La migraine, une maladie aux conséquences minimisées: « On est pris pour des tire-au-flanc »
Maladie souvent incomprise, parfois minorée par les proches, la migraine est pourtant invalidante. Elle reste trop peu diagnostiquée et ses conséquences individuelles et sociales encore minimisées.
«J’ai l’impression qu’on m’enfonce des clous dans le crâne durant cinq, six heures, raconte Anouck, 47 ans, migraineuse sévère. La moindre odeur m’agresse. Une cuillère qui tombe, c’est un concert.» Ses migraines commencent souvent au petit matin et surviennent régulièrement, de façon imprévisible, parfois une dizaine de fois par mois, parfois une seule. «La douleur pulse. Chaque mouvement, monter les escaliers par exemple, entraîne la nausée.» Quand la crise diminue, s’ensuit fréquemment une phase de récupération (le postdrome, aussi surnommé «gueule de bois de la migraine»), qui se caractérise par de la fatigue, des troubles de la concentration, des courbatures, des sautes d’humeur… Elle peut durer jusqu’à deux jours. «J’en ressort épuisée, comme si j’avais couru un marathon.»
J’ai parfois le sentiment que la vie me passe sous le nez.
Tout à leur douleur, les migraineux risquent de se couper peu à peu de leur entourage familial, social et professionnel. «Il s’agit d’une maladie invalidante qui, certes, n’est pas létale mais peut miner une vie, un couple, une carrière», résume Jean Schoenen, neurologue et responsable de l’Unité de recherches sur les céphalées au CHU-Citadelle, auteur de #Migraine-Too.News et fake news sur une maladie invisible (presses universitaires de Liège, 2022). Les malades guettent la crise. Le stress monte à mesure qu’ils la sentent arriver. «C’est évidemment au pire moment: un spectacle qu’on attend depuis des mois, une soirée entre amis, un anniversaire», énumère Anouck. Elle ne compte plus le nombre de rendez-vous et de dîners annulés parce qu’elle était incapable de se lever. Elle doit alors s’isoler, dans le noir, loin du bruit et gérer seule sa déception et sa culpabilité. Ne rien pouvoir prévoir, être contraint d’annuler ses engagements à la dernière minute peut déprimer. «J’ai parfois le sentiment que la vie me passe sous le nez.»
La stigmatisation
Comme elle est invisible, la maladie est très souvent stigmatisée socialement. Depuis le XIXe siècle, la migraine est culturellement considérée comme un prétexte, particulièrement à partir de la publication de la Physiologie du mariage d’Honoré de Balzac, décrit Esther Lardreau, historienne de la médecine, dans La Migraine, biographie d’une maladie (Les Belles Lettres, 2014). Dans cet essai, l’autrice estime qu’elle est une mise en scène féminine et sert d’excuse pour échapper au «devoir conjugal».
A partir de la puberté, la nette prévalence des femmes chez les migraineux est en effet une réalité: la migraine touche environ trois femmes pour un homme. Physiologie du mariage a aussi contribué à renforcer l’image d’une maladie jugée «pas sérieuse» ou un peu «imaginaire». Ni visible à l’examen clinique ni au scanner cérébral, elle ne bénéficie pas d’une «reconnaissance sociale», selon Esther Lardreau.
Les patients eux-mêmes s’autostigmatisent parfois en se faisant des reproches, rapporte Jean Schoenen. Ils sont nombreux à s’entendre répondre «prends un Dafalgan!» quand ils tâchent d’expliquer la maladie à ceux qui les entourent. «Je rêverais qu’un Dafalgan suffise à arrêter la douleur, mais là j’ai plutôt envie de me taper la tête contre les murs! On ne peut pas décrire aux gens ce que l’on ressent dans ces moments-là. Ils ont pour seule référence le mal de tête dont ils souffrent épisodiquement, confie Camille, 32 ans, migraineuse depuis l’adolescence. On est pris pour des tire-au-flanc, alors qu’on se sent coupable de ne pas pouvoir travailler ou aider à la maison.» Beaucoup dissimulent leur affection sur leur lieu de travail, de peur d’apparaître comme des paresseux. Dans les enquêtes, rappelle le professeur Jean Schoenen, les migraineux sont plus souvent considérés comme peu dignes de confiance, simulateurs ou fainéants, en comparaison avec les sujets atteints d’épilepsie, qui est pourtant considérée comme une des maladies neurologiques les plus stigmatisées.
On ne guérit pas totalement de la migraine, mais il ne faut jamais se résigner.
Le mythe d’incurabilité
A cette banalisation de la maladie s’ajoute un sous-diagnostique patent. D’après l’Organisation mondiale de la santé, seuls 40% des migraineux sont diagnostiqués. Nombre d’entre eux se laissent aller au fatalisme, soit qu’ils n’aient pas bénéficié d’une bonne écoute médicale ou d’un traitement efficace, soit qu’ils minimisent leur pathologie et considèrent devoir vivre avec leurs crises sans avoir recours à un médecin ou éventuellement à un spécialiste. On estime que 32% ne consultent pas et qu’un tiers recourt à l’automédication – ce qui les expose aux céphalées chroniques en raison de l’abus d’antalgiques. La migraine reste ainsi encore trop souvent insuffisamment diagnostiquée, en particulier chez l’enfant, où la crise est plus courte et la céphalée souvent en second plan derrière des symptômes parfois trompeurs comme des vertiges, des vomissements ou des douleurs abdominales. Les critères diagnostiques ont pourtant été bien précisés. «Mais le temps consacré aux céphalées au cours des études médicales est de deux heures en moyenne alors qu’il s’agit d’un des motifs les plus fréquents de consultation», note Jean Schoenen.
C’est également une maladie qui souffre du mythe d’incurabilité et qui, par ailleurs, met souvent les médecins en situation d’échec. Traiter la migraine se révèle un processus lent qui nécessite de tester différents traitements, d’en ajuster les doses, de circonscrire les effets secondaires parfois pénibles… Ce chemin de croix peut parfois prendre des années. «J’ai connu le tâtonnement médical. J’ai essayé deux ou trois traitements qui ne me convenaient pas du tout. Ils me rendaient amorphes, détaille Camille. J’ai aussi testé l’hypnose et, bien sûr, il m’est arrivé de tout envoyer balader.»
Pour essayer d’éviter la survenue de crises, la plupart des migraineux se surveillent scrupuleusement, voire adoptent des conduites d’évitement qui altèrent leur qualité de vie. Ils s’efforcent autant que possible de maintenir une bonne hygiène de vie. La fatigue, le stress, trop d’alcool ou de tabac, ou encore les règles peuvent être des facteurs déclenchants. Mais le strict respect de ces principes au quotidien n’est pas toujours réalisable. «On ne peut pas vivre dans une bulle, sans difficultés, sans repas entre amis», lance Anouck.
D’autant que, par définition, s’agissant d’une maladie chronique, elle revient toujours. Prendre conscience de son caractère cyclique produit de l’anxiété qui peut conduire à la dépression, tellement les malades craignent la survenue du prochain épisode douloureux. Camille, elle, ne se sent pas dépressive. «Bien sûr, je me dis “pourquoi moi?” et je me demande toujours ce que j’ai fait de mal. Si j’ai trop bu ou si je me suis couchée trop tard. Mais, chez moi, la migraine est une histoire familiale. Ma mère est migraineuse, ma grand-mère l’était aussi. Ça m’aide à accepter la maladie.»
Une maladie de jeunesse
Outre le handicap pour les patients, l’impact socioéconomique est colossal. Homme ou femme, ce sont bien les jeunes actifs qui paient le plus lourd tribut à la maladie. Le pic de prévalence se situe en effet entre 25 et 50 ans. Les dépenses directes (soins médicaux, médicaments…) demeurent relativement faibles (1). Ce qui coûte cher, ce sont les pertes d’heures de travail liées aux migraines chroniques. Selon l’évaluation réalisée par Jean Schoenen et son équipe, en 2010, le coût indirect s’élève à près d’un milliard d’euros en Belgique – des chiffres à revoir à la hausse, compte tenu de l’inflation et de la hausse des salaires.
La migraine est à elle seule responsable de 1,65 million de jours de travail perdus, chaque année, en Belgique, à cause de l’absentéisme qu’elle engendre. Ceux qui parviennent malgré tout à «rester au poste» voient leur productivité baisser. Ils préfèrent sauver les apparences et aller travailler en dépit de capacités diminuées. «Plus jeune, je n’osais pas en parler. Quand on me faisait remarquer ma pâleur ou que j’avais l’air à côté de mes pompes, je prétextais avoir fait la fête, avoir la gueule de bois… Cela ne faisait pas très sérieux mais pour moi, c’était plus facile à dire», confirme Anouck.
Si les crises débutent presque toujours avant 35 ans, elles évoluent ensuite au cours de la vie, avec des périodes d’amélioration ou d’aggravation. A partir de la cinquantaine, leur fréquence et leur sévérité peuvent diminuer, voire disparaître. Bref, une maladie de jeunesse qui pourrit la vie. Avant d’attendre la cinquantaine, un maître mot: consulter pour mieux connaître l’ennemie. «On ne guérit pas totalement de la migraine, mais on peut diminuer les crises, voire les arrêter et les prévenir. Il ne faut jamais se résigner», conclut Jean Schoenen.
(1) En 2021, le remboursement des triptans s’élevait à 2,6 millions d’euros, la quote-part des patients à 0,8 million d’euros. Le remboursement des anti-CGRP, accordé depuis 2021, atteignait 29,9 millions d’euros. Ce montant, en réalité, est moins élevé puisqu’il n’inclut pas les remises confidentielles que l’Etat a imposées aux fabricants.
15%
de la population mondiale souffrent de migraine, avec un dimorphisme sexuel très net: 20% à 25% de femmes et 5% à 10% d’hommes. Elle touche 5% des enfants.
1,65
million de jours de travail sont perdus chaque année en Belgique à cause de l’absentéisme engendré par la migraine.
-50 ans
La migraine est la première cause d’incapacité de travail chez les moins de 50 ans.
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