sais juste la fermer, pas l’ouvrir, ni bouger les doigts individuellement. Et puis, je suis vraiment souvent très fatiguée.»
Malgré tout, l’esprit de compétition reste intact. Elle a bien toujours à la main son «bâton, comme une béquille psychologique, que j’utilise encore parce que j’ai peur de tomber quand je dois traverser une chaussée, avec les voitures, le fait qu’il n’y a pas de mur. Il est là pour me rassurer et faire signe aux gens: ne vous énervez pas, je ne vais pas vite parce que j’ai un problème. Ou dans le métro: j’ai un bâton, donc laissez-moi une place assise.»
Elle projette de refaire les 20 km de Bruxelles, l’année prochaine. «Ce sera forcément avec une attelle, à la jambe gauche, mais c’est l’objectif», sourit-elle.
Sophie Sine, l’insubmersible
Une battante, insubmersible. Qui, le 6 décembre dernier, disait à ses followers: «Rentrer chez soi les larmes aux yeux exténuée après un shopping de Noël et émue parce que j’ai pu tout faire, sans mon bâton, même les escalators et ce après 2 h 30 de kiné et ergo ce matin, se dire que j’ai échappé au pire et que je vais avoir une vie normale putain.»
Qui tient à transmettre aux autres que «ça peut vous tomber dessus du jour au lendemain, regardez-moi, j’en suis la preuve, donc profitez de chaque moment et arrêtez de perdre du temps avec des conneries qui ne sont pas des problèmes, comme se dépêcher parce qu’on a cinq minutes de retard. Moi, ce qui m’a sauvée, c’est ma famille, mes amis. »
2024, « année de la renaissance »
Et la Belgique aussi: « tout ce qui a été mis en place au moment de mon AVC, la police, les secours, les pompiers, l’hôpital, la sécurité sociale, tout ça, ça m’a permis d’être encore là aujourd’hui. Tous ces gens, avec celles et ceux qui se sont mobilisés pour donner l’alerte, m’ont sauvé la vie. Je leur suis redevable. Je ne peux pas abandonner, vu tout ce qui a été fait par tant de personnes, pour moi.»
Comme si «tout ça», cet accident vasculaire cérébral, «que je n’ai pas demandé», qui aurait «dû m’emporter en fait, parce que ça s’est joué à rien», et le fait que «je sois toujours là, même diminuée», avait un sens.
Mais lequel? «Je ne sais pas. Est-ce juste de la chance ou dois-je réaliser de grandes choses? J’espère trouver un sens à tout ça.» En tout cas, l’un de ses derniers posts, fin décembre, montrait un gif: Jennifer Lopez se levant et applaudissant. Avec en texte, écrit par Sophie Sine, de la main droite: «Moi qui contemple mon année 2023.»
Parce que, résume-t-elle, contemplant ces 24 ultimes mois et se projetant dans les douze à venir: «2022: année de la souffrance, 2023: année de la résilience, 2024: année de la renaissance.»
Heureusement que le 27 janvier d’il y a deux ans ne tombait pas un samedi.
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