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Le danger des applications menstruelles: « Les données peuvent être utilisées contre les femmes dans un procès pour avortement »

Catherine Vuylsteke Journaliste Knack

La possibilité que la Cour suprême des États-Unis annule le droit à l’avortement suscite l’inquiétude des femmes qui utilisent des applications menstruelles. Ces applications peuvent en effet révéler si une personne est enceinte ou l’a été dans le passé. La prudence est également de mise en Europe, selon le chercheur Rob Heyman (VUB).

Début mai, le site d’information américain Politico a publié un projet d’avis de la Cour suprême américaine dont il ressort que la Cour veut supprimer le droit à l’avortement garanti par la Constitution. Si cela se produit, chaque État américain pourra bientôt décider d’autoriser ou d’interdire l’avortement.

«Toutes les personnes qui peuvent tomber enceintes doivent maintenant faire attention à leur sécurité numérique », a tweeté la militante Erin Matson en début de semaine. Matson est cofondatrice de Reproaction, un groupe militant qui lutte pour le droit à l’avortement. «Votre application sur les menstruations et la fertilité ou vos recherches ne sont peut-être pas très importantes aujourd’hui, mais elles pourraient être utilisées contre vous à partir de juillet », moment où la décision de la Cour pourrait se concrétiser.

Outil utile

Dans le monde entier, des millions de personnes qui ont leurs règles utilisent des applications pour suivre leur cycle de fertilité. Ces applications sont un outil utile pour celles qui souhaitent être enceintes ou qui essaient de l’éviter. Bien entendu, ces applications nécessitent des informations très personnelles. Quand l’utilisatrice a-t-elle eu ses règles ? Quels symptômes physiques l’accompagnaient ? L’utilisateur a-t-il eu des rapports sexuels non protégés ? Grâce à ces informations et à l’intelligence artificielle qui sélectionne des modèles parmi une montagne de données, les applications permettent de prédire la période de fertilité d’une femme.

Par le passé, ces données se sont déjà révélées être une mine d’or pour les annonceurs. Par exemple, Privacy International a découvert en 2019 que les applis menstruelles populaires Maya et MIA, entre autres, partageaient automatiquement les données sensibles des utilisateurs avec Facebook afin de les associer à des publicités stratégiques. Et cela a été fait dès qu’un utilisateur avait installé et ouvert l’application, soit avant même que cette personne n’ait accepté la politique de confidentialité.

Grâce à ces informations, les annonceurs peuvent atteindre leur public de manière très ciblée. Par exemple, ils peuvent montrer des publicités pour des crèmes contre l’acné aux femmes qui indiquent dans l’application qu’elles souffrent d’acné. Ou bien ils peuvent diffuser des publicités pour des couches aux femmes enceintes. Même les publicités pour le chocolat peuvent être adaptées aux cycles menstruels.

Preuves

Ce traitement de données issues des applications menstruelles sans le consentement des utilisateurs n’est pas nouveau. Mais ce laxisme pourrait devenir encore plus dangereux si certains États devaient criminaliser l’avortement dans un avenir proche. Les femmes craignent que ces données mal protégées ne soient bientôt utilisées comme preuves dans des procès contre elles.

« Ces femmes ont raison de s’inquiéter », déclare Rob Heyman, qui coordonne le centre de connaissances Data & Society au sein du groupe de recherche imec-SMIT (VUB). « Aux États-Unis, des juges d’instruction ont déjà demandé des données aux applications pour étayer des affirmations. Ainsi, dans les États où l’avortement devient illégal, les données sur les cycles menstruels pourraient certainement commencer à jouer un rôle ».

Les défenseurs américains de la vie privée demandent donc aux développeurs d’applications sur les menstruations et la fertilité de réfléchir à la manière dont les données de ces applications pourraient être utilisées ou exploitées à l’avenir. « Toute personne travaillant sur des données relatives à la santé génésique (soit l’ensemble des paramètres constituant le domaine de la reproduction au sein du couple NDLR) doit réfléchir aux données qu’elle collecte, à l’endroit où elle les stocke et à la durée de leur conservation », a déclaré à la BBC, au début du mois, Cooper Quintin, expert en technologie au sein de l’Electronic Frontier Foundation (EFF).

Dans l’Union européenne, les données provenant des applications relatives aux menstruations et à la fertilité sont mieux protégées. Et ce, grâce au règlement général sur la protection des données RGPD, ou encore GDPR (de l’anglais General Data Protection Regulation). Cependant, une étude récente de l’Université de Zurich montre que les applications de ce type violent également les règles de confidentialité. Selon les chercheurs, les applications qu’ils ont évaluées ne respectent pas les normes de base en matière de confidentialité, de partage des données et de sécurité, ce qu’ils qualifient d' »inacceptable sur le plan éthique et juridique ». Heyman confirme cette conclusion.

Que pouvez-vous faire vous-même pour sécuriser vos données ?

Heyman recommande de choisir des applications qui sauvegardent vos données localement (sur votre propre appareil par exemple). « Ainsi, le développeur ne peut pas accéder à vos données, même s’il le souhaitait ou si une entreprise privée ou une agence gouvernementale le demandait », explique-t-il.
Vous pouvez également prêter attention à la durée de conservation de vos données. « La règle est la suivante : plus c’est court, mieux c’est », dit Heyman. Quelle est la valeur ajoutée des données qui sont conservées pendant des années ? Souvent pas énorme.
Enfin, la législation européenne sur la protection de la vie privée garantit également le droit à l’oubli. Heyman : « Si vous supprimez une application, vous pouvez demander au développeur de retirer toutes vos données personnelles de ses serveurs centraux. Vous ne devez jamais hésiter à utiliser ce droit. »

« Dans le cadre du GDPR, il y a une liste longue comme le bras de règles auxquelles les applications doivent se conformer et il est vrai que les développeurs ne les suivent pas toujours au pied de la lettre », dit-il. En tant qu’utilisateur, c’est souvent à vous de découvrir les manquements. Il n’est pas rare non plus que les applications ne disposent pas d’une déclaration de confidentialité claire ou n’indiquent pas où les données sont stockées. Et puis, en théorie, vous courez les mêmes risques en Europe qu’aux États-Unis. Toutefois, M. Heyman estime qu’il est peu probable que les forces de police en Europe fassent usage de ces données, et ce précisément parce que la loi l’interdit.

Quelle est la force du lobby belge anti-avortement ?

À première vue, notre pays semble être un phare de la pensée libérale sur les sujets éthiques. Il suffit de regarder l’étude mondiale du bureau de recherche britannique Ipsos publiée en août 2020. À la question de savoir si l’avortement doit être autorisé, quelle que soit la raison pour laquelle une femme décide de le pratiquer, 62% de nos compatriotes répondent par l’affirmative. Seules la Suède, la Grande-Bretagne, la France et (étrangement) la Hongrie font mieux. Si l’on ajoute à cela le quart des Belges qui pense que l’avortement devrait être autorisé dans certains cas, il ne nous reste plus qu’à laisser la Suède montrer la voie. En outre, « seulement » un Belge sur vingt estime qu’une grossesse ne doit jamais être interrompue ou seulement lorsque la vie de la femme est en danger.

Certains craignent que si l’arrêt de référence Roe vs. Wade est annulé aux États-Unis cela booste les lobbys anti-avortement en Europe. Quelle est la puissance du lobby en Belgique ? « Il n’y a pas vraiment de lobby anti-avortement dans notre pays », déclare Liza Janssens de deMens.nu, l’organisation qui chapeaute les humanistes libéraux. Il s’agit plutôt d’un ensemble d’initiatives portées par niches d’ultraconservateur. En Belgique, les opposants ne se présentent pas non plus devant des centres qui pratiquent l’avortement pour accuser les patientes ou distribuer des fœtus en plastique pour tenter d’empêcher les interventions. Il est vrai que cela est punissable depuis 2018.

Cela n’empêche pas certains lobbys anti-avortement d’apprendre beaucoup de leurs frères idéologiques américains, selon Mme Rotman, journaliste d’investigation aux Pays-Bas. Ils ont ainsi appris que les petits pas fonctionnent. Par exemple, grâce à la loi de 2019, qui permet aux enfants mort-nés d’être nommés et inscrits au registre de la population. Une organisation anti-avortement a ainsi aidé une femme à enregistrer son fœtus avorté. Selon eux, c’était une première mondiale, et ils ont réussi au moins une fois de plus par la suite. Les avocats ont réagi avec inquiétude, car à travers cet enregistrement, c’est une partie de la personnalité qui est reconnue ».

En Belgique, une loi similaire est entrée en vigueur en 2019. On craignait également que les enfants à naître soient reconnus comme des « personnes », ce qui aurait compromis l’avortement », explique Frederik Swennen, professeur de droit des personnes et de la famille à l’université d’Anvers. Du coup, par précaution, le texte indique désormais explicitement que les enfants mort-nés n’ont pas de personnalité juridique. Était-ce nécessaire ? « Je ne vois pas le rapport entre les enfants mort-nés et les enfants à naître. En outre, il n’est stipulé nulle part dans la loi que les enfants à naître ne sont pas des « personnes ». Les plus hautes juridictions ont déjà statué qu’ils ne le sont pas », précise-t-il encore. Le professeur Swennen ne pense pas non plus que la loi sur l’avortement sera durcie dans un avenir proche.

Cet article est paru dans Knack est de Elisa Hulstaert , le passage sur les lobbys est de Catherine Vuylsteke

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