La « loi euthanasie » a 20 ans… et toujours des imperfections (analyse)
Atteint d’une sclérose en plaques, Laurent a choisi quand sa vie devait s’arrêter. Se confier au Vif est sa façon de dire que la loi dépénalisant l’euthanasie représente un «cadeau aux malades». Récit d’un choix au moment où la loi a 20 ans et bute sur quelques impasses que des experts demandent de corriger.
«Ce que je vais vous dire, c’est pour quand je serai mort. Car je suis tout proche de la mort.» Nous sommes le 20 mai. Laurent, presque 50 ans, a décidé que sa vie devait s’arrêter. Cette décision, il l’a prise en novembre dernier. La maladie avance vite, inexorablement. Jour après jour, la sclérose en plaques primaire progressive dont il est atteint ne lui laisse «aucune perspective». Elle détraque son corps, elle a eu ses jambes. Ses bras collés le long de son buste, la vision diminuée, la respiration saccadée, il doit composer avec ce corps qui l’abandonne. «Ma limite, c’est quand je serai dépendant», précise-t-il en cet après-midi-là, dans la chambre de son appartement, calme et lumineux. Ce moment est finalement apparu comme une évidence. «Je ne peux plus me nourrir seul, me coucher seul, me laver seul. Depuis six mois, je n’ai pas quitté mon lit», raconte-t-il en désignant ce corps qui, petit à petit, l’emmure vivant. «Je sais faire deux choses: écouter et penser.»
J’ai pris cette décision après six mois de revalidation. Il n’y avait aucun espoir d’amélioration. J’étais foutu.
En cette fin de printemps, le compte à rebours est entré dans sa phase finale. Laurent partira le 21 septembre, au soir. «La vie ne doit pas être vécue jusqu’au bout de l’enfer», poursuit-il, en citant les mots d’Anne Bert, écrivaine française, atteinte de la maladie de Charcot, euthanasiée en Belgique en 2017. Cette décision, c’est l’épilogue de son combat contre une pathologie neurodégénérative incurable, qui a été diagnostiquée en 2014, après quatre années d’investigations médicales. D’abord, en 2010, une perte de sensibilité au pied droit, puis la maladie s’est progressivement étendue. Chaque poussée, chaque crise, abîme définitivement, de façon irréversible. Sa démarche, c’est aussi pouvoir «partir dignement». «J’ai pris cette décision quand je suis rentré chez moi, en novembre, après six mois de revalidation. Le rapport des médecins disait qu’il n’y avait aucun espoir d’amélioration. J’étais foutu. J’étais foutu aussi parce que dans les yeux de ma compagne, je n’étais plus un homme, mais un malade, une maladie.» Ces moments précédant sa mort, il les met à profit pour être avec ses quatre enfants, sa fratrie, «solide, forte», ses amis, leur expliquer sa décision, leur faire ses adieux. Depuis, il planifie progressivement l’après, des rendez-vous chez le notaire, à la banque, aux pompes funèbres… Comment gère-t-on ça avec les mots? Il confie qu’il passe son temps à protéger les autres, à leur remonter le moral. «Mais, je suis quand même le plus mal placé!», avoue-t-il en riant.
Comme le prévoit la loi dépénalisant l’euthanasie, Laurent a formulé son souhait «de manière volontaire, réfléchie et répétée» et sans pression extérieure. Il se trouve, par ailleurs, «dans une situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable».
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La Belgique pionnière
Dépénalisée en mai 2002 et entrée en vigueur en septembre, la loi a permis à quelque 27 000 personnes de «partir dans les conditions qu’elles ont elles-mêmes choisies». Avec les Pays-Bas, qui ont voté une loi similaire en 2001, la Suisse qui autorise le suicide médicalement assisté et, aux Etats-Unis, l’Oregon qui a légiféré également sur le suicide médicalement assisté, la Belgique demeure pionnière dans l’encadrement juridique de la fin de vie. Depuis, d’autres pays ont embrayé en Europe, comme en Espagne et au Luxembourg, mais aussi au Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie.
Ainsi, en 2021, 2 699 documents d’enregistrement d’euthanasie sont parvenus à la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation. Si les trois quarts (74,3%) des déclarations officielles sont rédigés en néerlandais, on note de légères augmentations des dossiers en français. Ce sont surtout les patients âgés de 60 à 80 ans qui demandent l’euthanasie (76,8%). Le groupe de patients le plus important concerne la tranche d’âge entre 80 et 89 ans (29,3%). La démarche reste très peu fréquente chez les moins de 40 ans (1,4%). Moins de 1% des euthanasies concernait des patients inconscients ayant fait une déclaration anticipée. Aucune euthanasie de mineur n’a été enregistrée en 2021. Enfin, dans plus d’un cas sur deux, l’euthanasie a eu lieu au domicile (entre autres, en maison de repos). «Concrètement, le médecin pratique l’euthanasie par voie intraveineuse, rarement par voie buccale, mais c’est évidemment au choix du patient», déclare une généraliste de 30 ans. Elle accompagne les patients en fin de vie depuis son internat. Elle ne veut donner ni son identité ni le nom de la ville (francophone) où elle exerce. «Dès que mon nom apparaît, je suis accablée de demandes, en partie injustifiées, et, pour moi, ce n’est plus gérable, justifie-t-elle. Or, chaque demande exige du temps, de la sérénité, un suivi.» En moins d’une minute, le patient est endormi et la mort intervient peu de temps après, par arrêt cardiaque ou par arrêt respiratoire. «Cela exige de bien préparer les proches, de leur dire que s’il y a des discussions, des confessions à faire, c’est avant, parce que le décès arrive vite.»
Les affections principales à l’origine des demandes d’euthanasie étaient soit des cancers, soit une combinaison de plusieurs affections (des polypathologies) qui n’étaient pas susceptibles de s’améliorer et qui occasionnaient de plus en plus de handicaps sérieux, allant jusqu’à une défaillance d’organes. Les autres concernaient la maladie de Charcot et la sclérose en plaques primaire progressive. «Le texte n’impose pas de conditions quant au stade de la maladie. Il laisse des critères ouverts, qui sont ensuite interprétés par les médecins impliqués», précise Jacqueline Herremans, présidente de l’ Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) et membre de la Commission fédérale d’évaluation et de contrôle de la loi relative à l’euthanasie. Dans la grande majorité des cas (84,1%), le médecin estimait que le décès du patient était prévisible à brève échéance.
Les notions de maladie “incurable” entraînant des souffrances “insupportables”, inscrites dans la loi, restent complexes à interpréter et à confirmer.
Une loi imparfaite
Cette relative souplesse de la loi a ouvert l’euthanasie aux patients psychiatriques. Les dossiers sur la base de troubles mentaux et du comportement restent toutefois marginaux: 1,9% du total des dossiers enregistrés. En 2021, 24 euthanasies de patients psychiatriques ont été pratiquées ; tous présentaient une maladie et un parcours thérapeutique de plusieurs années à l’origine de la demande d’euthanasie. Tous étaient considérés par les médecins déclarants comme ne pouvant plus être traités. Mais «les notions de maladie “incurable” entraînant des souffrances “insupportables”, inscrites dans la loi, restent complexes à interpréter et à confirmer», note Jacqueline Herremans. Il s’agit d’un processus long, durant lequel le patient doit essayer plusieurs traitements, fait souvent des tentatives de suicide, et qui demande l’avis de plusieurs psychiatres. On sait également que subsistent des périodes de rémission. «Il n’existe pas de marqueurs, en quelque sorte, comme pour le cancer. Dès lors, les médecins se montrent plus réticents, voire opposés.»
En cause aussi, le procès, en 2020, au cours duquel deux médecins et un psychiatre ont été jugés devant la cour d’assises de Gand pour l’euthanasie, en 2010, de Tine Nys, 38 ans, sur la base de souffrances psychiques. Bien que les médecins aient été acquittés, l’affaire a encore des répercussions, qui se lisent dans les chiffres – la Commission constate une stagnation en Flandre. Désormais, des médecins, de plus en plus nombreux, imposent que les proches soient informés, même si la loi ne le prévoit pas. N’importe qui peut ainsi porter plainte auprès du procureur du roi. «C’est en effet une “arme” utilisé par les proches qui s’opposeraient. En Flandre, certains cabinets se sont spécialisés dans les mises en demeure», poursuit la présidente de l’ADMD.
La loi, en effet, demeure imparfaite et des améliorations ou des révisions sont demandées. Elle bute sur quelques impasses. Ainsi, la législation de 2002 ne fixe pas les sanctions auxquelles s’exposerait un praticien qui ne respecterait pas toutes les conditions légales. Ce qui l’expose, comme à Gand, à un renvoi devant les assises, pour empoisonnement ayant entraîné la mort ou pour homicide avec préméditation, même en cas d’absence d’intention malveillante. Cela conduit à une situation absurde: une euthanasie pour laquelle il existe des doutes quant à la libre volonté du patient et une euthanasie dont le document d’enregistrement obligatoire n’a pas été remis dans les quatre, mais dans les cinq jours ouvrables sont, en principe, punies de la même sanction. Sur ce point, les experts interrogés, à l’instar de Jacqueline Herremans ou de Wim Distelmans, cancérologue, spécialiste des soins palliatifs et coprésident de la Commission fédérale de l’euthanasie, estiment qu’il faut résoudre le vide juridique qui entoure les sanctions et la juridiction qui serait compétente dans le cas où un médecin ne respecterait pas toutes les conditions de fond et de forme de la loi.
La qualité de la mort, c’est aussi ma responsabilité. Je me dois d’accompagner mes patients jusqu’au bout du chemin.
Et en cas de démence?
La demande la plus vivace, portée également par les libéraux flamands, est d’étendre le champ d’application de la déclaration anticipée aux patients atteints de dégénérescence sénile, comme les démences et la maladie d’ Alzheimer. Pour l’instant, le texte autorisant l’euthanasie concerne des patients conscients et capables de discernement au moment de leur demande. Il est possible de rédiger antérieurement une déclaration d’euthanasie, mais celle-ci ne sera prise en considération que si le patient est tombé dans le coma ou dans un état végétatif. «C’est ainsi que les médecins interprètent l’inconscience irréversible. Or, la loi dépénalisant l’euthanasie n’est pas une loi médicale», estime Wim Distelmans. La proposition de l’ ADMR est de permettre au patient de «moduler les conditions de sa demande anticipée», comme c’est le cas aux Pays-Bas. «Avec l’aide d’un médecin, il pourrait préciser les limites qu’il ne souhaite pas dépasser.»
Actuellement, des personnes, qui ne veulent pas voir leur état se détériorer complètement, choisissent alors de sacrifier un pan de leur vie, avant que la démence ne les frappe. Le choix de l’écrivain Hugo Claus, qui souffrait d’Alzheimer, de partir plus tôt, parce qu’il craignait de perdre sa faculté de formuler sa demande, avait ouvert le débat… en 2008. Il reste difficile. «Ce n’est jamais un geste facile, raconte la généraliste, qui est toujours accompagnée d’un autre médecin. Je ne fais cela que le soir, pour être entièrement disponible, ne pas être dérangée. Après, je rentre chez moi. Je serais incapable de toute façon de reprendre mes consultations.» Elle refuse la personne à un stade avancé de la démence. «Je ne suis pas à l’aise.» Elle insiste: «Il ne faut pas croire que je donne la mort toutes les semaines.» Elle se fixe une limite et en évoque une tous les deux ou trois mois. Des patients plutôt âgés. «Dans ma pratique, en dessous de 60 ans, c’est très rare.» Elle l’affirme: «La qualité de la mort, c’est aussi ma responsabilité. Je me dois d’accompagner mes patients jusqu’au bout du chemin. L’euthanasie est la forme ultime des soins palliatifs.»
Laurent affirme être «soulagé» à l’idée de ne pas terminer sa vie sur un lit d’hôpital, d’avoir des perfusions, de perdre le contrôle. «Jusqu’en 2015, j’ignorais que cette loi existait. Il faut en parler davantage.» Pour lui, se confier au Vif serait sa contribution sur la fin de vie. Sa façon de dire que cette loi, même imparfaite, représente un «cadeau aux malades». «C’est ma dernière liberté.»
La loi euthanasie en 3 dates
2002La loi est adoptée et fixe des conditions de son application. Le patient souffre d’une souffrance physique ou psychique inapaisable résultant d’une affection incurable et grave (soit une maladie, soit un accident). La demande doit être exprimée par écrit, volontaire, réfléchie, répétée, sans pression extérieure (en ce compris la douleur), par un patient capable, conscient (demande expresse) ou sous la forme d’une déclaration anticipée. La demande est exprimée pour une durée illimitée, en présence de deux témoins. Le médecin qui accepte doit consulter un second médecin indépendant, qui vérifie si les conditions sont réunies. S’il le faut, un troisième avis sera exigé. Un mois, au minimum, doit s’écouler entre la demande écrite du patient et l’euthanasie. Une fois celle-ci réalisée, le médecin dispose de quatre jours pour déposer un formulaire auprès de la Commission fédérale d’évaluation et de contrôle. Qui vérifie a posteriori chaque dossier.
2014Elle est étendue aux mineurs, sans fixation d’âge et avec l’accord des parents. Jusqu’à aujourd’hui quatre mineurs ont bénéficié de l’euthanasie.
2020La déclaration anticipée d’euthanasie est désormais illimitée dans le temps. Les clauses de conscience collectives dans les hôpitaux et les institutions de soins sont interdites.
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