Le crétinisme, c’est tout droit
Il y a cent ans, des intellectuels français dépeignaient l’homme de demain en parfait crétin : asservi par la machine, abruti par la vitesse. Un siècle plus tard, vent de panique : étaient-ils en dessous de la vérité ?
Enfin la paix, enfin libres. Quoique… Au soulagement général se mêle un doute affreux dans une France délivrée de la Première Guerre mondiale. La société s’engouffre dans la modernité, fonce tête baissée dans la production de masse, la culture de masse, la démocratie de masse. Tout s’accélère, tout trépide et tout cet emballement pourrait bien finir par nuire gravement à l’intelligence. Parmi les élites intellectuelles, certains s’en effraient ouvertement. » Demain tous crétins ? C’est la grande peur des années 1920 « , rappelle l’historien français et professeur à l’Ecole normale supérieure Antoine de Baecque (1), » C’est alors que monte la terreur du crétinisme : cette peur que l’être social soit réduit à un fonctionnement de plus en plus mécaniste et de moins en moins humain. » Le portrait-robot qui est alors dressé de l’homme de demain fait peine à voir : abruti, asservi à la mécanique, à la vitesse et au rythme accéléré du travail. Bref, décérébré et en voie de crétinisation rapide.
Ce déferlement numérique n’est-il pas en train de nous rendre fondamentalement stupides ?
La hantise de la bêtise collective compte ses » prophètes de la décadence et du déclin de l’humanité « , prolonge l’historien. Entre autres figures illustres, Anatole France, » le » grand écrivain français de l’époque, prix Nobel de littérature 1921 qui, peu avant sa mort en octobre 1924, se lâche dans un ultime entretien : » Les divers progrès du xixe siècle, qui furent d’ordre mécanique et scientifique, ont abêti un peu plus la planète et ont, sinon abaissé, du moins vulgarisé le niveau intellectuel. Nous avons le triomphe de la presse et de l’électricité mais nous avons aussi l’abandon relatif des études. Nous négligeons les humanités, nous donnons toute notre attention à former des machines plutôt que des individus. Nous sommes asservis par les mannequins du progrès que nous avons nous-mêmes créés. Fiers de notre civilisation, qui est sans âme et qui ne contient pas une seule vérité essentielle de plus que les civilisations antérieures, nous allons, ignorants et vains, vers un avenir d’irrespect, de confusion, de cynisme, peut-être de crétinisme « . Tu parles d’un progrès…
Le crétin nouveau serait arrivé
Trois ans plus tard, une revue littéraire française, Les Marges, rebondit sur la controverse en ouvrant ses colonnes à cinquante hommes de lettres, hommes de sciences et artistes en vue, tous soumis à cette question pas si idiote que ça : est-il vrai que nous allons tous vers le crétinisme ? Les pressentiments recueillis sont majoritairement mauvais. » Nous n’allons pas vers le crétinisme car nous y sommes déjà arrivés « , tranche l’un. » Avec les machines à vapeur a commencé l’insomnie du monde « , abonde l’autre. » Une impuissance nerveuse frappe le monde « , renchérit un troisième. Une dernière, pour la route : » La vie absurdement trépidante, la rapidité des transports, le bruit des grandes villes, ont déréglé l’horloge intérieure de l’homme. » Ça se soigne ? Pas vraiment, se résigne le panel. » Revenir à la vie à la campagne « , se hasarde un des sondés.
Bond d’un siècle, d’autres années 20 sont en vue. Et rien de bien neuf sous le soleil. Sommes-nous donc plus bêtes, plus asservis, plus abrutis que jadis et que jamais ? On le dit, certains l’assurent. Le quotient intellectuel en prendrait un coup, concluent certaines études scientifiques aussitôt nuancées ou contestées. Le crétinisme n’est plus le simple fruit d’une carence en iode, il aurait muté pour se généraliser dans les têtes et, jusqu’à nouvel ordre, sans vrais remèdes. On tend à le voir partout, on lui prête un visage politique, médiatique, ludique. Les moyens qu’il aurait de s’épanouir se sophistiquent, se décuplent. Le crétin nouveau serait même arrivé, en version digitale. » Le QI n’a jamais été aussi bas qu’aujourd’hui ! « , affirme le français Michel Desmurget, docteur en neurosciences, auteur de La Fabrique du crétin digital (Seuil, 2019). Ce spécialiste est formel : la production à la chaîne de cerveaux amoindris dès l’enfance par la consommation du numérique est en cours.
Plus de temps mort. Un état de surexcitation permanente gagne tous les terrains et les réseaux sociaux entament les dernières poches de résistance. La contagion a gagné le biotope politique qui se bouscule dans la twittosphère pour y confier états d’âme, coups de gueule, propos à l’emporte-pièce. Dégainer sans raisonner devient une seconde nature et tire la qualité du débat vers le bas. » On ne peut effectivement pas dire que le niveau s’améliore fondamentalement « , confirme Pierre Verjans, politologue (ULiège). » Le recours aux réseaux sociaux a introduit la réactivité totale et les contre-feux à opposer aux mouvements populistes friands de ce mode de communication rapide se réduisent. »
Toujours plus vite et plus insensé
L’affreux doute d’il y a cent ans reprend du poil de la bête. L’espoir que la machine puisse un jour devenir réellement la meilleure amie de l’homme s’éloigne. La course à l’armement technologique fait des ravages ou de l’excellent boulot, question de point de vue. Elle fait en tout cas les délices de la finance en lui garantissant des transactions désormais cent fois plus rapides qu’un battement de cil, imperceptibles à l’oeil nu. » Arrivé à ce stade de la course, il est légitime de se poser la question de savoir si la vitesse a encore du sens « , s’interrogeaient, en 2016, les chercheurs de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) de l’UCLouvain. La question court toujours. Elle fait craindre que les marchés financiers soient devenus encore plus bêtes et méchants qu’ils ne l’étaient auparavant. » Ils ne sont certainement pas plus bêtes mais potentiellement plus méchants à l’aune de leur taille « , nuance l’économiste Etienne de Callataÿ. » Ils ne sont pas pour l’être humain une source de déperdition mais de tragédisation, c’est à-dire une source de risque accru. Le trading haute fréquence est fondé sur des algorithmes qui cultivent le mimétisme, comportement depuis toujours caractéristique des marchés financiers. »
L’intelligence artificielle est souvent synonyme de bêtise artificielle.
Non pas que l’intelligence viendra à manquer. Mais elle sera de plus en plus artificielle. Pour le meilleur ou pour le pire, là est tout le suspense. La réflexion percole en ce moment jusqu’au Parlement belge, au sein d’un comité d’avis chargé des questions scientifiques et technologiques. On y cogite sur l’intelligence artificielle, les algorithmes, les réseaux sociaux, sur leur capacité à nuire ou à réenchanter le processus démocratique. On refait gentiment le monde numérique, en se disant qu’il faudrait peut-être songer à reprendre la main sur la machine et le contrôle sur les avancées technologiques. Les experts appelés à la rescousse sont porteurs de nouvelles globalement peu rassurantes.
21 janvier dernier, Antoinette Rouvroy, juriste et philosophe du droit aux Facultés de Namur, attaque le sujet en invitant les députés à jeter un oeil dans le rétro : » Souvenons-nous de l’utopie de l’Internet synonyme de démocratisation dans les années 1990, de l’espoir d’un facteur d’intelligence collective et d’un espace public élargi à des questions souvent laissées-pour-compte. » Or, c’est un champ de bataille que la chercheuse contemple : » L’intelligence artificielle au service de la maximisation des profits est souvent synonyme de bêtise artificielle, elle conduit à un démocraticide (sic), le degré zéro de la politique. Les réseaux sociaux ne sont pas des espaces publics, c’est-à-dire des espaces délibératifs autour d’une chose commune, mais une juxtaposition de bulles spéculatives, de sphères privées, qui exigent la solitude devant son écran. Le marketing s’appuie aujourd’hui sur le ciblage algorithmique des pulsions activées qui court-circuite toute possibilité de remise en question et fait du citoyen un amas de pulsions « . Au passage, un appel vibrant est lancé » à résister à la gouvernementalité algorithmique « , à tolérer encore une couche d’interprétation humaine.
Chaque orateur y va de son angle d’attaque. Leo Neels, directeur général du think tank Itinera, s’alarme de » l’appauvrissement dramatique de la pensée et du débat, de la disparition du choc des idées, du règne des bulles emplies d’échos qui répètent ce que vous pensez déjà. » Bruno Schröder, directeur technologique chez Microsoft, s’attarde sur la crise de l’information : bienvenue dans » la communication de l’émotion et non plus de la démonstration. Avec les réseaux sociaux, la vérité est maintenant affirmée et n’est plus argumentée, les institutions représentatives du vrai sont mises sur la touche « . Un virus nommé corona passa… Rétrécissement des horizons culturel et intellectuel, nivellement par le bas, tyrannie du mimétisme. Rien qui laisse entrevoir un sursaut intellectuel.
Alors, le crétinisme, c’est effectivement tout droit ? Le politiquement correct s’offusquera de l’envisager en termes aussi crus. » La globalisation ne relève pas de la crétinisation, c’est ne pas l’accompagner qui est crétin. Et là, ce n’est pas gagné « , prolonge Etienne de Callataÿ. Sollicités dans l’au-delà par Le Vif/L’Express, il est probable que les prophètes de malheur disparus prétendraient avoir été en dessous de la vérité, voici cent ans. » Il faut toujours se méfier des prévisions. Les intellectuels et experts autoproclamés sont aujourd’hui mis en cause, considérés comme des gens coupés de la réalité sociale qui passent leur temps à se tromper et qui sont aussi payés pour ça « , recadre Claude Javeau, professeur de sociologie émérite à l’ULB. » Mais en l’occurrence, on réalise qu’Anatole France, voué aux gémonies par les surréalistes, n’était pas aussi con que ça. Sa formule dénonciatrice sur les mannequins du progrès est très jolie. » Maigre consolation.
(1) Histoire des crétins des Alpes, par Antoine de Baecque, Vuibert, 2018, 288 p.
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